Extrait de L’Amérique Latine Afro entre 1800 et 2000


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Les «réformes urbaines» de ce type ne visaient pas seulement à moderniser les infrastructures des villes, mais également à transformer leur composition raciale et sociale. Pendant le 19ème siècle les travailleurs s’étaient entassés dans des maisons et des habitations décadentes de l’époque coloniale divisées en compartiments, connues sous des noms différents dans les différents pays : conventillos en Argentine et en Uruguay, cortiços y cabeças de porco au Brésil et solares à Cuba. Comme le boom des exportations attira un nombre croissant de migrants dans les villes de la région, ces quartiers urbains pauvres connurent également une croissance. Leur surpopulation et les conditions sanitaires infrahumaines générèrent des taux élevés de mortalité urbaine, de délinquance et d’épidémies occasionnelles qui menacèrent toute la population des villes.

A travers toute l’Amérique Latine, ces quartiers étaient peuplés dans leur grande majorité par des Noirs et des mulâtres. À Cuba et au Brésil, ou des milliers de personnes récemment libérées essayèrent d’échapper à la récente captivité en se déplaçant dans les villes, cette tendance fut réellement intense. Plusieurs études sur les solares de La Havane établirent que 95% ou plus de ses habitants étaient Noirs et mulâtres. À Río de Janeiro, les immigrants Noirs venus de Bahia s’établirent dans le voisinage du centre de la ville près des quais, qui très vite répondit au nom de «Petite Afrique».

A mesure que ce voisinage se remplissait, d’autres immigrants bahianais construisirent la première favela de Río, un ensemble de cabanes et de baraques provisoires sur une colline située derrière le Ministère de la Guerre. Au cours du 20ème siècle, les favelas se disséminèrent dans toute la ville et devinrent un mode commun de foyer pour les pauvres, qui comme à l’époque du changement de siècle étaient en majorité afrobrésiliens.

Ce fut en grande partie pour éloigner la pauvreté et la négritude du centre de la ville que le gouvernement fédéral allait démolir et reconstruire une grande partie du centre Urbain de Río au début de la décennie 1900, expulsant les habitants des cortiços dans des quartiers suburbains éloignés et sales autour de la ligne de chemin de fer, au nord de la ville. Les résidents du centre Urbain contrattaquèrent avec la Révolte du Vaccin (Revuelta de la Vacuna), une semaine de troubles urbains en 1904. La cause immédiate de la rébellion fut une campagne gouvernementale visant à faire vacciner toute la population contre la variole, dans laquelle les fonctionnaires du gouvernement entraient dans les foyers de la classe ouvrière souvent sans permission et inoculaient tous les membres de la famille.

Les familles pauvres réagirent avec furie contre cette intrusion agressive dans leurs maisons et protestèrent également à cause de la destruction des quartiers du périmètre urbain, qui leur avaient offert des logements accessibles proches de leur lieu de travail. Beaucoup, et peut être la majorité des personnes qui allaient intervenir dans les perturbations étaient afrobrésiliennes. Alors qu’on amenait l’un des manifestants en prison, celui-ci cria en direction de la foule qu’il se battait pour «démontrer au gouvernement qu’il ne peut pas piétiner le peuple avec ses bottes… de temps en temps, il est bon que la négraille démontre qu’elle sait mourir comme un homme !».

Les troupes fédérales et la Police réprimèrent de suite la Révolte du Vaccin, et le gouvernement alla de l’avant avec son programme de rénovation urbaine. Cependant, en derniers recours, la capacité des gouvernements latino-américains à reconstruire leurs centres urbains fut limitée. Même si quelques villes pauvres furent détruites, la majorité resta en place, constituant le foyer non seulement des problèmes de la vie urbaine, mais également celui de ces joies. Dans toutes les villes de l’Amérique Latine Africaine, une de ces joies fut la création d’une vibrante culture populaire basée sur le fait africain, qui avait commencé à prendre forme pendant l’esclavage et qui à présent —comme conséquence de la liberté, des migrations et de l’urbanisation accélérée — allait fleurir et donna lieu à des éléments nouveaux et créatifs. Cette floraison était surtout visible (et audible) dans la musique et la danse. Même à Buenos Aires et à Montevideo, où la population Noire était largement surpassée par le flux d’immigrants européens, la musique et les pas du candombe—d’origine africaine— s’incorporèrent aux nouveaux styles musicaux, la milonga et le tango, qui dominaient dans les bars et les salles de danse. Et au Brésil et à Cuba où les Noirs et les mulâtres formaient soit la majorité de la population (pour le premier) ou la minorité la plus large (pour le deuxième), et où les africains avaient continué à arriver en nombre important jusqu’au milieu du 19ème siècle, la musique et la danse populaire continuèrent d’être de base africaine.

À Cuba, les deux genres principaux de cette musique étaient la rumba et le son. Les deux furent développés par des musiciens Afro-Cubains au cours de la première moitié du 19ème siècle, la rumba dans les provinces occidentales de La Havane et de Matanzas, le son dans celle située à l’est. À la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les musiciens de l’est se déplacèrent vers La Havane ou le son rencontra une audience importante et réceptive dans les quartiers des ouvriers de la ville.

Un processus similaire avait lieu simultanément à Río de Janeiro, où les musiciens et les percussionnistes en provenance de Bahia s’unirent avec les musiciens cariocas (nés à Río) pour créer un style de musique et de danse complètement nouveau, la samba. La samba brésilienne et la rumba cubaine ont des origines communes dans les religions d’origine africaine: la rumba dérivait en partie des rythmes et de la musique de la santería et des abakuá, et la samba du candomblé bahianais mélangé à la macumba carioca. Le résultat fut que les deux styles ont des éléments assez communs : leur rythme insistant 2/4; la manière de chanter en appelant et en répondant sur une base de «batteries» de percussion; et l’agilité des danseurs au niveau des genoux, des hanches et de la partie supérieure du corps, combinées avec un pas rapide et complexe.

Ils se ressemblent également du fait que les élites cubaines et brésiliennes s’opposèrent à ces styles et les repoussèrent, en voyant en eux l’antithèse de la civilisation et du progrès européen qu’ils essayaient d’imposer dans leurs sociétés si difficiles à gouverner. La civilisation et la modernité se basaient sur l’ordre, la rationalité, la discipline et le contrôle. Pour les élites de la fin du siècle, ces danses, et en général la culture de base africaine représentaient la négation de ces valeurs. Se faisant l’écho du racisme scientifique de l’époque, les élites et les autorités de l’État invoquèrent constamment la supposée dichotomie entre civilisation européenne et la barbarie africaine, et se positionnèrent en faveur de la suppression de la culture populaire d’origine africaine dans toutes ses manifestations.

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