Éthiopie: vagues de manifestations réprimées par le pouvoir


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Durant les derniers mois une vague de manifestations, fortement réprimées par le pouvoir, a mis à mal l’image de ce pays à la fois puissance économique et État stable depuis que la Constitution de 1994 en a fait officiellement une République fédérale et démocratique se concrétisant par la création de 9 régions sur des bases ethnolinguistiques.

Interview par le GITPA (Patrick Kulesza) d’Alain Gascon,
membre du réseau des experts du GITPA pour l’Afrique.

GITPA : Pouvez vous rappeler dans quel contexte a été élaborée la Constitution fédérale de 1994 ?

Dès la chute de Mängestu Haylä Maryam (1991), le gouvernement provisoire, présidé par Mälläs Zénawi, chef du Front populaire de libération du Tegray (FPLT) et leader du Front populaire et démocratique du peuple éthiopien (EPRDF) — la coalition toujours au pouvoir aujourd’hui — a mis en œuvre immédiatement le découpage ethnolinguistique de l’Éthiopie. C’est au nom de ce principe qu’en 1991 Isayyas Afäwärqi, le chef du Front populaire de libération d’Érythrée (FPLE), a séparé l’Érythrée de l’Éthiopie, scission entérinée par référendum en 1993 et reconnue par l’ONU et l’Union africaine (UA).
Le découpage ethnolinguistique a repris les données cartographiées par l’Institut des nationalités, créé par Mängestu et qui a répertorié environ 75 groupes ethnolinguistiques. Les critères adoptés, en vérité linguistiques, sont ceux du rapport sur les nationalités commandé par Lénine à Staline, en 1917, et traduit en amharique.

GITPA : Quels sont les droits acquis par les 9 régions et comment s’articulent leurs pouvoirs avec ceux du niveau fédéral ?

La Constitution fédérale, ratifiée en 1994 et mise en œuvre en 1995, reconnaît à chaque peuple, nation et nationalité – et non pas à chaque ethnie – une très large autonomie culturelle et politique jusqu’au droit à la sécession. Les régions-États [kellel] portent, sauf deux, le nom du peuple, ou des peuples, majoritaires : Tegray, Amhara, Oromiyaa, Afar, Somali et Benišangul & Gumuz.
La région de Gambélla réunit plusieurs peuples : Anuak, Nuer, Majangir…

Le kellel « Peuples, nations et nationalités du Sud », créé en 1994, regroupe au moins 13 peuples, nations et nationalités soit environ 20 % de la population nationale. C’est la troisième région la plus peuplée après l’Oromie (33 %) et l’Amhara (25 %). Le « Sud » utilise l’amharique comme langue de travail comme naturellement l’Amhara, le Benišangul & Gumuz, Gambélla et deux des villes fédérales Addis Abäba et Dirré Dawa (en 1998). La troisième, Harär, a promu son idiome minoritaire, l’adaré comme langue de travail.

En 25 ans, le pouvoir central, représenté par un ministère (à éclipse) des Régions, a repris son ascendant sur les pouvoirs régionaux après la guerre éthio-érythréenne (1998-2000) et surtout après lancement, par Mälläs Zénawi du plan national de développement impulsé par le centre, le Growth and Transformation Plan. Bien qu’ayant officiellement en charge de l’exploitation des ressources du sol et du sous-sol, les présidents élus de kellel et leur administration doivent en passer par Addis Abäba pour l’attribution des concessions foncières et l’obtention Investissements directs étrangers (IDE) pour financer les chantiers de construction de barrages, d’infrastructures et de logements.

GITPA : La Constitution donne un droit à l’autodétermination pour les régions. Y a t’il eu des mises en œuvre de ce droit depuis 1994 ?

Depuis l’indépendance de l’Érythrée, aucun peuple, nation ou nationalité n’a demandé à quitter la République fédérale et démocratique. Le gouvernement fédéral a procédé, avant 1995, à la création du kellel Sud en en fusionnant plusieurs et depuis lors, à des divisions ou des regroupements de subdivisions, les zones et les districts [wäräda], le plus souvent à l’issue de consultations populaires. Le découpage fédéral heurte toujours une part importante des Éthiopiens, de toutes les régions, attachés à l’unité nationale et soutenus par l’Église nationale autocéphale et monophysite [täwahedo].
Le fédéralisme a désarmé les mouvements séparatistes violents, sauf chez les Somali d’Ogadén combattus par l’armée qui a aussi délogé les maquis du Front de libération des Oromo (FLO), un temps allié de l’EPRDF. L’opposition oromo exige un « meilleur » partage du pouvoir qu’elle estime « accaparé » par les Tegréens même si, depuis 1995, les présidents fédéraux, certes aux pouvoirs limités, sont tous des Oromo comme un certain nombre de ministres.

GITPA : Quelles sont les principales raisons de la vague des manifestations/répressions récentes ?

Des violentes manifestations ont éclaté, en 2014-15, à la suite de la publication du Master Plan d’Addis Abäba qui planifiait l’annexion des terrains agricoles en périphérie, dans le territoire du kellel Oromiyaa. Cette auréole est déjà mitée par des serres, notamment floricoles, et par l’urbanisation « spontanée » grossie par l’exode rural et le reflux des habitants modestes du centre de la capitale chassés par la spéculation foncière. Le pouvoir a suspendu le plan devant l’extension rapide des manfestations dans les villes de l’intérieur de l’Oromiyaa et plus récemment de l’Amhara.

En 1991, les Tegréens ont décidé d’enserrer la capitale, qui leur était hostile, dans des limites territoriales très étroites à l’intérieur de l’Oromiyaa où elle découpe, de plus, une enclave de langue amharique. Or, la population d’Addis Abäba a pratiquement doublé en 25 ans pour dépasser 4 millions d’habitants qui forment une conurbation de 100 km en territoire oromo et parcourue par une autoroute et un chemin de fer électrifié à 2 voies qui relient la capitale à Bišoftu-Däbrä Zäyt et Adaama-Nazrét. Mälläs Zénawi avait accédé à la demande des Oromo de l’EPRDF en leur accordant Addis Abäba-Finfinnee comme chef-lieu régional à la place d’Adaama.

En fait, les manifestants protestent, contre l’extension de leur propre capitale : cette contradiction renvoie aux représentations sociales et politiques d’un peuple qui, en dépit de son poids démographique, s’estime écarté du pouvoir depuis les conquêtes de Menilek (1889-1913) dont ses chefs furent, pourtant, parmi les acteurs les plus redoutables. Les Oromo constituaient le gros de l’armée qui vainquit les Italiens à Adwa en 1896 et comptèrent de nombreux résistants dans leur rang. Leur intégration forcée à l’Éthiopie les a conduits, à l’Est, à adhérer à l’islam en signe de protestation. Et plus tardivement, à l’ouest, ils ont rejoint en masse, depuis les années 1980-90, les églises pentecôtistes. En outre, le fédéralisme, qui n’a pas assuré la promotion de leur langue, l’afaan oromo, toujours supplanté par l’amharique, les a déçus. Ils se sentent menacés par l’accaparement des terres (land grab) même si les 3 millions d’hectares octroyés aux investisseurs s’étendent principalement dans les basses terres périphériques peuplées d’éleveurs et d’agro-éleveurs et où pourtant les Oromo sont minoritaires. Face à la contestation massive et résolue des Oromo rejoints par des Amhara, le pouvoir central a envoyé la police fédérale connue pour sa brutalité. Il a mobilisé le renseignement et les cadres de l’EPRDF, parti-État, qui compte maintenant plus de 2 millions de membres. Des bousculades, aggravées par la répression lors de la fête religieuse et populaire de l’Ireesaa en octobre 2016 à Bišoftu, ont entraîné plusieurs centaines de victimes et la proclamation de l’état d’urgence. Le pouvoir semble avoir perdu la main depuis le décès, en 2012, du Premier ministre Mälläs Zénawi qui avait fermement réprimé les manifestations survenues à la suite du résultat contesté des élections législatives en 2005 où la capitale l’avait désavoué. Son successeur, Haylä Maryam Dässaläñ, manque de sa capacité manœuvrière d’ancien guérilléro face aux opposants et aussi de son autorité qui lui avait permis d’apaiser les querelles.

GITPA : Les populations pastorales d’Éthiopie, qui sont reconnues comme « peuples autochtones vulnérables » par les Nations unies sont elles concernées par ce cycle de violence ?

Les peuples autochtones restent, jusqu’à maintenant, en dehors de ces démonstrations massives qui affectent les hautes terres (densité moyenne : 250h/km2) où les villes submergées par un intense exode rural de jeunes diplôm(é)es qui n’ont plus accès à la terre. Éloignés des plateaux, les éleveurs et agro-éleveurs des basses terres des périphéries de l’Ouest et du Sud (Benišangul & Gumuz, Sud et Gambélla) ont longtemps été protégés par la crainte du paludisme et de la trypanosomiase. Ils subissent, maintenant de plein fouet, les expulsions consécutives à l’attribution, en emphytéose, de terres « vacantes ou sous-utilisées » à des investisseurs éthiopiens et/ou étrangers.

À Gambélla, la moitié de la SAU (surface agricole utile) était concédée en 2012 provoquant l’exode des Anuak et des Nuer et l’arrivée d’habitants des hautes terres comme agriculteurs mais aussi pour les besoins de l’administration du kellel.

La menace d’une énorme plantation irriguée de 500 000 ha (?) sur le bas-Gibé en aval du barrage de Gelgel Gibé III est, pour le moment, écartée car l’investisseur indien s’est désisté. Il est nécessaire de rappeler que, jusqu’à la réforme agraire de 1975, les parcours des éleveurs étaient considérés res nullius c’est-à-dire sans maître, car ils n’étaient pas mis en valeur.

L’instabilité politique en Somalie accentue la précarité de la situation des Somali d’Éthiopie alors qu’on sait, qu’en Ogadén, il y a de sérieux indices d’hydrocarbures. Dans la région Afar, sur le bas-Awaš, avant que ses eaux ne se perdent aux confins avec Djibouti, s’étaient établies dans les années 1960, de vastes plantations avec l’aval du sultan afar de l’Awsa. Après une éclipse sous Mängestu, à cause d’une exploitation désastreuse, les fermes s’étendent à nouveau aux dépens des pâturages des Afar éleveurs et agro-éleveurs. Dans des camps, situés dans les basses terres, l’Éthiopie abritait 500 000 réfugiés en 2015, puis 750 000 en 2016. Au Nord, les Érythréens se mêlent aux peuples autochtones dont ils sont proches, comme les Sud-Soudanais à Gambélla, à l’Ouest, et les Somali, en Ogadén au Sud-Est.

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