Epervier : comment la femme du Général Hamadjan fit tuer le journaliste-écrivain Beyala


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C’est par une après-midi caniculaire, rythmée par des querelles de bonnes femmes au sujet des relations adultes d’un jeune ancien combattant et de la fille adoptive du Général, que le Quartier vit l’explosion d’une soute à munitions.

Après que la commission d’enquête judiciaire dépêchée eut révélé que la poudrière sinistrée était le fait d’une main criminelle, une série de rafles arrêtées par le Délégué général à la sûreté nationale terrorisèrent les populations pendant douze heures. Les enquêteurs relevèrent un déficit de munitions de tous les calibres. Inquiété, le chef de l’Etat en personne convoqua le général Ahmadou Hamadjan qui était sa créature, et comme de la famille. Mais il s’agissait d’une affaire d’État, l’heure n’était pas aux familiarités. Le président pensait qu’il s’agissait d’un complot initié dans les rangs de l’armée. Pour fragiliser son pouvoir. Il fut intraitable. Si le Général ne trouvait pas le responsable de l’explosion, il serait limogé. Le Général devait au plus vite boucler et classer ce dossier.

Ahmadou Hamadjan, un simple homme de rang, avait été parachuté colonel grâce à la beauté merveilleuse de sa première femme, qui l’avait quitté par consentement mutuel et s’était mariée avec le président de la République. Le nouveau promu s’était montré à la hauteur de ses nouvelles fonctions et, en dépit de ses brefs états de service, avait par la suite été fait général. Depuis, son nom était Général, même sa nouvelle épouse l’appelait Général. Il se tailla une réputation à la mesure de ses ambitions, tout le monde en parlait comme d’un personnage doté d’une singulière intelligence, généreux à son heure, manieur d’hommes, arriviste sur les bords mais efficace. Il était au courant de tout ce qui pouvait se dire à son sujet. On disait qu’il avait une troisième oreille magique qui errait dans le Quartier. Car il avait été l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat qui avaient toutes échoué avec perte et fracas.

L’explosion de la poudrière mettait en question sa légendaire invulnérabilité. La seule certitude qu’il avait, c’était que les fautifs habitaient le Quartier. Il en était sûr. Et il ne se trompait jamais pour ainsi dire. En arrivant chez lui, il était songeur. Il y avait, en face de sa villa, à côté des feux de signalisation, des jeunes filles qui sollicitaient la générosité des automobilistes par la vente de prunes et de maïs grillés. Certains soirs, le général, excédé par la présence grandissante de ces jeunes filles devant sa résidence, avait émis plusieurs constats d’infraction à leur endroit, sous prétexte qu’elles ne détenaient pas de permis pour l’exploitation d’un commerce itinérant. Il mettait alors leur gril sens dessus sens dessous. Les jeunes filles désertaient la rue pendant une ou deux semaines et y revenaient progressivement, jusqu’à la prochaine saute d’humeur du général.

Et ce soir-là, quand elles le virent s’approcher, les jeunes filles prirent la clef des champs, en laissant, derrière elles, maïs frais, safous (prune camerounaise), braises, grils, parasols, et tout le toutim. Il n’avait pourtant pas l’intention de les pourchasser. C’est un fait, quand les grands de ce monde pressentent leur chute ou sont en difficultés, ils perdent toute envie d’enquiquiner leurs semblables.

Ahmadou Hamadjan avait refusé que sa nouvelle épouse eût un travail quelconque. Elle devait entretenir leur foyer, ce qui n’était pas de tout repos, le Général multipliant les réceptions pour asseoir son image auprès de la classe politique et des grands commis de l’État. Pour les besoins de l’enquête, son épouse lui conseilla de faire appel aux services de M. Konsongo, c’était un marabout efficace, sans aucun doute le plus à même de relever de nouvelles pistes. M. Konsongo était surtout son marabout personnel, elle l’avait soudoyé, en se livrant a lui, pour qu’il désignât épêrê comme la coupable de l’explosion de la poudrière.

Dans l’espace des jours qui s’écoulèrent ensuite, l’enquête piétinait. D’abord hésitant, le Général consentit finalement à faire appel aux services de M. Konsongo, grand marabout devant l’éternel, qui avait plus de remèdes que le monde ne compte de maladies, plus de solutions que de problèmes possibles. Il y avait même dans sa pharmacopée un traitement contre les morts violentes! Le Général alla à la rencontre de M. Konsongo et lui fit miroiter les présents les plus époustouflants. Rendre un service au Général était déjà le plus grand des présents qu’on pût faire à un marabout. Mais M. Konsongo vivait paisiblement dans son repaire et personne ne lui faisait peur. Il habitait dans une ville francophone mais ne s’était jamais résolu à apprendre la langue française. Il parlait un anglais approximatif. Du reste la communication était accessoire dans son travail. Les clients venaient de toutes les contrées, entraient, s’asseyaient et étaient soignés. Les mauvaises langues disaient qu’il était sourd. Quand le Général finit d’expliquer la raison de sa présence, M. Konsongo lui tendit une grande marmite vide et dit : « Put soya and pepper, soya and pepper, only soya and pepper. » Le Général demanda au sous-officier qui l’accompagnait de prendre la marmite. S’il fallait déduire ce qu’il dépenserait pour le soya sur ce qu’il avait prévu de rétribution pour le vaillant guérisseur, c’était pour le moins dérisoire. Le Général promit au guérisseur qu’il mangerait du soya à satiété à condition qu’il démasquât les coupables.

Il faisait trente-cinq degrés à l’ombre. Le ciel était de plomb, la terre de braise. M. Konsongo marchait. Il était nu-pieds et portait pour tout vêtement un boubou d’un vert sale. Derrière lui, le général et ses deux aides de camp pressaient leur pas selon que le guérisseur ressentait des ondes ou bien voulait prier un moment. En une fraction de seconde, le téléphone arabe aidant, tout le Quartier fut informé que le général effectuait une descente pour écrouer les responsables de l’explosion de la poudrière. Un attroupement de badauds se forma bientôt, au grand dam du général. Il fit repousser les premiers curieux mais sans succès, l’attroupement devint si compact qu’il se résigna. Personne n’avait encore vu M. Konsongo pratiquer au grand jour. Il était pourtant l’une des légendes vivantes de la capitale.

M. Konsongo tendit sa main pour réclamer sa marmite de soya. Il s’accroupit, posa sa marmite à même le trottoir asphalté et poussiéreux et dégusta sa viande. La température se radoucit, le ciel se couvrit, la circulation était bloquée par la foule. Avant de terminer les derniers morceaux de viande, il exigea, en se pourléchant les lèvres: « Pepper, more pepper. » On versa du pili-pili dans sa marmite. Après qu’il eut fini de manger, son palais chauffait, il exigea, cette fois, une Grande Guinness. Et comme le sous-ordre du général s’éloignait pour acheter une Guinness, il lui tendit sa marmite vide: « Again! Put soya, soya and pepper, much pepper. » Il laissa ensuite ses ondes zigzagantes le guider vers la coupable idéale : l’immortelle épêrê.

Cela fait maintenant quelques semaines que la vie d’épêrê (sorte d’antihéros), et de Rébékah, sa fille, dont les drames communs et respectifs finissent par se raccorder à celui du Cameroun et de son âme damnée, vous est racontée. Maudites, bannies, pourchassées, aimées, adorées, craintes, célébrées elles sont tout cela à la fois. épêrê est une sorcière qui brise tous les tabous et les contradictions d’une société où la question du genre n’a pas encore été envisagée comme une solution, parce qu’elle n’a jamais été vue comme faisant partie du problème : épêrê par exemple est une femme inoubliablement laide, mais pourvue d’un potentiel libidineux hors du commun. C’est un remède contre l’amour et, en même temps, étonnamment, une nymphomane notoire, une libertine effrénée, une machine à scandales.

Tout le monde parle de l’opération Epervier, mais nul ne se souvient plus d’où est partie cette révolution culturelle qui fait peur. Sans mémoire, aucun changement n’est possible, un peuple sans Histoire ne fera jamais de révolution. Si donc l’opération épervier ressemble à une chasse aux sorcières, c’est que fondamentalement, elle a été inspirée par une sorcière qui a fait trembler l’establishment. La suite du feuilleton, dans les mois à venir. Et rappelez-vous qu’il ne nous reste plus que cinq épisodes en compagnie de cette sorcière, cinq semaines pour clore la saga d’épêrê.

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 Epervier : l’histoire de la femme qui donna son nom a une opération de lutte contre la corruption

 Epervier : aux origines de l’opération, une affaire de sorcellerie

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