En Côte d’Ivoire, la réconciliation passe par la justice du Tribunal


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Près de 3 000 personnes auraient été tuées lors des quatre mois de la crise post-électorale en Côte d’Ivoire qui a opposé Laurent Gbagbo à Alassane Ouattara. Le nouveau président a déclaré, dimanche, avoir choisi Charles Konan Banny pour diriger la « Commission pour le dialogue, la vérité et la réconciliation » en Côte d’Ivoire. Une lourde tâche pour l’ancien Premier ministre de transition de Laurent Gbagbo de décembre 2005 à mars 2007, cacique du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, ex-parti unique) qui s’est engagé derrière Alassane Ouattara lors de la campagne pour le second tour de la présidentielle de novembre 2010, après avoir soutenu Henri Konan Bédié au premier. Comment réconcilier aujourd’hui les Ivoiriens? Réflexion.

Réconcilier, c’est réaccorder des personnes qui étaient en conflit. Cette réunion s’opère sur un point d’accord, de consensus qui raccorde les parties séparées, qui retisse les liens brisés par le conflit. Ce point d’accord est constitué par des valeurs partagées dont les parties en conflit s’étaient éloignés ou dont elles n’avaient pas pris clairement conscience. La réconciliation n’est donc pas physique. Elle est spirituelle et morale. Elle repose sur des valeurs. Les signes physiques qui la manifestent ne sont que des symboles de cette réunion morale. Les embrassades et les effusions d’une commission vérité-réconciliation expriment des retrouvailles sincères sur des valeurs communément partagées entre les bourreaux et leurs victimes. Elles signifient, à tout le moins, que le bourreau s’est réconcilié d’abord avec lui-même en proscrivant dans son cœur la volonté de meurtre et a retrouvé sa victime désormais respectée qui ne lui a accordé son pardon que sous cette condition ultime.

Rupture du contrat social

Quand une société humaine antérieurement unifiée par le contrat social – cette précision a son importance car elle spécifie le cas ivoirien – a été fracturée, divisée de l’intérieur par un conflit politique ayant conduit à des massacres de masse et à de graves déprédations comment doit s’opérer la réconciliation ? Est-ce par un tribunal qui siège sous le droit positif ou par le dialogue et les aveux monnayés par une amnistie des criminels au sein d’une commission vérité-réconciliation ?

En Côte d’Ivoire il y a eu rupture du contrat social sous la forme d’une manipulation de la loi fondamentale. Cette manipulation a trouvé son accomplissement dans le refus des résultats du suffrage universel. Ce refus a engendré un chaos où le droit a été violé sous la forme de massacres de masse et de graves déprédations diverses. La question de la réconciliation se pose donc d’abord comme étant celle de la réconciliation du droit avec lui-même, d’autant plus que le point d’accord qui permet de sceller la réconciliation entre les parties en Côte d’Ivoire, est la volonté commune du droit, la volonté commune du respect de la liberté, de la dignité, de la vie et des biens des personnes. Affi N’guessan, Mamadou Koulibaly et Alain Toussaint, pour ne citer qu’eux, ont dénoncé les tortures, les assassinats, les violences et les dommages physiques dont les partisans de Gbagbo sont victimes. Ils réclament le respect de la vie, de la dignité humaine, de la liberté et des biens des personnes de même que les victimes des violences qu’ils ont initiées en inaugurant la méthode des escadrons de la mort, en refusant le résultat de l’élection présidentielle, en criminalisant l’armée, en engageant des mercenaires pour la guerre civile et en armant massivement la jeunesse désœuvrée. Sur ces principes et valeurs consensuelles doit s’opérer la réconciliation, se tisser la médiation, le nouveau contrat social qui permettra à la Côte d’Ivoire de franchir l’intermède des années de dictature et de division sociale pour s’engager dans la démocratie dont ces valeurs consensuelles sont l’essence. Il s’agit donc de restaurer le droit, d’en refaire la loi de l’existence publique et collective en Côte d’Ivoire. Dans la ligne de cette convergence de vue entre les criminels et leurs victimes, le camp Gbagbo a déposé par la voix de l’avocat français Maître Vergès des plaintes judiciaires contre X pour crimes contre l’humanité commis à Abidjan. Par le tribunal il s’agit en effet d’accorder les volontés sur le respect du droit à travers le verdict des juges et la peine judiciaire. La réconciliation passe donc par la voie juridique du droit positif.

Du nécessaire respect de la dignité humaine

Quel est, en effet, la source du crime qu’il faut sanctionner juridiquement pour restaurer le droit et réconcilier les personnes ? Qu’est ce qui rend possible la violation du droit et la fracture sociale ? Au-delà des phénomènes matériels de la violation que constituent les massacres les dommages et déprédations, la violation du droit est le fait d’un acte du libre-arbitre personnel. La dignité humaine a été piétinée, des massacres ont été commis, des gens ont été torturés, privés de liberté parce que des individus qui sont des êtres raisonnables ayant en eux cette volonté du respect de leur dignité, de leur vie, de leurs biens et de leur liberté, c’est-à-dire cette volonté du droit comme tous les autres hommes, ont décidé de s’opposer en eux-mêmes à leur propre volonté du droit parce que cela leur permettait de satisfaire leurs intérêts particuliers. Leur volonté particulière d’être de chair et de sang, animé par des passions, a triomphé de leur volonté du droit en tant qu’être raisonnable. La réconciliation doit donc s’effectuer d’abord dans la personne du criminel qui est en désaccord avec sa propre volonté raisonnable, c’est-à-dire avec sa propre volonté du droit, avec son droit. C’est pour cela que le tribunal siégeant sous le droit positif est le premier moyen de la réconciliation. L’objet de l’arrêt pénal du tribunal est de réconcilier le criminel avec son propre droit. Distincte de la vengeance, représailles injustes engagées par une volonté particulière pour réparer le viol de son sentiment du droit, la peine judiciaire qui frappe le criminel est juste parce qu’elle est la manifestation de sa volonté raisonnable, de sa liberté et de son droit exprimés par le tribunal sous la forme de la loi pénale. En subissant sa peine il tombe sous son propre droit. Il faut restaurer le droit en supprimant sa violation dans la volonté du criminel. Il faut supprimer la violation du droit en lésant , par la violence judiciaire de la loi dans le tribunal, la volonté dans laquelle se trouve cette violation.

La peine judiciaire réconcilie ainsi le libre arbitre du criminel avec sa propre volonté. En le réconciliant avec sa propre volonté, elle le réconcilie avec ses victimes qui partagent avec lui la même volonté du respect de la dignité humaine, de la liberté, de la vie et des biens de la personne. Le pardon résulte de la réparation des dommages réalisée par la sanction judiciaire. Il est provoqué par le consensus sur les valeurs entre le criminel qui paie sa faute et sa victime. Gbagbo, Simone, Affi N’guessan et les pontes du FPI partagent avec les victimes des massacres et des déprédations, qu’ils sont soupçonnés d’avoir commanditées, les valeurs de respect de la dignité humaine, de la vie de la liberté et des biens. Il faut donc réconcilier les parties en conflit en restaurant le droit par le Tribunal. Par la peine judiciaire, le criminel est honoré comme un être raisonnable et réinséré dans la communauté des valeurs de respect de la dignité humaine, de la vie, de liberté et des biens, qu’il partage avec ses victimes. On ne lui octroie pas cet honneur quand la mesure de sa peine n’est pas proportionnée à son action, quand on le livre à la vengeance de la justice privée, quand on le traite comme une bête nuisible par la torture ou quand on lui accorde l’impunité et ou une amnistie indue. La réconciliation passe donc nécessairement par la médiation de la justice pénale du tribunal qui accorde le criminel avec sa propre volonté du droit. Il peut désormais s’accorder avec ses victimes et partager l’existence dans une communauté juridique.

Commission vérité-réconciliation : la bonne solution ?

La question se pose alors de savoir si, hors d’un tribunal siégeant sous le droit positif, la réconciliation des personnes au sein d’une société fracturée par la guerre civile et les massacres de masse peut s’obtenir par une commission vérité-réconciliation ?

Dans une commission vérité-réconciliation, l’aveu du crime et la demande de pardon sont censés constituer une réparation envers la victime et susciter son pardon. La parole est censée soigner et guérir les âmes blessées des bourreaux et des victimes. On raconte ce qu’on a fait, on dit la vérité, chacun reconnaît les torts causés à autrui, on se confesse, on demande pardon et on pleure, on se donne des accolades, on organise une fête de réconciliation et on recommence une nouvelle vie comme si de rien n’était. On sacrifie la justice pour la paix sociale. Les bourreaux d’hier et leurs victimes se rencontrent dans la vie de tous les jours et se côtoient au quotidien ! Une rupture du contrat social suscitée par la volonté expresse de violer le droit pour satisfaire des intérêts particuliers, a fait sombrer la société dans le chaos. Des bourreaux ont massacré des innocents, des femmes, des enfants, des vieillards, des hommes ! Des escadrons de la mort ont tourné à plein régime. Des personnes humaines ont été exécutées extrajudiciairement dans des conditions horrifiantes ! Et après un dialogue collectif, on redémarre une nouvelle existence sociale qui laisse les crimes commis impunis pour préserver l’harmonie sociale! L’on peut présumer que la réconciliation collective n’aura pas lieu. La rancœur et le ressentiment couveront sous les apparences de la paix sociale comme en témoignent l’exemple de l’Afrique du Sud et du Rwanda. La division sociale, la vengeance et la violence se reproduiront aux occasions favorables parce que la volonté personnelle de violer le droit n’a pas été réconciliée avec la volonté intérieure du droit par la peine judiciaire, et que le droit n’a pas été restauré comme loi collective de l’existence publique par le tribunal. La fêlure d’une commission vérité-réconciliation se trouve dans ce hiatus de la justice provoquée par la confusion de la justice des hommes qui juge les actes concrets avec la justice la justice de Dieu qui juge les intentions.

Et si, en effet, les bourreaux toujours en avance d’une longueur, en ces temps où les techniques de manipulations des opinions et de dissimulation des crimes sont si perfectionnés, s’étaient arrangés pour distribuer les torts à toutes les parties en faisant porter la responsabilité de leurs crimes aux victimes afin de plaider l’amnistie comme solution juridique convenable à une situation où les bourreaux et leurs victimes sont tous coupables ? N’est-il en effet étrange que les massacres de Duékoué, commencés dès le début du conflit, depuis que les mercenaires libériens occupaient l’ouest ivoirien bien avant que les troupes d’Alassane Ouattara n’investissent la région, soient montés en épingle dès l’arrivée de ces troupes par une organisation non gouvernementale dans laquelle officiaient des proches de l’ancien président ivoirien ? Mme Coulibaly Monique, présidente de la Croix-Rouge Ivoirienne, n’est-elle pas un membre influent du FPI ? Cette institution ne compte-t-elle pas parmi ses membres le neveu de Laurent Gbagbo, le fils de sa sœur Jeannette ? Et si la commission vérité réconciliation était un dispositif avantageux pour les criminels ? Et si existaient dans les effusions sentimentales de la commission vérité-réconciliation surdéterminées par le désir d’amnistie des criminels, le mensonge, les omissions de l’inavouable, l’hypocrisie consistant à reconnaître du bout des lèvres ce qu’on a fait sans y renoncer ? Et si l’on jouait dans cette justice des hommes qui s’accomplit comme une justice de Dieu, une vaste comédie de la mauvaise foi où l’on avoue pour se tirer à bon compte sans réparation des torts et sans dédommagement des victimes ? Et si l’on y jouait une comédie dans laquelle les victimes sont les perdants et les bourreaux les gagnants ? Et si cette grande messe du dialogue réparateur et du pardon sans sanction judiciaire était une grande messe de l’impunité ?

Consciente du caractère tortueux du cœur humain, la justice des hommes sous la forme du droit coutumier et du droit moderne, fonctionne toujours sous le principe de la sanction du forfait, des actes posés en contradiction avec les lois. Dans le droit coutumier comme dans le droit moderne, la réconciliation résulte toujours du paiement du forfait, paiement proportionné à la gravité du crime commis. Certes, dans ces deux grandes instances juridiques une faute avouée est à moitié pardonnée. Mais elle n’est entièrement pardonnée que lorsque le criminel paie sa faute en subissant une peine judiciaire. Dans les sociétés traditionnelles, le droit coutumier organise, par des rituels précis, ce paiement incontournable de la dette réconciliatrice par le coupable et par le criminel. Relativement à cette tradition juridique immémoriale des peuples, le recours systématique et de plus en courant de nos jours à l’amnistie, constitue une grave régression juridique à un moment où les moyens de perpétration des violences massives sont si développés et les moyens de dissimulation des crimes sont si perfectionnés.

L’indispensable sanction judiciaire des crimes

C’est pour cela que la constitution d’une commission « vérité et réconciliation » nécessite en plus une sanction judiciaire de la violation des droits et la punition des crimes commis au moyen d’un tribunal siégeant sous le droit positif. La réconciliation collective passe par la justice obtenue par la restauration du droit et par la sanction judiciaire des crimes. En substituant la déclaration des intentions à la sanction judiciaire des actes on confond la justice des hommes et la justice divine. La justice des hommes juge les actes concrets. La justice divine juge les intentions. Dans la justice humaine, le pardon humain et la réconciliation suivent la sanction pénale des actes, phénomènes de la volonté qui tombe sous les sens. Dans la justice divine, le pardon divin accordé par le Maître de la création qui sonde les cœurs suit la confession sincère du criminel et s’accompagne d’une juste peine qu’exprime le purgatoire ou l’enfer dans la tradition chrétienne. Dans la justice humaine, accorder une amnistie après une confession, alors que l’homme ne peut pas sonder les cœurs, c’est s’arroger la prérogative du Juge divin. C’est transporter la justice de Dieu sur la terre. Et cela conduit à corrompre la justice humaine et à tomber dans l’injustice.

Dans le cas sud-africain, qui se situait dans le contexte historique spécifique de la discrimination raciale légalisée et qui devait permettre de passer de l’apartheid à une République démocratique multiraciale, la justice pouvait être sacrifiée au profit de l’amnistie après l’aveu des crimes pour éviter la guerre civile. Dans le cas ivoirien, où les auteurs et commanditaires des crimes et du chaos qui résulte du refus du résultat de l’élection présidentielle par une coalition de personnes, sont clairement identifiés, la justice ne peut pas être sacrifiée pour obtenir la réconciliation. En Côte d’Ivoire la réconciliation passe nécessairement par la justice rendue par un tribunal qui siège sous le droit positif.

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