Edouard Glissant : « Le racisme n’est pas inné »


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Edouard Glissant
Edouard Glissant

Il est l’un des penseurs français les plus écoutés dans le monde. Des Etats-Unis au Japon, ses écrits sont enseignés dans les universités, font l’objet de thèses et de colloques. Son Institut du Tout Monde organisait mercredi un colloque international qui se tenait à quasi simultanément à Fort-de-France, New York et Paris. Rencontre avec un homme au savoir immense et à la relation à l’autre d’ouverture et d’écoute : avec un humaniste.

Edouard Glissant, né en 1928 à Sainte-Marie (Martinique), poète, romancier, et philosophe, a eu, dès les années 50, l’intuition du formidable métissage qui allait saisir le monde. Il inventait les concepts de « créolisation » et de « tout-monde » pour dire ce brassage de cultures, et cette conscience d’appartenance à une planète. Il a inauguré en 2005 son Institut du Tout-monde qui fait fructifier ces recherches sur une autre manière de voir le monde: non pas comme un centre et une périphérie, mais comme un nœud vivant de relations entre partenaires égaux. Chargé par l’ancien Président Jacques Chirac, en 2006, de réfléchir à la création d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions, il vient de livrer ses réflexions sur le sujet dans Mémoires des esclavages, un ouvrage publié aux éditions Gallimard. Il organisait hier un colloque qui se déroulait quasi simultanément sur trois sites : Fort-de-France, New York et Paris. Y ont été abordés trois aspects de la mondialité que sont l’esclavage, la créolisation linguistique et la création culturelle. Il a accordé à Afrik.com un entretien.

Afrik.com : La France de 2007 est beaucoup plus métissée, « créolisée » que celle où vous avez étudié dans les années 40 et 50. La voyez-vous comme plus ouverte aux autres cultures, moins raciste ?

Edouard Glissant : Dans le phénomène de diversification de la population française, il y a les noirs, les arabes, des populations européennes comme les portugais ou les espagnols. Et de nouvelles solidarités naissent, qui n’existaient pas auparavant. Par exemple, à travers des phénomènes musicaux comme le rap ou le hip-hop, il y a eu un rapprochement de communautés qui ne se fréquentaient pas beaucoup avant. Et la question s’est un peu éclaircie quant à la vie de ces communautés en France, et leur rapport avec les populations françaises – même si cela s’est fait avec quelques conflits. Pour les Antillais vivant en France, une partie a cessé de se considérer comme uniquement antillaise pour commencer à se considérer comme descendants d’esclaves, ou noirs, ou pan-africains. Donc il y a eu aussi un élargissement des appartenances, ce qui est une bonne chose. Et les communautés ont tendance à ne plus se renfermer sur elles-mêmes.

Afrik.com : Vous voulez dire par rapport aux années 40, où le racisme était peut-être plus approfondi en France ?

Edouard Glissant : Oui le racisme était plus approfondi, mais l’ouverture aussi était plus grande. Quand j’étais étudiant, il m’arrivait souvent que des femmes m’arrêtent pour me dire: « excusez-moi, est-ce que je peux toucher vos cheveux? ». Elles n’avaient jamais vu ça. Il n’y avait pas encore le raidissement raciste. Il y avait une curiosité. C’était la fin de la guerre, tout était ouvert. Ce qui prouve que le racisme n’est pas naturel, n’est pas inné. Il y avait à cette époque une ouverture naturelle qu’il n’y a plus aujourd’hui.

Afrik.com : Alors qu’on était en pleine période coloniale ?…

Edouard Glissant : Oui, mais c’étaient les colonies qui avaient sauvé la France dans ces années-là. Les Français n’en avaient pas conscience, mais ça ressortait. Et après la guerre, le problème fondamental était que la France avait été délivrée du nazisme. Par conséquent, le poids des décolonisations ne pesait pas encore. C’est dans les années 50 que le racisme a commencé à s’installer en France, surtout avec les retombées de la guerre d’Algérie.

Afrik.com : C’est dans ces années 50, de bouillonnement intellectuel, que naît votre conscience politique ?

Edouard Glissant : Je pense que c’est la poésie qui m’a amené à la politique, et pas les événements. C’est la conception poétique du monde qui m’a fait comprendre qu’il y avait une manière uniforme, unilatérale, fixe, et enfermée de concevoir le monde, et une autre manière, diversifiée et solidaire. C’est la poésie qui m’a enseigné ça. C’est l’imaginaire qui se met soudain à fonctionner, sur des paysages, des horizons, des cris, et on ne conçoit plus le monde à partir du nombril de sa propre identité. Et puis, j’avais découvert à l’époque que l’identité antillaise est une identité composite, et que le problème des Antillais c’est qu’ils croient qu’une identité composite c’est une identité infirme, qui n’a pas de racines. Alors que ça n’est pas vrai: une identité composite a plusieurs racines, aussi fortes qu’une racine unique. Tout ceci s’est mélangé dans une poétique qui ne pouvait pas accepter l’entreprise de colonisation, entreprise opprimante, unifiante, qui voit le monde d’une seule manière.

Afrik.com : Vous avez créé les concepts de « créolisation » et de « tout-monde », et aujourd’hui on parle beaucoup de mondialisation et de métissage. C’est comme si vous aviez eu l’intuition, il y a 50 ans, de ce que le monde allait devenir…

Edouard Glissant : Oui, aujourd’hui le monde entier entre dans la diversité. Et il y a 50 ans, les gens ne comprenaient pas ce que j’écrivais… Mais le monde est encore la proie aux massacres identitaires. Les partisans de l’identité fixe, enfermée sur elle-même, ne peuvent pas accepter la diversification du monde. Et chaque fois qu’un endroit est un lieu de partage, de mélange, d’acceptation de l’autre, il est pris comme cible par les tenants des pensées identitaires. Comme Sarajevo, Beyrouth…

Afrik.com : Vous partagez votre vie entre Paris, New York où vous enseignez, et la Martinique. Comment voyez-vous les rapports intercommunautaires aux Etats-Unis, pays du « melting-pot » ?

Edouard Glissant : Les Etats-Unis ne sont pas créolisés: les communautés se juxtaposent sans s’interpénétrer. Par exemple à New York, vous avez Little Italy et Chinatown, côte à côte, une rue les sépare, et personne n’a jamais pensé la traverser! Le Brésil est un pays créolisé. Et toute la Caraïbe. Même la Caraïbe où les blancs dominent, comme Cuba ou Saint-Domingue: les blancs mangent, dansent, marchent comme les noirs, il n’y a aucune différence. En France, il y a ce début de créolisation, même s’il y a des résistances officielles. Le processus est en cours.

Extrait du dernier ouvrage d’Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, Gallimard, 2007 :

“La fondation d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions présente ainsi, à cette première approche, des difficultés qui, si elles ne sont pas insurmontables, exigent d’être sérieusement prévenues. La première d’entre elles tient au caractère dit national d’une telle entreprise. L’existence d’une nation ne sous-entend pas forcément l’unanimité de ses nationaux autour d’un projet donné à un moment donné, il semble pourtant que cette unanimité serait, répétons-le, une condition souhaitable dans le cas de ce centre de mémoire. Nous aurons à développer les raisons qui fonderaient l’exigence d’une telle unanimité, d’autant plus délicate à définir ou à maintenir qu’elle résulterait, dans ce cas de la nation française, en effet d’une triple vue: unanimité difficile des nationaux qui se proclament « de souche », qui pourraient par ailleurs ressentir l’existence d’un tel organisme de mémoire comme une offense, ou une agression, à leur passé commn, un déni à leur action dans le monde, et unanimité de ces autres nationaux qui, descendants émancipés d’esclaves, pouraient diverger sur le sens et la signification ou la « raison suffisante » de cette fondation comme reconnaisssance ou réparation, et, pour finir, ou pour recommencer dans une autre dimension, unanimité incontournable, et si ardue, de ces deux groupes de citoyens entre eux, si on peut dire. Ce qui serait le plus difficile.”

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