Dre Tawhida Ben Cheikh (1909-2010) – Première femme médecin du Maghreb et passeuse de santé


Lecture 5 min.
La Dre Tawhida Ben Cheikh
La Dre Tawhida Ben Cheikh

Dans une Tunisie coloniale où études et médecine étaient des bastions masculins, Tawhida Ben Cheikh a tracé un chemin d’émancipation pour des générations de femmes. Première bachelière musulmane puis première femme médecin du Maghreb, cette pionnière visionnaire a consacré sa longue vie à soigner les plus vulnérables tout en révolutionnant discrètement mais résolument l’accès des femmes à la santé et à leurs droits. Portrait d’une vie qui aura traversé le XXe siècle et inspiré tout un continent.

Au panthéon des pionnières africaines, le visage serein de Tawhida Ben Cheikh raconte l’irruption des femmes dans une citadelle masculine, la médecine. Mais au-delà, elle illustre aussi la conquête du droit des Tunisiennes (et des Africaines) à disposer de leur corps.

Née sous protectorat français, première bachelière musulmane du pays en 1928 puis première femme médecin d’Afrique du Nord en 1936, elle aura vécu cent ans — assez pour voir ses combats devenir politiques publiques et, en 2020, son portrait fleurir sur le billet de 10 dinars tunisien.

Tunisie 10 dinars- Tawhida Ben Cheik
Tunisie-10-dinars- Tawhida Ben Cheik

Des bancs du lycée aux amphithéâtres parisiens

Fille d’une veuve déterminée de Ras Jebel, la jeune Tawhida franchit très tôt les barrières de genre. Son parcours exceptionnel doit beaucoup à sa mère qui, contre les conventions de l’époque, l’inscrit au prestigieux Lycée Armand Fallières de Tunis (actuel Lycée de la rue de Russie). Son baccalauréat brillamment obtenu, elle embarque pour la Faculté de médecine de Paris avec l’appui du bactériologiste Étienne Burnet.

Dans cette France des années 1930 où les étudiantes restent minoritaires, la jeune Tunisienne se distingue par sa ténacité. En 1936, diplôme en poche, elle est accueillie triomphalement par le corps médical tunisien qui salue la « docteur » — titre alors inédit pour une femme musulmane du Maghreb.

« Le médecin des pauvres » dans la médina de Tunis

De retour en 1937, la pédiatre loue un cabinet à Bab Menara, quartier populaire de la médina. Son choix révèle déjà une vision : pratiquer là où les besoins sont immenses plutôt que dans les quartiers aisés. Là, elle soigne gratuitement les plus démunis ; les femmes affluent pour les accouchements, la poussant vers l’obstétrique puis la gynécologie.

Cette proximité avec les réalités quotidiennes des Tunisiennes vaudra à la praticienne le surnom affectueux de « tabiba ettbaa » — la docteure des pauvres — et fera d’elle une référence affective autant que professionnelle. Dans une société où consulter un médecin homme relevait souvent de l’impossible pour une femme, sa présence brise un verrou sanitaire majeur.

Militante de la santé des femmes et architecte du planning familial

Visionnaire, Dre Ben Cheikh comprend vite que soigner les femmes implique de leur offrir le choix. Tandis que la Tunisie indépendante se modernise sous Bourguiba, elle porte une vision avant-gardiste de la santé reproductive. Dès les années 1960, elle organise des campagnes d’information sur la contraception, forme des confrères et participe à l’ouverture — en 1968 — de la première clinique tunisienne de planification familiale, jetant les bases de la légalisation de l’avortement en 1973. Cette avancée, exceptionnelle dans le monde arabe, doit beaucoup à son plaidoyer inlassable pour l’autonomie corporelle des femmes, qu’elle aborde toujours sous l’angle sanitaire plutôt qu’idéologique.

Médecin, mais aussi bâtisseuse de société

L’engagement de Tawhida Ben Cheikh dépasse les murs de son cabinet. Vice-présidente du Croissant-Rouge tunisien, elle fonde dans les années 1950 la Société d’aide sociale, des orphelinats et des foyers d’accueil, tout en soutenant la lutte anticoloniale. Son agenda humaniste s’articule toujours autour d’un principe : démocratiser l’accès aux soins et à l’éducation sanitaire des mères.

Convaincue que la santé constitue un levier fondamental d’émancipation, elle investit particulièrement dans la sensibilisation aux soins prénatals et à l’hygiène infantile, contribuant directement à la baisse spectaculaire de la mortalité maternelle et infantile en Tunisie dans la seconde moitié du XXe siècle.

Une postérité gravée dans la pierre… et la monnaie

Après son décès le 6 décembre 2010, à l’âge symbolique de 101 ans, les hommages se multiplient : centre de santé à Montreuil (2011), timbre tunisien (2012), nouveau billet de 10 dinars (2020) — première femme à orner une coupure nord-africaine —, Google Doodle mondial en 2021, puis buste à Ras Jebel en 2022. Chaque distinction raconte une même reconnaissance tardive : celle d’une pionnière longtemps discrète, désormais modèle national et continental. Sa présence sur le billet le plus utilisé en Tunisie fait d’elle une figure quotidienne, rappelant que l’émancipation des femmes s’est construite pas à pas, grâce à des trajectoires exemplaires comme la sienne.

En Tunisie aujourd’hui, près de la moitié des médecins sont des femmes ; nombre d’entre elles citent Tawhida Ben Cheikh comme inspiration.

Zainab Musa
LIRE LA BIO
Zainab Musa est une journaliste collaborant avec afrik.com, spécialisée dans l'actualité politique, économique et sociale du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. À travers ses enquêtes approfondies et ses analyses percutantes, elle met en lumière des sujets sensibles tels que la corruption, les tensions géopolitiques, les enjeux environnementaux et les défis de la transition énergétique. Ses articles traitent également des évolutions sociétales et culturelles, notamment à travers des reportages sur les figures influentes du Maroc et de l’Algérie. Son approche rigoureuse et son regard critique font d’elle une voix incontournable du journalisme africain francophone.
Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News