Dialogue interculturel sur les droits de l’homme


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Par Hamidou Dia

La question des droits de l’homme est aussi vieille que l’histoire de l’humanité. Elle a été posée sur tous les continents. Réfléchir sur le dialogue interculturel et les droits de l’homme, revient à réfléchir sur la question de l’altérité et du pluralisme.

La question des Droits de l’Homme est aussi vieille que l’histoire de l’humanité puisqu’on n’en trouve la trace dans le Décalogue, notamment en son premier commandement. Dans la Grèce antique, Antigone de Sophocle (5ème siècle avant JC) en est la préfiguration. Habituellement la Perse est considérée comme le lieu de naissance des Droits de l’Homme. En effet, au 6ème siècle avant JC sous le règne de Cyrus le Grand – dont le fameux cylindre découvert en 1879 – traduit par l’ONU en 1971 – est considéré comme « la première charte des droits de l’homme » : tolérance religieuse, abolition de l’esclavage, liberté de choix de profession. Certains historiens remontent jusqu’au code de Hammourabi qui date du 18ème siècle avant JC. Dès le départ, il s’est agit de savoir « Comment vivre ensemble dans la complémentarité de nos différences ? Comment s’acheminer d’un « choc des cultures » vers un véritable dialogue interculturel ? Les droits de l’homme peuvent constituer un idéal fédérateur pour toute l’humanité, à condition d’être abordés de manière pluraliste. Derrière eux, se cache une certaine vision du droit et du monde qui gagne à être enrichie au contact des représentations et des pratiques des autres cultures. » Réfléchir sur le dialogue interculturel et les droits de l’homme, revient à réfléchir sur la question de l’altérité et du pluralisme.

Or, du fait de la rencontre des cultures, du face à face entre l’Occident et le Monde musulman, la question des droits de l’homme est aujourd’hui l’objet d’un enjeu philosophique, culturel et politique sans précédent. On a appelé ce débat le relativisme, concept qui me paraît impropre. Qu’un être humain possède des droits universels semble aller soi si on intègre dans ce fait la diversité du genre humain, car c’est la diversité des cultures qui fonde l’unité du genre humain. Donc aucune société ne peut en être exclue sans que les droits de l’homme ne deviennent le droit de certains hommes. De même, aucune civilisation ne peut s’arroger l’exclusivité des droits de l’homme en partant de ses modèles propres.

Et les droits de l’homme en Afrique?

Réfléchissant sur cette question, il est utile de rappeler la mise en garde de Césaire (discours sur le colonialisme, p 8) : « La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte. Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, d’entendre dangereusement… ».
Malgré la multitude des proclamations des droits de l’homme, la version occidentale semble être la seule à être privilégiée aux yeux de certains. Ce qui a amené à la contestation du principe même d’universalité des dits droits. Cette contestation est recevable, singulièrement par nous, Africains, qui entendons Droits de l’Homme et comprenons droits de l’homme blanc. Droits souvent mis à rude épreuve par des considérations économiques et historiques. En effet, comment l’Occident, « responsable du plus haut tas de cadavres de l’histoire » jusqu’à preuve du contraire ; génocidaire des amérindiens, initiateur de l’esclavage atlantique, colonisatrice, responsable des deux guerres les plus meurtrières au 20ème siècle, peut –il être crédible en matière des droits de l’homme? J’ajoute que cette même Europe ferme pudiquement les yeux sur ces mêmes droits quand des intérêts colossaux sont en jeu et pratique l’indignation sélective. Est – il crédible de défendre les droits de l’homme quand 20% de la population mondiale possède 80% des richesses mondiales, quand l’environnement est pollué à telle enseigne que de lourdes menaces pèsent sur le devenir de l’humanité. Où sont les droits de l’homme quand en maints endroits on meurt de faim ou sous la torture ? quand des peuples sont opprimés, quand l’Afrique est laissée au bord de la route ? Peut – on sérieusement penser qu’on pourrait réussir, de ses droits bafoués, de ces morts et agressions, de ces exclusions, une seule valeur humaine ? Je pense à Hegel – laissant de côté les Gobineau et autres Renan – qui dans ces leçons sur la philosophie de l’histoire affirmait que « l’Afrique est ce continent noir définitivement enveloppée dans la nuit noire de sa peau d’où l’esprit n’a jamais soufflé et d’où jamais il ne soufflera ». Certes, que les civilisations soient en contact harmonieux, ouvertes les unes aux autres est une excellente chose. Il nous faut repenser en profondeur la diversité culturelle en revisitant fondamentalement « les droits de l’homme » dans ces soubassements conceptuels, idéologiques et politiques. Les droits de l’homme sont peut – être obérés en partie par leur arrimage initialement par les traditions gréco-latines et judéo-chrétiennes. Dans cet esprit et pour lever une toute hypothèque, je voudrais livrer ici les enseignements de la charte du Kurugan Fuga, dans une lecture croisée avec la Magna Carta, – les deux chartes sont absolument contemporaines – dans l’espoir que le Panel qui nous réunit prenne pleinement conscience de toutes ces solidarités en attente, de toutes ces fraternités frémissantes pour construire un monde habitable par l’homme, par tous les hommes.

La charte de Kurugan Fuga : une nouvelle Magna Carta pour l’Afrique
La Magna Carta ou Grande Charte, fut octroyée le 15 juin 1215, à Runnyme près de Windsor, de par le roi Jean d’Angleterre, dit Jean sans Terre, aux barons anglais qui, dans leur révolte, vont prendre Londres le 17 mai 1215.

Symbole la lutte contre le pouvoir absolu, la Grande Charte est le premier texte constitutionnel anglais. Elle codifie en détail les relations entre le roi et les barons ; instaure un contrôle de l’impôt par le Grand Conseil du royaume tout en garantissant les libertés de l’église et des villes contre les abus du pouvoir royal. Son annulation par le même Jean sans Terre en 1216 va déclencher une guerre civile de 4 ans obligeant Henri III, successeur de Jean d’Angleterre, à la confirmer définitivement en 1265.

La Magna Carta est à l’origine de l’habeas corpus ad subjiciendum, «que tu aies ton corps pour le présenter [devant le juge]?»), voté 12 ans plus tard en 1679.

L’Habeas Corpus est, comme on le sait, le fondement historique des libertés civiles anglaises. Son article fondamental (l’article 39) dispose que: «aucun homme libre ne sera pris et emprisonné, ni dépossédé ni exilé ni ruiné de quelque manière que ce soit, ni mis à mort ou exécuté, sauf à la suite d’un jugement loyal de ses pairs et par les lois du pays ».
Ce n’est qu’en 1297 que la Magna Carta aura sa version définitive et sera solennellement adoptée par le Parlement. Si au départ la Grande Charte ne lie que le roi et les barons, sous l’influence de sir Edward Coke, le Parlement présente à Charles Ier une requête, appelée Pétition des droits, revendiquant pour tous les hommes libres les garanties octroyées par la Charte. La grande Charte et son prolongement l’habeas corpus constituent aujourd’hui le socle irréductible de la démocratie anglo-saxonne. Elle a fait suite à des guerres (dont celle de Bouvines) et à de longues luttes de la baronnie anglaise excédée par l’absolutisme royal de droit divin. Elle a permis à l’Angleterre de faire l’économie d’une révolution violente aux résultats contrastés comme en connaîtra la France un siècle plus tard.
Au moment même où l’Angleterre se donnait la Magna Carta comme facteur de paix et de cohésion sociale, par un de ses clins d’œil dont l’Histoire a le secret, et de manière tout à fait indépendante, le fils du Lion et du Buffle, – surnom de Soundiata Kéita, empereur du Mali – proposait, dans le même esprit, un pacte semblable : la Charte du Mandé.

La tradition orale explique ainsi la naissance de l’empire du Mali : Soumangourou, le roi du Sosso, parvint à s’emparer du petit royaume du Mali. Pour assurer son pouvoir, il fit mettre à mort tous les princes héritiers, sauf un, Soundiata Keita, enfant paralytique qu’il estimait inoffensif. À peine sorti de l’adolescence, celui-ci réussit pourtant à s’imposer et à rassembler les chefs des différents clans mandingues (Condé, Camara, Konaté, Traoré, Keita) qui l’aidèrent à battre le Sosso et les royaumes voisins. Converti à l’islam, Soundiata engagea la lutte contre les animistes et prit le titre de mansa (roi) du Mali. Mais ce qui est important, au-delà de la geste de cet empereur (souvent comparé à Alexandre le Grand, à cause de leur similitude – conquête Est-Ouest pour l’un et Ouest-Est pour l’autre), c’est que Soundiata Keita, après l’éclatante victoire de Irina en 1235, a eu une préoccupation constante : comment gagner une paix durable dans un empire unifié et prospère. Gagner la guerre n’a de sens a ses yeux qui si on gagne la plus noble et la plus décisive des batailles : celle pour la paix.

« La paix règne aujourd’hui dans tout le pays, qu’il en soit toujours ainsi… (…) Je vous parle, peuples réunis. À ceux du Manding, je transmets le salut du Maghan Soundiata. À tous les peuples réunis, Soundiata dit « Salut ». Ainsi parla Balla Fasséké, griot de prestigieuse mémoire, à Fouga, clairière au nord de la ville de Kà-ba, où Soundiata Keita scella le pacte qui donna à l’empire du Mali une charte pour une « paix perpétuelle ». Pacte qui lie 13 peuples (4 siècles avant l’indépendance américaine) et dont les effets continuent de structurer culturellement l’actuel espace de l’empire du Mali, sept siècles après ! À Kà-ba, l’Empereur s’adressa ainsi aux peuples assemblés de son nouvel empire : « Je scelle aujourd’hui à jamais l’alliance des Kamara de Sibi et des Keita du Manding (il s’agit là de patronymes des groupes significatifs de l’empire). Que ces deux peuples soient désormais des frères. La terre des Keita sera désormais la terre des Kamara, le bien des Kamara sera désormais le bien des Keita. Que jamais le mensonge n’existe plus entre un Kamara et un Keita. Dans toute l’étendue de mon empire que partout les Kamara soient comme chez eux. » Continuant sur sa lancée, l’empereur proclama que désormais les Kondé du pays de Do seront les oncles des Keita de la famille impériale ; les Tounkara et les Cissé seront les cousins à plaisanterie des Keita ; les Cissé, les Bérété, les Touré seront élevés à la dignité de guides spirituels de l’empire.

Soundiata Keita définit ensuite les droits de chaque peuple, ses obligations ; scella l’amitié entre les 13 peuples ; consacra la liberté de culte.

Quelques dispositions de la Charte de Kurukan Fuga

Je voudrais, à titre d’illustrations donner quelques dispositions de la Charte de Kurukan Fuga qui n’a rien à envier aux dispositions de la Magna Carta et de la Déclaration des Droits de l’Homme réunis:

Art 5 : Chacun a le droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique. En conséquence, toute tentation d’enlever la vie à son prochain est punie de la peine de mort. (Voir L’Habeas Corpus)

art14 : N’offensez jamais les femmes, nos mères.

Art 6 : l’essence de l’esclavage est éteinte aujourd’hui »d’un mur à l’autre », d’une frontière à l’autre du Manden… l’esclave ne jouit d’aucune considération, nulle part dans le monde

Art 7 : chacun dispose désormais de sa personne, libre de ses actes et dispose désormais des fruits de son travail.

Art 16 : les femmes, en plus de leurs occupations quotidiennes, doivent être associées à tous nos gouvernements.

38. Avant de mettre le feu à la brousse, ne regardez pas à terre, levez la tête en direction de la cime des arbres (éologie)

41. Tuez votre ennemi, ne l’humiliez pas.
Etc.

Les 44 articles de la charte évoque différents aspects : l’abolition de l’esclave, la protection de la nature, la protection de l’étranger, le respect de la femme, l’éducation, la parenté à plaisanterie, etc.
Si nous avons rappelé l’origine et les principales dispositions de la charte du Mandé, c’est qu’au-delà des raisons évidentes de Savoir et de Mémoire, il est d’un grand intérêt politique pour notre Continent et du dialogue des cultures. En effet, nous avons toujours tenu que nous interrogeons insuffisamment notre histoire –du fait de nos structures mentales parfois quelque peu extraverties –, dans le cadre du raffermissement et de la construction interne de nos démocraties formelles, ludiques et fragiles – notamment la dévolution du pouvoir, l’organisation de la cité et les relations intra africaines -, dans la résolution de nos problèmes, conflits et stratégies de développement etc.

S’il existe, au sein de ceux qui gouvernent en Afrique, une réelle vision prospective, une démarche généreuse, une volonté optimiste et un sens aigu des responsabilités historiques, la Charte du Kurukugan Fuga pourrait être ruminée, revisitée victorieusement, sans préjudice de l’apport extérieur, pour le plus grand bénéfice de nos sociétés offusquées et traumatisées par un long séjour sous « des jours étrangers » et des « ères proconsulaires ». L’essentiel est le droit à l’initiative et nous ouvrirons une page nouvelle de notre histoire. Comme le dit Chinua Achebe : « tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les récits de chasse continueront de chanter la gloire des chasseurs ».

Les choses en changé : le monde est devenu unipolaire ; nous sommes dans un contexte mondialisé qui fait courir des risques aux identités faibles et aux citoyennetés rétives, qui voit ressurgir paradoxalement les nationalismes, les irrédentismes et ce que A Maalouf a appelé les identités meurtrières. Il faut en prendre toute la mesure.
Or, il me semble que la mondialisation, par l’imaginaire qu’il a créé, repose sur une double méprise :

a) l’idée, diffuse, mais lancinante que la mondialisation marque la fin des idéologies, de l’Histoire ou de l’Homme. Il n’ y a ni fin des idéologies, ni de l’Homme, ni de l’Histoire : ce qui est fini, c’est la bipartition idéologique consécutive à la chute du mur de Berlin ; ce qui est fini c’est une certaine idée de l’humanisme, cet humanisme, tellement soucieux de l’Homme qu’il n’a pas le temps d’aimer les hommes ; cet homme-là est effectivement mort, et avec lui la figure historique qu’il a déployée. L’erreur consiste à dire que « notre histoire est finie puisque nous sommes arrivés au bout de notre itinéraire et que nous n’avons d’autres perspectives civilisationnelles que la réitération du même, alors décrétons la Fin de l’Histoire, l’Histoire ne pouvant pas continuer sans notre direction ». C’est de cette idéologie, qui comme toute idéologie masque ce par quoi elle est précisément idéologie c’est à dire comme dit Lucien Sève « cette ignorance du réel qui s’ignore comme tel », qu’il il faut se donner les moyens de se déprendre

b) la deuxième méprise, qui s’origine de la première à partir de laquelle elle prospère, consiste à dire que puisque tous les paradigmes sont en état de déshérence théorique, le paradigme actuel – l’économie de marché et la démocratie formelle – est la clôture de tous les paradigmes ; le paradigme des paradigmes, au sens où Marx parlait du communisme comme « l’énigme résolue de l’histoire ».

De la diversité culturelle à la civilisation de l’universel

Si j’insiste sur les difficultés théoriques et les enjeux idéologiques de la mondialisation, c’est bien parce qu’elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses quant aux inquiétudes légitimes que nous nourrissons sur le devenir de nos sociétés. C’est pourquoi il importait de s’efforcer de bien poser les problèmes, car de la position même des questions que dépendra la qualité des réponses que je pourrai esquisser et seulement esquisser, sans autre prétention.
Nous sommes bien obligés alors de constater que si une mondialisation repensée est riche de promesses quant à la construction d’une véritable civilisation de l’universel, si nous la faisons fonctionner sans véritable interrogation sur sa finalité, elle sera lourde de menaces et d’incertitudes. En deuxième lieu, nous constatons que cette mondialisation, dans sa configuration actuelle, est plus l’expression de la domination de la triade Europe – Amérique – Japon que l’émergence d’un véritable village planétaire au service de l’homme, de tous les hommes.

Mon inquiétude et mon constat se nourrissent du refus pernicieux du nouvel ordre international, de penser la diversité culturelle et de la volonté affirmée et maintenue d’enfermer le monde dans un affrontement sans issue de la civilisation occidentale, gréco-latine et judéo-chrétienne, dépositaire d’une sorte de légitimité universelle, avec le monde arabe oriental islamique souvent perçu comme liberticide, archaïque, figure emblématique du « Mal », de la nouvelle barbarie menaçant l’humanité en son essence même. En effet, c’est bien l’Islam dans sa globalité qui est visé, malgré quelques concessions mineures et faites du bout des lèvres, du genre :« les musulmans, dans leur majorité sont pacifiques, nous ne nous en prenons qu’à l’intégrisme, au fondamentalisme » ; et remarquer au passage que dans ce face – face il n’y a aucune place pour l’Afrique et qu’une fois de plus, comme dit le poète, « nous parasitons le monde ». Nous sommes dans une ambiance de fin du monde et d’Apocalypse en son sens étymologique : il s’agit bel et bien de rédimer le monde.

En un mot, les enjeux de la diversité culturelle se résument à ceci que « l’évolution du cadre normatif du commerce international, qui forme pour ainsi dire l’ossature de la mondialisation économique, tend de plus en plus à remettre en cause le rôle de soutien que jouent actuellement les États et à l’homogénéisation des cultures au profit d’un modèle culturel unique, fondé sur une logique purement économique et commerciale qui exclurait l’expression des cultures « moins rentables » ou ne disposant plus des ressources et des mécanismes de soutien nécessaires à leur expression ». Or, il me semble que cette nouvelle configuration n’est pas irréversible si nous reprenons la question en son commencement, c’est-à-dire si nous reprenons la question de l’homme à partir du niveau où l’Occident « l’a manifesté ». L’unité du genre humain postule la diversité culturelle et son acceptation. Nous croyions que cela était acquis, qu’il était acquis que chaque peuple était producteur de culture qui est l’expression de son attitude fondamentale, que la théorie diffusionniste et ses avatars assimilationniste, raciste et xénophobe était définitivement révolu, révolues également les tentations identitaires : conscients que nous étions de l’évidence qu’une « civilisation, à se replier sur elle-même s’étiole et meure ». Nous croyions irrémédiablement acquis l’altérité radicale de l’homme, c’est-à-dire que l’autre est un autre moi autre que moi. Voilà : il nous faut déchanter ; ce sont ces « vérités simples » qui sont aujourd’hui violemment remises en cause malgré tous les discours dangereusement lénifiants du « politiquement correct » aux connivences desquels on voudrait contraindre l’humanité. Les mots ont changé, mais pas la réalité, car « les mots ne sont pas les choses ». Rompre avec cette « stratégie de connivence, c’est élever à la dimension du concept ce qui pour le moment est de l’ordre du constat : l’humanité est aujourd’hui en crise: crise du politique et de la représentation, mais surtout et fondamentalement crise de sens, de valeurs, crise du futur dont on devine l’avenir problématique. Il y a cette désaffection et ce discrédit du politique, les exclusions de toute sorte avec leur cortège de misère inédite ; cette résurgence des identités meurtrières et des irrédentismes imbéciles ; il y a cette violence, ce désarroi de la jeunesse sur fond de revendication existentielle ou identitaire, il a donc cette ombre portée de la mondialisation, dont tout le monde pressent qu’elle contribue au brouillage des repères axiologiques. Ce véritable « désastre » presque partout victorieux devant la montée de tous les périls s’alimente de la stase de l’esprit capturé par la vocifération médiatique, des oripeaux dont se drape de la pensée molle, unique, terroriste et l’occultation bruyante des humanistes au profit des purs logiciens. Les moyens – muets par définition sur le plan éthique – triomphent des fins sans la représentation desquelles une société ne saurait survivre. Le malheur est que le monde s’occidentalise, or l’Occident, comme le dit le romancier sénégalais Cheikh Hamidou Kane « est tellement fasciné par le rendement de l’outil qu’il en en perdu de vue l’immensité infinie du chantier ».

POUR CONCLURE. Je pense qu’une opportunité sans précédent s’ouvre au monde et à nous singulièrement : la reconstruction de l’unité humaine à travers sa diversité culturelle. Nous sommes à un moment où l’Universel a des chances fécondes de se déployer. Cet universel, prémices d’un nouvel humanisme, est bien différent de la mondialisation des banquiers ; et le formidable développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, bien maîtrisées, peuvent la servir utilement. Il ne s’agit nullement d’une uniformisation arbitraire qui laisserait une bonne partie de l’humanité au bord de la route mais bien d’une symbiose des peuples dans l’accord des esprits et des cœurs, comme le dirait Senghor dont la formidable intuition avait fait pressentir ce dont nous débattons déjà, et ceci dès 1956, comme l’atteste son poème : « Vision de Chaka » in Ethiopiques.

Dans notre monde, conformément à son génie et à sa vocation, il y a des fraternités en attente, des solidarités frémissantes, dont la conjugaison ne peut être victorieuse que si ce qui nous unit importe plus que ce qui nous sépare. Pour se faire, il faudrait que les hommes et les peuples, au-delà des vicissitudes politiques et des différences culturelles, puissent se retrouver autour de l’essentiel et mettre en commun leur génie et leur talent au service de ce monde que nous avons en partage. Il est possible d’élaborer de nouveaux paradigmes en rupture épistémologique avec les logiques de l’avoir au profit de la seule dialectique de l’être ; de travailler à un nouveau contrat social, un nouveau pacte mondial de solidarité organique et citoyenne ; bref de faire advenir un monde de vertu.

Le millénaire et le siècle dans lesquels nous sommes ne sont pas unes sinécure et exigent, si nous voulons les réussir, la mobilisation de toutes les énergies et un réarmement moral nécessaire aux combats de demain. Alors, seulement, l’humanité réconciliée avec elle – même, dans sa diversité acceptée sans broncher aux conséquences, procèdera à l’assomption de tous ses devoirs : condition d’un redéploiement victorieux des droits de l’homme et des peuples.

Permettez-moi de terminer par cette magnifique citation de Cheikh Hamidou Kane, écrivain sénégalais, citation que résume au fond l’essentiel de ce que j’ai voulu vous dire aujourd’hui : « Chaque heure qui passe apporte un supplément d’ignition au creuset où fusionne le monde. Nous n’avons pas eu le même passé, vous et nous, mais nous aurons le même avenir, rigoureusement. L’ère des destinées singulières et révolue. Dans ce sens la fin du monde est bien arrivée pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre de la seule préservation de soi. Mais, de nos longs mûrissements multiples, il va maître un fils au monde. Le premier fils de la terre. L’unique aussi. » C’est à cela que l’humanité devrait travailler.

Genève, palais des Nations, le 18 mars 2008

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