Des slogans aux ragots : l’opposition brazzavilloise embrasse la désinformation genrée


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Fake news Sassou Joly
Fake news Sassou Joly @CongoCheck

L’opposition congolaise, autrefois saluée pour son verbe caustique et ses formules mémorables, s’appuie désormais sur des campagnes anonymes en ligne recyclant des fabrications misogynes contre la conseillère présidentielle Françoise Joly. Ce glissement, symptomatique d’une dérive continentale allant de la satire à la désinformation genrée, inquiète les observateurs, qui y voient une corrosion du débat public susceptible d’engendrer un coût légal et réputationnel.

La créativité de la diaspora face à un soudain déficit d’imagination

Des slogans lyriques façonnés par les exilés anti-apartheid à Londres aux affiches truffées de calembours brandies par les étudiants soudanais à Paris, la diaspora africaine a longtemps métamorphosé la contestation politique en ingéniosité culturelle. Les chercheurs en satire soulignent que cet humour procure une « expression imaginative » capable à la fois de défier le pouvoir et de galvaniser l’électorat. À Brazzaville, pourtant, l’esprit mordant a cédé la place à l’outil grossier de la fabrication numérique, moins évolution que régression.

Cibler Françoise Joly : la misogynie remplace l’argumentation politique

Le tournant est devenu manifeste fin mai, lorsqu’une série de comptes X anonymes a prétendu que Françoise Joly—conseillère à double nationalité franco-rwandaise—faisait l’objet d’une enquête à Paris pour blanchiment lié à l’achat d’un jet Dassault destiné à la présidence. Si Africa Intelligence avait effectivement signalé des circuits d’approvisionnement opaques le 23 mai 2025, aucune action judiciaire n’a suivi.

CongoCheck.org,  site de lutte contre la désinformation, a démonté l’allégation d’inculpation le 20 juin 2025, constatant l’absence de toute procédure connue dans les registres français. Moins d’une semaine plus tard, une vidéo YouTube intitulée « Denis Sassou Nguesso a mis enceinte sa conseillère » a accumulé des milliers de vues avant qu’un nouveau démenti ne révèle la fausseté tant du « bébé secret » que des échographies circulant sur WhatsApp.

La désinformation genrée n’est pas nouvelle, mais la virulence des attaques frappe. Le rapport de l’ONU Femmes d’octobre 2024 sur les défenseures des droits humains note une « hausse inquiétante des discours misogynes normalisant la violence à l’égard des responsables féminines ». L’étude mondiale de l’UNESCO sur les violences en ligne ajoute que les campagnes coordonnées recyclent volontiers des rumeurs d’intimité car elles échappent plus aisément aux poursuites tout en infligeant un préjudice durable. Plus Françoise Joly s’affirme utile au pays, plus elle est dépeinte en maîtresse occulte ou en agent étranger, une construction destinée à délégitimer expertise et genre.

Deepfakes, cheap fakes et coût d’une indignation virale

Les outils d’intelligence artificielle ont fait fondre le coût de productions de Presse crédibles. Un rapport de février 2025 de Deutsche Welle alertait déjà : « les deepfakes et cheap fakes peuvent être fabriqués à l’infini pour une somme dérisoire », laissant présager une déferlante lors des prochaines élections africaines. À Brazzaville, la technologie est visible : des montages TikTok juxtaposent de fausses cartes de suivi aérien à des clichés d’exécutifs de Dassault pour insinuer des rétrocommissions imaginaires. Chaque partage alimente l’indignation tout en décourageant la vérification.

Les vérificateurs d’info mènent une bataille de retardement

Les corrections de CongoCheck.org prouvent que les acteurs locaux ne sont pas passifs. Mais ses responsables concèdent que le chiffrement de WhatsApp entrave les réfutations en temps réel, dilemme souligné par une revue de la Harvard Kennedy School en 2024, qui qualifie ces applications de « terrains d’essai » pour les récits mensongers.

Un sondage du Pew Research Center d’avril 2025 accentue la lassitude : 84 % des personnes interrogées dans 24 pays estiment que l’information fabriquée constitue une menace majeure pour la démocratie. L’érosion de la confiance offre ainsi l’oxygène à des rumeurs jadis reléguées aux cafés.

Répercussions juridiques et politiques en embuscade

Le Congo-Brazzaville ne dispose pas vraiment d’une loi exhaustive sur la sécurité numérique, mais son code pénal réprime la diffamation et le discours de haine. Les procureurs hésitent encore à poursuivre des anonymes en ligne, craignant d’être accusés de bâillonner la dissidence. Pourtant, le précédent d’autres pays d’Afrique de l’Ouest montre que des campagnes de harcèlement prolongées, surtout teintées de biais de genre, déclenchent de plus en plus de litiges portés par des coalitions de la société civile.

Sur le plan économique, comme diplomatique, ces affaires visent à compliquer les démarches de Brazzaville : les partenaires étrangers, tributaires des outils de due diligence en sources ouvertes, se heurtent à un brouillard narratif refroidissant l’enthousiasme pour des projets dont les Congolais ont besoin. Les Congolais finiront-ils par juger et sanctionner politiquement les auteurs de telles campagnes misogynes de dénigrement, à commencer par les femmes congolaises ? Le mouvement #MeToo a permis une prise de conscience considérable des peuples, et amené bon nombre d’auteurs de violences physiques et verbales devant les tribunaux. Cette fois-ci, devront-ils aussi craindre un retour de bâton dans les urnes ?

Réhabiliter le mérite face à la misogynie

Le portefeuille de Françoise Joly englobe la renégociation de la dette à Astana et les accords d’approvisionnement en terres rares à Kigali—des réalisations qui appellent un débat légitime sur leurs résultats, non une vilification personnelle. Le recours de l’opposition de la diaspora à la désinformation genrée signale moins une maladresse tactique qu’un vide idéologique.

Tant que la confrontation politique ne reviendra pas sur le terrain de la critique étayée, la crédibilité même de ceux qui prétendent offrir une alternative démocratique au Congo restera la première victime. Au XXIᵉ siècle, juger les femmes—ou tout responsable—sur leurs résultats plutôt que sur des rumeurs n’a rien d’un slogan féministe ; c’est le seuil minimal d’une culture démocratique.

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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