Denis Mukwege : «Le conflit quitte le champ de bataille pour se faire sur le corps des femmes»


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Denis Mukwege (25 oct 21
Denis Mukwege

Il est aujourd’hui un médecin gynécologue, prix Nobel de la paix. On le surnomme «le réparateur des femmes» pour le travail colossal qu’il fait pour reconstruire les femmes victimes de viols et divers sévices sexuels dans son pays, la RDC. Mais, il a failli rater sa vocation pour devenir ingénieur ou même homme d’affaires. Dans un entretien accordé à RFI, à l’occasion de la publication en France de son livre, La force des femmes, le docteur Denis Mukwege a parlé avec son cœur de médecin et d’activiste engagé dans la lutte contre les crimes sexuels contre les femmes.

Un pur produit… des femmes

Denis Mukwege se définit comme un pur produit des femmes à qui il doit beaucoup, pour ne pas dire tout. D’abord, cet homme né en 1955 aurait pu mourir très tôt pour avoir fait une septicémie d’une infection néo-natale. Mais il a été sauvé grâce à sa mère qu’il considère donc à juste titre comme sa «première héroïne puisqu’elle s’est battue contre la pauvreté. Elle a su franchir toutes les barrières pour que je sois ce que je suis aujourd’hui (…) Je trouve qu’elle avait une force incroyable. Elle était seule, mon père était parti aux études, donc elle s’est vraiment battue comme une lionne pour que je puisse survivre», a confié le prix Nobel de la paix 2018.

Dans son combat pour sauver son fils, la mère de Denis Mukwege a eu le soutien d’une autre femme, une missionnaire suédoise. Donc, depuis sa plus tendre enfance, le futur médecin gynécologue a été sauvé par des femmes. C’est pourquoi il pouvait dire : «Je suis tout simplement un produit qui ne peut qu’avoir une grande admiration pour ce que font les femmes non seulement pour moi, mais que je vois les femmes faire dans mon pays aujourd’hui en conflit».
Mieux, c’est sur les instances de sa mère qu’il s’est inscrit à la faculté de médecine de Bujumbura où il fit ses premières armes avant de s’envoler pour la France. Lui qui avait pourtant eu envie de devenir médecin alors qu’il n’avait que 8 ans, mais qui, chemin faisant, a failli rater sa vocation.

Le traumatisme des premières années d’indépendance du Congo

Le jeune Denis Mukwege, alors enfant, a vécu avec peine le contexte violent dans lequel son pays, le Congo a accédé à l’indépendance. Il s’en souvient comme si c’était hier : «C’était malheureux puisque quand notre pays accède à l’indépendance, c’était dans un contexte violent. Je me rappelle qu’il y avait un parti politique de lumumbistes qui voulait que tous les Européens puissent partir. Mon père travaillait avec des missionnaires suédois. Et des hommes en armes sont venus à l’Église alors qu’on était en plein service, un culte de dimanche».

«C’est vrai que comme enfants, on est terrorisé, ajoute-t-il, de voir les parents qui sont bousculés par les soldats. Ce sont des images qui sont très fortes, des images tout simplement de violence. J’avais à peine six ans (…) Quelque temps après, mon père avait été arrêté comme quelqu’un qui collaborait avec les étrangers. Depuis ce temps, j’ai l’impression qu’on n’a vécu que des scènes de terreurs qui sont commises par les uns et les autres, jusqu’à ce jour».

Le pédiatre devient gynécologue

De la pédiatrie, Dr Mukwege s’est tourné vers la gynécologie, face aux nombreux cas de décès de parturientes auxquels il était confronté dans son pays. Lui qui officiait dans un hôpital rural déclare : «Mes premiers mois sont vraiment difficiles, puisque chaque jour, il y a une femme ayant accouché à la maison et qui est déjà morte ou qui saigne qu’on amène et que nous essayons de réanimer sans succès». Puis il poursuit : «C’est une situation qui me choquait, et de l’idée que j’avais au départ qui était de faire la pédiatrie, j’avais compris qu’on n’a pas d’enfant si les mères décèdent avant même d’accoucher».

La vocation de gynécologue était ainsi née. Et elle prendra corps en France, à Angers, où le jeune médecin ira poursuivre sa formation, avec un objectif clair : se faire former en France pour revenir «aider les femmes et lutter contre la mortalité maternelle» au Congo. Dans ce pays à l’époque, on comptait au-delà de 15 morts maternelles pour 1 000 accouchements. La situation était si critique qu’avant l’accouchement, les femmes, ne sachant pas comment les choses allaient se passer, faisaient leur testament.

À la fin de la formation, partagé entre le désir de rester en France et la farouche volonté de rentrer au Congo (le Zaïre à l’époque), le choix ne fut pas facile, mais l’amour et l’attachement à la patrie ont fini par prendre le dessus, et Denis Mukwege et sa famille se résolurent à retourner au pays. Retour en milieu rural où le médecin se sentait plus utile à des femmes vulnérables, alors qu’il aurait pu exercer à Bukavu, ville d’environ un million d’habitants à l’époque, où il n’y avait pas de gynécologue obstétricien.

Retour sur la guerre au Rwanda, l’hôpital de Panzi…

«La guerre au Rwanda, qui s’est exportée en RDC, a commencé dans l’hôpital où je travaillais. Donc les premières victimes étaient mes patients, mes collègues, les personnes avec qui je travaillais, les malades que j’avais opérés la veille et qui ont été tués dans leur lit. Pour moi, ça a été très difficile», a laissé entendre le médecin. Les petites cliniques construites avec l’aide de ses amis d’Angers et autres pour permettre aux femmes d’avoir facilement droit à des consultations ont été détruites. La guerre a même contraint le médecin à quitter son pays pour se réfugier à Nairobi au Kenya, où il a travaillé pendant un moment avec une organisation norvégienne qui soutenait les réfugiés du Sud-Soudan.

Je me rends compte qu’il y a quelque chose de tout à fait satanique qui est en train de se passer dans la ville de Bukavu et aux environs, puisque violer, c’est déjà très grave ; le faire avec une extrême violence et s’acharner sur l’appareil génital des femmes de la manière dont ça se faisait à l’époque-là

Mais, le docteur Mukwege a le Congo dans le sang ; il reviendra donc dans son pays au bout d’un certain temps pour construire, avec l’appui de certains partenaires, l’hôpital de Panzi, à 8 km au sud de Bukavu puisqu’il s’est rendu compte que la situation des femmes dans cette ville était semblable à celle des femmes des milieux ruraux. Et il est devenu le «spécialiste dans le soin des blessures pour viols». L’idée qui a sous-tendu la construction de cet hôpital, c’était de lutter contre la mortalité maternelle. Mais, la première victime qui s’est présentée au médecin était une victime de viol. Un viol horrible.

«Trois mois après (l’ouverture de l’hôpital, ndlr), je commence à réaliser qu’il y a une nouvelle pathologie au Sud-Kivu (…) Du 1er septembre quand l’hôpital commence au 31 décembre, j’avais déjà soigné 45 femmes, et leur histoire était identique. Là, je commence à m’inquiéter. Je me rends compte qu’il y a quelque chose de tout à fait satanique qui est en train de se passer dans la ville de Bukavu et aux environs, puisque violer, c’est déjà très grave ; le faire avec une extrême violence et s’acharner sur l’appareil génital des femmes de la manière dont ça se faisait à l’époque-là… je réalise qu’il y a quelque chose de tout à fait anormal qui est en train de se passer ».

Et de poursuivre : « C’est progressivement qu’on va se rendre compte que c’est (le viol des femmes, ndlr) une stratégie qui est utilisée par tous les groupes armés et les forces armées des pays qui intervenaient au Congo, aussi bien les forces armées étrangères que les forces nationales. C’était une bataille qui se faisait sur les corps des femmes (…) Finalement, le conflit quitte le champ de bataille pour se faire sur le corps des femmes». L’hôpital de Panzi est progressivement devenu un centre de prise en charge post-traitement pour les femmes, qui permettait leur autonomisation, dans une société où après avoir été violées, elles étaient en plus rejetées.

Le drame était tel que ces femmes, une fois guéries, avaient même peur de retourner dans leur village pour ne pas être à nouveau violées. D’où la création de la Cité de la joie à l’hôpital de Panzi pour la réinsertion sociale des victimes. Bâtie sur la devise «Transformer la peine en pouvoir», cette cité a permis à des femmes détruites, dévastées de retrouver une raison de vivre. Les accomplissements sont si grands que le gynécologue loue le courage extraordinaire de ces femmes, parce que comparativement, chez «les hommes qui ont eu la malchance de passer par ce que ces femmes ont subi, la tendance suicidaire est très élevée».

Les minerais du Congo : source de financement de la guerre

L’insécurité permanente dans l’est de la RDC est entretenue par des groupes de personnes, des pays qui en tirent grassement profit, puisqu’ils exploitent impunément les richesses minières qui se concentrent sur le territoire congolais. Le prix Nobel de la paix persiste et signe : ce sont «ces minerais qui entretiennent la guerre et qui font que les groupes armés ou les pays voisins qui les soutiennent n’ont pas à recourir à d’autres moyens, puisqu’ils ont tout le financement par les minerais qu’ils exploitent illégalement». Deux pays voisins sont directement cités par le médecin : le Rwanda et l’Ouganda qui exportent des minerais qu’ils ne produisent pas, et qui sont justement des pays ayant envahi la RDC.

Nous qui avons vécu dans la région, nous savons très bien que ceux qui organisent ce chaos, ils sont à Kinshasa, ils sont à Kigali, ils sont à Kampala, et s’ils ne sont pas inquiétés par la justice et qu’ils se font des millions dans la violence, pourquoi voulez-vous que ces gens-là laissent ?

Denis Mukwege martèle que le désordre dans l’Est du Congo sert les intérêts de certains groupes tant au plus haut sommet de l’État congolais que dans certains pays voisins. «Nous qui avons vécu dans la région, nous savons très bien que ceux qui organisent ce chaos, ils sont à Kinshasa, ils sont à Kigali, ils sont à Kampala, et s’ils ne sont pas inquiétés par la justice et qu’ils se font des millions dans la violence, pourquoi voulez-vous que ces gens-là laissent ? C’est un chaos organisé, puisque c’est un chaos qui permet de s’enrichir sans limites… On n’a pas de compte à rendre par rapport à tout ce qu’on gagne».

L’infatigable avocat des victimes de crimes sexuels au Congo

Sur la question de la création d’un tribunal pénal pour le Congo, le médecin activiste répond : «Ce rapport (le rapport Mapping publié en 2010, ndlr) a 20 ans. Thomas Sankara a été tué il y a 34 ans ; le tribunal pour juger les criminels de Thomas Sankara a commencé aujourd’hui. Donc, je profite pour vous dire que ce sont des crimes imprescriptibles. Et je crois que la communauté internationale peut traîner les pas, mais sur ces crimes, on ne peut pas se taire lorsqu’il y a 5 millions de morts ; on ne peut pas se taire lorsqu’il y a des centaines de milliers, voire de millions de femmes violées».

«Et aujourd’hui quand je vous parle, il y a plus de 5 millions de Congolais qui sont des déplacés internes ou des réfugiés. Beaucoup, peut-être, ne reviendront jamais dans leur village, puisque tout simplement, ils sont dans des camps de fortune où il n’y a pas la nourriture, il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de traitement. Pour moi, fermer les yeux sur un drame humain de cette ampleur, c’est une irresponsabilité totale de la communauté humaine», poursuit le médecin, convaincu que «si on laisse faire un drame comme ça en RDC, c’est un signal très fort qu’on envoie aux criminels, qu’ils peuvent commettre des crimes de cette gravité sans conséquence».

«Donc, moi je crois au bon sens ; je crois qu’après le tribunal de Nuremberg, lorsqu’on a dit never again, plus jamais ça, je crois que ça doit être une réalité pour tous les peuples. Et le peuple congolais a le même droit que tous les autres peuples du monde. Il y a eu des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie, un tribunal pénal pour le Rwanda, un tribunal spécial pour la Sierra Leone. Je ne vois pas pourquoi on peut essayer de taire 5 millions de morts. Je crois que le rapport Mapping les décrit parfaitement bien ; c’est un rapport qui a été fait par des experts, qui avait engagé 100 experts des Nations Unies. Et quand vous regardez leur méthodologie, c’est une méthodologie qui est au-dessus de tout doute», insiste Dr Mukwege.

Et le médecin d’enchaîner : « De 1993 à 2003, ce rapport a répertorié 617 crimes et incidents qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, voire de crimes de génocide. Et ce rapport a été clair : il a proposé qu’il y ait un tribunal pénal international pour le Congo, une justice transitionnelle qui permettrait d’assurer aux victimes la justice, ce qui est un droit. Pour les crimes internationaux, les victimes ont droit à la justice, les victimes ont droit à la vérité, les victimes ont droit à des réparations et à la garantie de non-répétition (…) Et moi, je réclame haut et fort ces droits internationaux pour les victimes congolaises. Et je voudrais que quelqu’un m’explique que les Congolais n’ont pas les mêmes droits que tous les autres peuples».

Pour nous, c’est impensable qu’on puisse demander au bourreau de protéger ses victimes (…) Il est très important, aujourd’hui, de penser à une réforme qui ferait qu’au lieu d’être dans des positions de commandement, les criminels puissent plutôt répondre de leurs actes

Denis Mukwege dénonce le manque de volonté politique qui est le véritable handicap au jugement des criminels : «Lorsque nous parlons du rapport Mapping, ça c’est un seul rapport, puisque tous les crimes après 2003 à ce jour sont également documentés. Mais, il manque la volonté politique de pouvoir affronter notre… je l’appellerai honte, parce que quand on laisse les femmes être détruites de cette façon, j’ai honte par rapport à notre humanité». Le prix Nobel de la paix en appelle à la justice pour que les criminels qui se sont retrouvés dans des gouvernements successifs, qui se retrouvent dans l’armée, la police, les services de renseignement soient interpellés et châtiés.

«Pour nous, c’est impensable qu’on puisse demander au bourreau de protéger ses victimes (…) Il est très important, aujourd’hui, de penser à une réforme qui ferait qu’au lieu d’être dans des positions de commandement, les criminels puissent plutôt répondre de leurs actes. Nous pensons qu’on ne peut pas construire un État de droit avec des criminels ». C’est en 2011 que le médecin a pris la résolution de devenir activiste face au viol du bébé d’une fille qui est elle-même née du viol de sa mère. «Je m’étais dit : je ne peux pas continuer à soigner les conséquences, il faut absolument changer la stratégie, se battre contre les causes. Je ne veux pas rester au bloc opératoire à attendre qu’on m’amène la mère, la fille, la petite-fille, etc. Je me suis rendu compte que ça n’avait pas de limites, et que la seule façon, c’était de dire au monde, crier haut et fort (…) que si le monde ferme les yeux, les criminels continuent».

Ils continuent et associent même des enfants à leur sale besogne. Ce qui révolte le médecin activiste : «Les adultes qui utilisent des enfants à qui ils font un lavage de cerveau, je les traite tout simplement de lâches (..) J’ai discuté avec ce garçon (un enfant soldat, ndlr) qui m’a parlé de son initiation qui a consisté à mutiler sa propre mère. Vous comprenez très bien que lorsqu’un enfant est amené à mutiler sa mère, finalement, toutes les autres femmes représentent quoi ? Rien du tout».

Quelques progrès tout de même

Mais dans tout ce chaos, le médecin relève tout de même quelques progrès : «Sur le plan international, nous saluons la résolution 1820 qui donne la responsabilité hiérarchique des crimes qui se commettent. Le grand problème, c’est peut-être la mise en œuvre qui ne se fait pas. Mais, il y a une évolution, il y a la prise de conscience. Il y a 30 ans, les abus sexuels n’étaient pas considérés comme des crimes de guerre ; aujourd’hui, ils peuvent même être constitutifs de crimes de génocide». L’autre avancée tient à la résolution 2467 votée en 2019 par l’ONU et qui reconnaît la situation des enfants nés de viols, car ces enfants n’étaient reconnus nulle part, et n’avaient pas d’identité.

«On peut faire plus pour soutenir les efforts des femmes, puisque dans toutes les sociétés finalement, les femmes font déjà beaucoup, mais parfois, leurs efforts ne sont pas reconnus». C’est le sens de l’engagement de cet activiste. Et ce combat, il le mène au péril de sa vie. Denis Mukwege le sait bien. Mais l’amour pour les femmes est plus fort. «Je continue à recevoir des messages de menaces, d’intimidation…», révèle-t-il.

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Historien, Journaliste, spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne
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