Défense de la révolution démocratique ivoirienne


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Je suis de nouveau en Côte d’Ivoire, à la rencontre des gens et des lieux où l’avenir de ce pays et de l’Afrique se fomente et s’invente. Le livre dont j’affiche ci-dessus la quatrième de couverture témoignera davantage encore de cet intérêt humain et épistémologique. A la tranquille assurance des éditorialistes éloignés des réalités sur lesquelles ils pérorent pompeusement, me voici a contrario au cœur du pays dont je défends la vocation à redevenir un phare de l’espérance africaine. Pourquoi persisté-je en cette voie mienne depuis près de vingt ans ? C’est que, autrefois exclu de mon pays natal, j’ai épousé la cause des exclus de mon pays d’exil et la victoire démocratique récente de ces exclus de Côte d’Ivoire, je le crois, annoncerait en filigrane, celle des exclus de mon Cameroun natal, si ceux de ma génération savent saisir toutes les opportunités du temps présent. Je m’explique.

Si pour les intellectuels occidentaux du 19ème au 20ème siècle, il était impossible de penser la politique de leurs pays respectifs sans penser la Révolution Française, je me dois de dire ici que pour tous les intellectuels africains de mon temps, les événements ont tendance à prouver qu’on ne peut penser aucune expérience politique africaine contemporaine sans s’imprégner de la problématique de la Révolution Démocratique Ivoirienne menée par la majorité politique qu’incarnent le président de la république Alassane Ouattara , le président de l’assemblée nationale Guillaume Kigbafori Soro et le premier ministre Jeannot Ahoussou Kouadio. J’en ai touché un mot dans « Trois visages majeurs de la Côte d’Ivoire contemporaine », publié au mois de juillet 2012. Lorsque la lutte d’un peuple épouse celles de peuples semblables, au point de les réverbérer exemplairement, il appartient aux éclaireurs de conscience d’en souligner l’importance, sous peine de rater le rendez-vous de l’Histoire avec la science. J’affirme donc ici et je voudrais prouver davantage encore que la réussite de l’émergence démocratique en Côte d’Ivoire consacrera un vent de changement dans toute l’Afrique francophone. Certes, l’ordre ivoiritaire ancien se signale encore çà et là par des actes de guerre, qui signent clairement l’incompatibilité intime entre le parti ivoiritaire et la démocratie comme mode de dévolution pacifique du pouvoir. Mais, comment nier, au regard de ce pays en pleins travaux innovants, que le changement, c’est bel et bien maintenant en Côte d’Ivoire ? J’ai traversé Abidjan de long en large ce dimanche 26 août et j’ai vu l’avenir s’y incarner.

C’est précisément pourquoi la défense de la démocratie ivoirienne est un enjeu majeur pour toute l’élite des humanistes, démocrates, républicains et progressistes africains. Dans ma précédente tribune « La démocratie ivoirienne : miroir de l’Afrique francophone », j’ai mobilisé la métaphore du miroir, que malheureusement certains esprits trop pressés d’en découdre n’ont pas saisie en sa pleine signification. Faisant preuve de malveillance interprétative, certains ont réduit le miroir à la célébration narcissique du moi, à la recherche d’une autoglorification de la nouvelle majorité politique de Côte d’Ivoire par ses soutiens dans la classe intellectuelle africaine. Une telle mésinterprétation ne saurait davantage prospérer, la veille de la démocratie ivoirienne nous imposant de produire les concepts nécessaires à la pénétration intérieure de sa nouveauté, de sa modernité, de son exemplarité et de sa difficulté. Mon métier n’est-il pas de cisailler les concepts afin qu’ils rendent compte de la réalité, mais aussi pour qu’ils soient susceptibles de faciliter la transformation positive du monde ? On a cru voir dans le miroir de ma métaphore, le suicide de Narcisse, tellement amoureux de son image qu’il s’y plonge et s’y noie. Mais, tous ceux qui se sont trompés sur le sens de ce miroir démocratique étaient-ils nécessairement de mauvaise foi ? Peut-être en porté-je une part de responsabilité, pour n’avoir pas spécialement creusé le sens de cette image que je croyais évidente au commun des lecteurs. Je voudrais la réélaborer en la présente tribune, en l’approfondissant et en la densifiant pour les lecteurs de bonne volonté. En quoi la Côte d’Ivoire contemporaine est-elle le miroir de notre Afrique francophone entière ? J’y répondrai de nouveau ici pour rendre compréhensible la nécessité d’une défense de la démocratie ivoirienne par toutes les forces spirituelles et matérielles dont notre temps dispose.

Se mirer, c’est prendre le risque de se voir tel qu’on apparaît, et non plus simplement tel qu’on croit apparaître. Passer de la fiction de soi à la plate réalité du soi. La beauté d’une femme, nous dit-on, se voit à son réveil. On peut étendre ce constat à toutes les affaires humaines. Epreuve de vérité, où l’on découvre son meilleur ennemi en soi-même, l’épreuve du miroir est une véritable confrontation de l’être et du paraître, du moi extérieur et du moi intérieur. Elle oblige celui qui se mire à reconnaître ce qui ne va pas, à souligner ce qui va mieux. Evidemment, ce constat, en soi, n’est ni bon, ni mauvais. C’est l’usage que l’on fait de ce qu’on voit qui déterminera l’utilité ou l’inutilité de l’épreuve du miroir. Trois raisons président au fond à cette métaphore du miroir dans mon analyse de l’expérience ivoirienne : une raison descriptive, une raison normative et une raison géostratégique.

D’abord, la démocratie ivoirienne rassemble à mon sens, toutes les forces négatives et positives qui s’affrontent partout ailleurs en Afrique. Elle ressemble de ce fait à ce qui se joue ailleurs en Afrique, d’une façon certes moins visible et moins tangible. Elle nous offre à voir la confrontation entre les conceptions nativistes et les conceptions républicaines de la nation africaine. D’une part, le camp idéologique suranné de ceux qui réduisent la politique africaine à la revendication d’identités nationales farouchement recroquevillées sur les frontières coloniales. Ce patriotisme verbeux, fondé sur la haine de l’Occident, en récupérant le ressentiment légitime de nos peuples contre la violence impériale du colonialisme, jette cependant le bébé et l’eau du bain dans son anticolonialisme dogmatique. Car dans la rengaine victimaire qui est ainsi nourrie, se masquent de graves manquements d’humanité entre Africains, sous couvert de la lutte contre l’Autre occidental. D’autre part, rivalisant d’adresse pour faire échec au patriotisme d’apparat, la vision démocratique et républicaine de la nation s’inscrit dans l’horizon ouvert de l’intégration africaine sous-régionale, mais aussi dans une dialectique maîtrisée de la mondialisation économique. La Côte d’Ivoire qui émerge avec le président Alassane Ouattara de longues années de batailles successorales et électorales est celle qui s’inscrit dans le désir d’avenir de la modernité africaine. Il s’agit d’une nation consciente de la nécessité de l’ouverture maîtrisée à l’Autre comme condition du renouvellement de soi. Ceux qui pérorent contre le soutien de la communauté internationale au nouveau gouvernement de Côte d’Ivoire devraient donc prendre conscience d’un fait : c’est le visage nouveau, fait de dignité et d’humanité dans la relation à l’Autre, qui donne crédit et confiance en la nouvelle Côte d’Ivoire auprès des bailleurs de fond, partenaires économiques et amis politiques de ce pays en renaissance.

Ensuite la démocratie ivoirienne incarnée par le trio ADO-GKS-JAK est le résultat d’une résurrection morale de la Côte d’Ivoire. C’est ici que je fonde la métaphore du miroir sur un critère normatif. A la mort de Félix Houphouët Boigny, la concurrence déloyale créée par l’instrumentalisation du thème de l’identité nationale avait éloigné la Côte d’Ivoire de sa nature profonde de terre d’inspiration, d’ouverture, de création et de fraternisation. Comme l’Afrique contemporaine toute entière, la Côte d’Ivoire a vacillé sur l’axe ébranlé de ses valeurs ; elle a douté d’elle-même, trimballée comme l’âne de Buridan entre la potion de l’enfermement narcissique en soi et l’appel du bons sens vers l’instauration définitive d’une véritable tradition démocratique arbitrant objectivement toutes les prétentions. La lutte citoyenne entreprise par les exclus de la nation rassemblés dans le RDR, puis par les martyrs de l’ivoirité rassemblés dans le MPCI, mais enfin aussi reprise dans une nouvelle alliance houphouétiste assagie des errements des héritiers du vieux parti, cette lutte citoyenne dis-je donc, était menée au nom des valeurs supérieures de l’humanité. A contrario, les tentatives des revanchards qui oublient que 2002 n’était qu’une réplique à plus de 10 années de frustrations concertées par certains Ivoiriens contre d’autres Ivoiriens, s’inscrivent dans un paradigme moral inférieur : celui de la haine gratuite transformée en facteur de lutte. Du charnier de Yopougon aux traques de citoyens exclus au faciès, sans oublier la saga des escadrons de la mort, les idéologues et les sbires de la vulgate ivoiritaire ont affaissé l’âme de la Côte d’Ivoire dans les cachots du désespoir. Or telle est exactement la situation de l’Afrique contemporaine, prise à l’étau entre des sacrifices de mort (ceux de l’anticolonialisme dogmatique) et les sacrifices de vie (ceux de l’anticolonialisme critique ou démocratie). Qui oserait prétendre que la démocratie ne soit pas à la fois notre raison de vivre et notre raison de mourir la plus haute en cette époque ? Je ne puis que m’étonner des cris d’orfraie qu’on pousse çà et là après que le chroniqueur Félicien Sékongo ait thématisé la haine de la démocratie comme étant l’autre nom du terrorisme investi comme nouveau fond de commerce politique. Comment qualifier autrement un parti politique qui refuse de reconnaître ses responsabilités illimitées dans la tragédie récente de ce pays, parlant le jour le langage apparent du dialogue et la nuit celui de la revanche gratuite, le couteau entre les dents ? Que ne lit-on pas les tombereaux d’injures et de menaces ad hominem à peine voilées, déversés sans arrêt par la presse bleue contre les personnes du chef de l’Etat, du président de l’assemblée nationale ou du premier ministre de Côte d’Ivoire ?

J’en viens enfin à la troisième raison pour laquelle la démocratie ivoirienne est le miroir de notre Afrique. J’ai nommé la raison géostratégique. Elle signifie que pour gouverner aujourd’hui utilement un pays d’Afrique francophone, il convient impérieusement de sortir de la langue de bois pour voir le monde des rapports de forces réelles tel qu’il est. Il y a en présence : les peuples, plus ou moins organisés en sociétés civiles et associations politiques ; il y a les héritiers de l’ordre politique issu de la colonisation, persistant à défendre çà et là sur le continent, une conception successorale et héréditaire de la transmission du pouvoir politique ; il y a des oppositions politiques, bien souvent laminées par des querelles interminables de leadership que méprise le menu peuple désabusé ; il y a les grandes puissances occidentales, déterminées en toute logique à garantir leurs approvisionnements en matières premières, mais en même temps l’émergence d’un leadership africain doté d’une crédibilité populaire suffisante pour servir d’interlocuteur valable ; il y a les forces encore frêles du renouvellement démocratique des républiques africaines, qu’incarnent excellemment les présidents Ouattara, Macky Sall, Mahamadou Issoufou, par exemple, en ce qui concerne l’Afrique francophone ; il y a enfin l’immense houle des peuples ballotés au gré des affrontements des pachydermes du marigot politique. Or toutes ces forces en présence se sont montrées exemplairement en Côte d’Ivoire, à tel point que celui qui veut comprendre l’Afrique ne perdrait rien à bien comprendre la révolution démocratique ivoirienne, comme celui qui voulait comprendre l’occident des 19ème et 20ème siècles ne pouvait se passer des révolutions française et russe. J’ai voulu montrer que le jeu de ces forces en Côte d’Ivoire était un prélude magistral au jeu probablement imminent des mêmes forces ailleurs en Afrique. Ceci suffira-t-il à convertir les esprits retors à la patience de penser ? J’en doute. Mais il faut faire œuvre de pédagogie, y compris dans une classe de sourds volontaires.

La défense de la démocratie ivoirienne, c’est la défense de la possibilité de briser la chaîne infernale de la transmission héréditaire du pouvoir d’Etat en Afrique pour instaurer la chaîne d’union de la transmission démocratique et pacifique des emblèmes de l’autorité publique. De ne l’avoir pas bien compris, certains despotes africains attardés ne manqueront pas, sans coup férir, de rejoindre à La Haye un ancien grand sourd volontaire de Côte d’Ivoire. Ou bien ?! Dans mon recueil poétique Dires à Dieu pour demain, qu’il me soit permis de citer cette strophe qui illustre l’importance de l’enjeu ivoirien pour notre temps :

Cette seule chance et cette chance si seule

C’est que la portée universelle de nos actes

Devienne le rythme même de nos choix

Que notre cœur batte à l’unisson des catastrophes

Qui s’amoncellent sur la terre du fait de la démission de l’homme… [[Franklin Nyamsi, Dires à Dieu pour demain, Oraison d’une humanité révoltée, Abidjan, Balafons, 2012, p.49]]

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