D comme Danse


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L’apprentissage : D comme Danse. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2007.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

D

DANSE

Soirée dansante à Tunis. Les invités, qui ont baigné dans la culture française, dansent très bien le rock. Mais l’on entend maintenant de la musique arabe: les couples se défont, les hommes quittent la piste, et les femmes se mettent à onduler leur corps en une danse du ventre, sous le regard des hommes immobiles. Parfois sur la piste un couple se forme: la femme ondule devant l’homme, pendant qu’il tourne autour d’elle.

Ce soir je réalise que je suis devenue française à ma répulsion totale, alors que j’adore danser, à me joindre aux autres femmes de la piste, et à m’offrir de la sorte en spectacle aux hommes assis, comme dansent pourtant aujourd’hui les femmes dans toutes les soirées et mariages arabes et maghrébins, des boîtes de nuit d’Alger aux mariages de Mantes. Mon âme féministe acquise en Europe, qui aime la séduction quand elle est partagée, m’en empêche.

Traditionnellement, le côté sexuellement explicite de cette danse a toujours été clair dans la société arabe: cette danse ne se dansait jamais par une femme respectable en public, et les danseuses étaient associées à des prostituées. (La danse orientale serait à l’origine un rituel de séduction pour la chambre conjugale, mais je n’y crois pas, car alors où se tiendraient les musiciens? Je crois plutôt que les danseuses en tenues deux-pièces et aux voiles transparents, qui charmaient – parfois à plusieurs comme on le voit dans les miniatures persanes – un prince moghol mollement alangui sur sa couche, étaient des almées, qui sont les geishas en Orient).

Dans les villages de Kabylie, d’Egypte ou du Maroc, encore aujourd’hui, les femmes ne dansent jamais devant les hommes, mais entre elles, comme lors des mariages, où hommes et femmes sont séparés en des salles différentes.

A La Villette un soir j’ai découvert les danses irlandaises: les couples composaient ensemble diverses figures, changeant de partenaires pour que la fête soit collective totalement, parfois l’homme passait le bras autour de la taille de sa partenaire, la faisait tourner devant lui, les regards s’échangeaient, les joies sur les visages étaient partagées. Ce sont ces danses folkloriques paysannes d’Europe, que l’on danse à plusieurs couples, qui ont donné notre rock and roll nos danses de salon nos valses et nos tangos, et à la vue de ce spectacle j’avais ressenti une vive appartenance à cette culture européenne où l’homme et la femme sont égaux dans la société, partenaires totalement, par opposition à la danse orientale, inégale par essence, femme-objet face à l’homme-prédateur.

(Et là je dois reconnaître que certaines danses fokloriques orientales, comme au Liban, sont mixtes. Et l’Occident a aussi inventé le french cancan, tout aussi voyeur que la danse du ventre, et les danseuses de cabaret).

Dans un bal de 14 juillet en France, des couples de tous âges dansent au son de l’orchestre: tangos, pasos, valses, rocks. Parfois, quand le rythme est plus lent et la musique plus romantique, les couples se rapprochent, et, comme dans les tableaux de Renoir, l’homme passe son bras autour de sa compagne, des regards doux ou des baisers s’échangent.

Ce bonheur de danser en couple et en public symbolise pour moi la relation homme-femme en Occident. Egalité entre les partenaires, qui dansent la même danse. Transparence face aux autres, relation affichée, quand dans le monde arabe l’amour doit souvent rester secret.

Je regarde à nouveau les jeunes femmes tunisiennes, habillées très branché, qui dansent à l’orientale en cette soirée bourgeoise. Et je les comprends à présent: en brisant le tabou de l’interdiction de danser en public, en dansant sur la piste avec des hommes, elles sont, à leur manière, en train de cheminer vers leur affranchissement des tutelles ancestrales, vers une relation égalitaire de couple, qui pour moi s’exprime le mieux dans ce plaisir partagé et affiché de danser ensemble.

C’est à cette lente conquête des femmes de leur place dans la société que, ce soir à Tunis, je suis en train d’assister.

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