Comment ne pas rater le tournant de la démocratisation en Afrique ?


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Après l’ère des Etats mobilisateurs, quel est le modèle de démocratie que le cours de l’histoire impose actuellement en Afrique ? S’agit-il de la démocratie de la souveraineté populaire ou de la démocratie de la liberté de commerce et de consommation ? S’agit-il plutôt d’une démocratie de la limitation du pouvoir, de la citoyenneté, du respect des identités, des besoins et des droits personnels ? Quelles sont la logique et les finalités du type de démocratie que le remodelage du monde prescrit à l’Afrique en cette aube du 21e siècle ?

Répondre de manière précise à ce questionnement est essentiel pour éviter de répéter les pratiques qui conduisirent au dévoiement des Etats mobilisateurs en Afrique. En effet la transformation des Etats mobilisateurs africains en Etats démobilisateurs ne fut pas seulement provoquée par des causes exogènes. La continuité du pacte colonial ne fut pas la cause exclusive de l’échec de l’Etat volontariste en Afrique. Au-delà de la dépendance structurelle des économies africaines à celles des anciennes puissances coloniales, la faillite de l’Etat mobilisateur en Afrique s’explique surtout par le détournement délibéré de ses finalités modernisatrices et par la réadaptation autochtone de son fonctionnement bureautique et de sa logique interne.

Or, cette tendance qui consiste à réadapter les innovations institutionnelles importées de l’étranger pour les soumettre à des logiques endogènes qui permettent de reproduire et de pérenniser les anciens rapports socio-économiques et politiques autochtones, semble menacer le processus de démocratisation des régimes politiques africains. A première vue, cette stratégie de blocage qui s’apparente à une forme de résistance passive à l’acculturation semble légitime. Obligés de prendre le train en marche, forcés de nous inscrire dans des innovations institutionnelles et technologiques initiées de l’extérieur, nous sommes sommés d’adopter les nouveautés où d’être déclassés ! Il semble alors que la question qui se pose à nous est celle-ci : Comment adopter ces innovations contraignantes sans perdre notre âme, nos traditions et notre culture ? La réponse pertinente à cette question existentielle semble être d’introduire les logiques traditionnelles et les modes fonctionnels des cultures locales dans les institutions et les systèmes technologiques venus de l’étranger.

Or, cette réponse à la question posée par les contraintes de l’acculturation est fondamentalement contreproductive comme le montre le bilan économique social et politique désastreux des années d’Indépendance dans l’Afrique postcoloniale. Il est par ailleurs éclairant de souligner ici que cette culturalisation de la modernisation fut une stratégie prisée par le colonisateur qui s’efforça dès le début, au moyen de l’administration indirecte, d’endogénéiser sa domination en introduisant dans les institutions modernes importées des modes traditionnels d’exercice du pouvoir. Cette instrumentalisation de l’autochtonie par le colonisateur occidental lui-même en dénonce les effets pervers et indique clairement la voie dans laquelle doit se poser la question pertinente requise par le transfert des institutions et des technologies étrangères en Afrique.

La question vitale que pose ce transfert est en réalité celle-ci: Comment nous approprier l’esprit et la logique interne de ces institutions et de ces technologies pour les utiliser au mieux afin de les mettre au service de notre émancipation collective en maîtrisant les contours des mutations historiques? Pour pouvoir surmonter le problème dû aux transferts d’institutions et de technologie il ne s’agit donc pas tant d’y insérer, comme on l’a souvent cru, des logiques et des principes autochtones que de maîtriser parfaitement l’esprit de ces institutions et technologies, de s’approprier leurs logiques internes et leur finalités pour finir par les utiliser dans le sens d’un développement endogène inspiré par le génie culturel des peuples africains. De même qu’une royauté ou une aristocratie guerrière traditionnelle ne saurait s’administrer selon le principe moderne de l’égalité et de l’indépendance des sujets par rapport au pouvoir central, un Etat moderne fondé sur le principe impersonnel de la bureaucratie administrative et sur le principe juridique de la propriété privée et de la responsabilité individuelle, ne peut s’administrer selon le principe traditionnel de la dépendance personnelle de type lignage et selon le principe de la responsabilité et de la propriété collectives. Chaque système institutionnel possède une logique particulière, une finalité déterminée et requiert un mode de fonctionnement qui doit être maîtrisé par ses utilisateurs. L’Etat mobilisateur et volontariste monopartite qui fut adopté en Afrique comme moyen incontournable de la modernisation à l’aube des indépendances, possédait une logique et une finalité spécifiques de même que la démocratie représentative de la nouvelle modernité qui naît sur les décombres des totalitarismes des dictatures, Etats populaires dans un monde désormais globalisé aux systèmes de production et de communication internationalisés.

De nos jours la démocratie se définit par la limitation du Pouvoir et par le respect des droits civiques, sociaux et culturels, des individus et des peuples et non pas par le gouvernement du peuple. En passant de la démocratie des Etats républicains et de celle des Etats populaires à la démocratie contemporaine des droits de l’homme, on passe comme l’écrit Alain Touraine « de l’idée unificatrice de souveraineté populaire à celle de la défense des droits et en premier lieu du droit des gouvernés à choisir leur gouvernants ». Le sens de la démocratie dans la nouvelle modernité procède donc d’un renversement de l’idée de démocratie : « qui passe de l’idée d’une conquête par la force de la souveraineté populaire à celle du respect des libertés, de la personne humaine et des minorités ». La démocratie « repose aujourd’hui à la fois sur le libre choix des dirigeants et sur la limitation du pouvoir politique » par le principe non politique du droit naturel. La nouvelle conception de la démocratie est donc l’antithèse de la démocratie de l’Etat populaire qui a été expérimentée en Côte d’Ivoire avec le FPI de Laurent Gbagbo qui s’accommodait de la négation des droits personnels, de la confiscation des élections populaires et du refus du verdict des urnes.

La démocratie actuelle des droits de l’homme se constitue contre les nouveaux régimes totalitaires, les fascismes, les intégrismes religieux et les ethno-nationalismes. Elle n’est plus le régime du pouvoir du peuple et de l’Etat populaire, du gouvernement de la majorité au détriment des minorités. C’est au contraire le régime qui défend les minorités et qui permet aux acteurs sociaux de se former et d’agir librement. Son objectif principal est de protéger les personnes contre l’arbitraire du pouvoir de garantir des espaces de contestation et de libérer les initiatives. Mais en tant que régime de la défense des droits sociaux elle met aussi des limites au pouvoir des administrations et des entreprises autant qu’à un individualisme extrême. La démocratie contemporaine repose donc sur l’autonomie des acteurs sociaux par rapport aux systèmes de pouvoir et de production. Elle se fonde sur la limitation du pouvoir politique, sur une citoyenneté jointe à la défense d’une identité culturelle, et sur la représentation politique des intérêts des acteurs de la société civile. Elle n’est donc ni une démocratie de la souveraineté populaire ni une démocratie de la gestion politique de l’économie de marché.

Ses principes cardinaux sont la liberté de choisir les dirigeants, la reconnaissance des droits de la personne humaine, le respect de la créativité personnelle et de l’aptitude de chaque individu à être le sujet de sa propre vie. Sa logique est la limitation du Pouvoir, l’indépendance de la société politique et de la société civile par rapport à l’Etat, et la liberté des acteurs sociaux par rapport aux systèmes de pouvoirs et de production. Elle fonctionne sur la capacité des personnes à ne pas se définir par la collectivité où elles sont nées et selon leurs intérêts particuliers. Sa force motrice est leur conscience d’appartenance à une société politique unie autour d’un bien commun et leur sens de la citoyenneté. Sa finalité est de produire des individus autonomes qui sont les maîtres souverains de leurs existences personnelles, se sentent responsables d’eux-mêmes et d’autrui ainsi que d’un bien commun, et dont l’identité se fonde autant sur des valeurs universelles que sur une mémoire culturelle. Elle assigne au système politique et aux partis une tâche de médiation qui est de représenter politiquement les intérêts sociaux, de formuler les choix politiques, d’exprimer clairement une politique économique, sociale et internationale, afin de permettre aux citoyens de choisir les gouvernants avec une idée aussi claire que possible des implications et des conséquences de ce choix.

La nouvelle démocratie des droits de l’homme vise donc à permettre à une collectivité plurielle de se réapproprier pleinement sa destinée en tant que communauté politique autonome consciente de son unité dans sa diversité. Elle est destinée à lui permettre de se produire comme une subjectivité politique, dont l’identité se fonde autant sur l’universel que sur la mémoire et les particularismes culturels, et qui est donc capable de mettre en œuvre un développement endogène procédant de cette synthèse de l’universel et du particulier.
Cette nouvelle démocratie des droits de l’homme peut être corrompue et déformée par la non- reconnaissance des droits de la personne humaine, par l’absence de contrôle du Pouvoir, par le maintien du pouvoir absolu de la souveraineté populaire contre les minorités et les dissidences. Elle peut être pervertie par la soumission des individus à leur communauté, par le maintien du contrôle communautaire qui réprime le choix individuel et la responsabilité personnelle. Elle peut être altérée par la fragmentation ethnique de la société, par l’inégalité sociale et la soumission de la société à l’Etat. Au niveau des partis elle peut être corrompue par le maintien de l’emprise des candidats et des appareils sur les forces sociales et par la subordination des citoyens aux dirigeants des partis. Elle peut être dépravée par la confusion ou par l’absence de programme politique économique et sociale, par la corruption de la représentativité et par le clientélisme politique. Elle peut être détruite par sa réduction au libéralisme économique et à l’économie de marché qui font disparaître l’autonomie du politique au profit de l’impérium des systèmes de production, de communication et de consommation.

La solution au problème des transferts technologique et institutionnels et plus généralement de la diffusion de modèles culturels étrangers est donc loin de se trouver dans le repli identitaire et dans le recours à l’autochtonie. Elle se trouve plutôt dans l’ouverture à la différence et dans le métissage et le dialogue interculturel. Une conversation productive et compréhensive doit s’amorcer entre les héros mythiques des cultures qui se rencontrent sous les différentes latitudes de ce monde ouvert de l’ère de la communication et des échanges. Il faut que le Forgeron Dogon et l’Araignée Ashanti arraisonnent le Prométhée européen contempteur des dieux, l’Oedipe sacrilège, le Confucius ou la Shiva orientale ! Autrement dit le génie culturel africain, qu’il faut retrouver par delà les traditions, est tenu de maîtriser la rationalité instrumentale et les génies culturels étrangers en dialoguant avec les maîtres spirituels de l’Occident et de l’Orient dont les méditations inspirent ces innovations institutionnelles dont elles constituent l’âme !

Il s’agit pour les Africains de se détacher des traditions pour retourner réflexivement aux forces de spontanéité des cultures vivantes africaines, occidentales et orientales, à l’âme de ces cultures pour inventer le présent en élaborant des stratégies efficientes correspondant aux situations nouvelles. Il ne s’agit en aucun cas de résoudre les problèmes du présent avec les traditions qui sont partout des réponses fossilisées que les peuples ont élaborées à des moments déterminés de leur existence pour résoudre des problèmes ponctuels maintenant dépassés. En tant que squelettes construits, puis abandonnés au cours d’une dynamique évolutive, les traditions pourrissent en effet les cultures comme le souligne Roger Bastide. Et un certain nombre de protagonistes du présent africain peuvent exploiter les forces du passé pour figer le temps au profit de leurs intérêts particuliers.

Pour réussir à négocier le tournant de la démocratisation en Afrique, il ne faut donc pas africaniser la démocratie des droits de l’homme au moyen du rapatriement des valeurs de la tradition africaine. Il faut au contraire respecter les principes cardinaux de la démocratie des droits de l’homme, pour la mettre au service de la liberté des individus et des peuples africains.

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