Citoyen du monde


Lecture 28 min.
Mustapha Saha. L'ouverture au monde commence dans les ports
Mustapha Saha. L'ouverture au monde commence dans les ports

Un courrier reçu aujourd’hui me pose une question candide et piégeante : Que signifie citoyen du monde ? L’expression est si banalisée qu’elle ne désigne maintenant qu’un vague sentiment de fraternité planétaire. Un opuscule de Jacques Derrida traîne sur la table en étrange synchronicité. « La figure du cosmopolitisme, d’où nous arrive-t-elle ? Et que lui arrive-t-il ? Comme à celle de citoyen du monde, on ne sait si quelque avenir lui reste réservé. On se demande s’il y a encore aujourd’hui une place légitime pour quelque distinction décisive entre ces deux formes de Cité, « polis », que sont la Ville et l’État. On se demande si un Parlement international des écrivains doit encore, comme son nom semble l’indiquer, s’inspirer de ce qu’on appelle, depuis plus de vingt siècles, le cosmopolitisme. Car le cosmopolitisme, est-ce la chose de toutes les Villes ou de tous les États du monde? Au moment où la fin de la ville résonne à la manière d’un verdict, au moment d’un diagnostic ou d’un pronostic si communs, comment rêver encore d’un statut original pour la ville, et ensuite pour la ville-refuge » (Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! éditions Galilée, 1997).

Emmanuel Kant a bien pensé un cosmopolitisme qui se donne une visée culturelle pacifique commune à toute l’humanité, une alliance de républiques libres qui privilégie la prééminence de l’arbitrage à la prépondérance de la guerre. Les modélisations juridico-politiques kantiennes ont inspiré la création de la Société des nations et l’Organisation des Nations unies. Il a également conceptualisé une dimension anthropologique, le cosmopolitisme diffuse sans discrimination les connaissances et fait de l’hospitalité le principe central des relations humaines. Un monde régi par le relationnisme où l’interactivité, l’interculturalité, supplantent le repli identitaire, le sentiment d’appartenance, le chauvinisme, moteurs du suprématisme, du colonialisme, de l’impérialisme. Le concept de citoyen du monde, Weltbürger, se trouve dans plusieurs ouvrages d’Emmanuel Kant. Dans « Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite », le philosophe se pose la question : l’histoire, marquée par des événements chaotiques, des guerres, des épidémies, des catastrophes naturelles, des découvertes scientifiques, des performances techniques, des inventions artistiques, a-t-elle un sens ? L’histoire n’est-elle pas qu’une perpétuelle répétition de la misère humaine ? Postulat général, « Les actions humaines sont déterminées conformément aux lois universelles de la nature », déterminisme imposé par nos besoins vitaux et notre finitude. La nature laisse, malgré tout, à l’être humain doté de conscience un jeu de liberté qui dépend de son vouloir. Pourquoi l’histoire est-elle une interminable suite de tragédies ? Pourquoi l’humanité est incapable de construire une société pacifique ? Y a-t-il un dessein caché de la nature dans le cours aberrant des choses humaines ? La nature fonctionne selon un principe téléologique, tout ce qu’elle crée a biologiquement une fonction utilitaire, une destination. Rien n’est laissé à l’indétermination. Parce que sa nature est double, instinctive et cognitive, lucide et déraisonnable, l’humain est à la fois sociable et narcissique, empathique et égoïste. Il peine à se dépêtrer de son rapport équivoque à autrui, de son insociable sociabilité, ungesellige geselligkeit. L’insociabilité développe la volonté de puissance, le désir de domination, la folie des grandeurs. Les humains ne peuvent vivre ni collectivement, ni séparément. Et puisqu’ils ne se supportent pas, ils sont travaillés par une émulation permanente d’où s’engendrent les sciences et les arts comme sublimations des pulsions insociables. L’épanouissement des facultés naturelles implique une grande liberté, et comme il faut bien vivre avec les autres, cette liberté ne peut pas être illimitée, elle s’arrête où la liberté d’autrui commence.

Emmanuel Kant propose un droit cosmopolitique, qui organise une vie collective des peuples tournée vers la coexistence pacifique (Emmanuel Kant, Doctrine du droit, 1795). La philosophie kantienne place la raison d’être de toute sagesse politique dans la paix (Emmanuel Kant, Le Projet de paix perpétuelle, 1795). Le cosmopolitisme se veut une nouvelle ère d’émancipation de l’humanité. Chaque être humain est considéré comme un citoyen du monde, (Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798). La culture n’a d’autre fin que cet épanouissement humain. Ce n’est pas dans l’individu, mais dans l’espèce que peut s’apprendre ce que l’être humain peut faire de lui-même comme être libre. L’humanité doit se construire comme une œuvre continuée de génération en génération. Le progrès chez Kant n’est pas matérialiste. L’être humain croit que le bonheur est la destinée suprême de son espèce, mais la force des choses lui impose de renoncer à ses convictions utilitaires pour établir entre la nature et lui-même une relation finale (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790). Ce n’est pas le bonheur, mais la culture qui est la fin naturelle des êtres humains. Le droit cosmopolitique garantit la libre circulation, le droit d’établissement des individus sur n’importe quelle portion de la planète. Quand on considère la multiplication et l’accélération des conflits armés, le monde s’enfonce régressivement dans l’ère de la guerre. Et pourtant le cosmopolitisme est une réalité palpable. La révolution numérique libère les informations et les savoirs. Les réseaux sociaux tissent des relations interpersonnelles, intergroupales, intercontinentales, instaurent des opinions mondiales, impulsent de larges mobilisations. On peut d’ores et déjà parler de citoyen internétique. L’humanité entière vit les événements, où qu’ils se produisent, au même rythme, en temps réel. Le champ de perception s’élargit, englobe de multiples interprétations. Ce qui relevait de l’utopie est désormais une donnée d’expérience. Que représente, dans ces conditions, la citoyenneté mondiale ? Doit-elle rester symbolique ou revêtir un caractère institutionnel ? Doit-elle s’autonomiser et s’extraire des appartenances nationales ?

Hospitalité universelle et paix perpétuelle. « Il ne s’agit pas de philanthropie, mais de droit, et en ce sens l’hospitalité signifie le droit de tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. Il s’agit simplement du droit de faire partie de la société d’accueil en vertu du principe que la planète appartient à tous les êtres humains. Car, à cause de la forme sphérique de cette surface, ils ne peuvent s’y disperser à l’infini, et ils sont forcés à la fin de se souffrir les uns à côté des autres. Mais originairement personne n’a plus de droit qu’un autre à un bien de la terre. Les parties inhabitables de cette surface, la mer et les déserts, divisent cette communauté, mais, le vaisseau et le chameau, ce vaisseau du désert, permettent aux hommes de traverser ces régions sans maître, pour se rapprocher les uns des autres, et d’utiliser pour lier commerce entre eux, le droit que possède en commun toute l’espèce humaine de jouir de la surface de la terre. C’est de cette manière que des régions éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, qui finissent par recevoir la sanction des lois publiques, et le genre humain se rapprocher insensiblement d’une constitution cosmopolitique » (Emmanuel Kant, De la Paix perpétuelle, 1795, traduction française de Jules Barni, éditions Auguste Durand, 1853). Emmanuel Kant s’enferme dans une sorte d’aporie. Il s’impose des restrictions juridiques qui remettent la prépotence étatique dans le jeu. En France, s’est créé un délit d’hospitalité qui punit les hébergeurs d’immigrés clandestins. Le cosmopolitisme ne peut être que de droit naturel, qui transcende les légalités discrétionnaires. Le droit naturel est l’ensemble des droits que chaque personne possède du fait qu’il est humain, droit à la vie, droit à la santé, droit à la liberté, et non du fait qu’il appartient à une société. Une cité hospitalière ne peut se concevoir que comme une ville franche, sans aucune tutelle, avec un statut d’immunité, d’exemption, à l’instar des lieux religieux et diplomatiques. L’hospitalité n’est pas seulement un principe, un concept, c’est aussi une éthique, une loi inscrite dans la culture.

La philosophie politique s’efforce de penser la citoyenneté mondiale depuis l’antiquité grecque. Quand Alexandre le Grand demande à Diogène de Sinope le Cynique sa cité d’origine, le philosophe vagabond répond : « Je suis citoyen du monde », kosmopolitès. La citoyenneté mondiale est une alternative antipolitique, un défi aux détenteurs du pouvoir. Diogène dort n’importe où parce que la terre entière est sa demeure. Il déambule partout, pieds nus par toutes les saisons, avec son manteau de grosse laine et sa besace. Il ne possède rien. Personne n’emporte ses biens dans la tombe. Tout appartient à tout le monde. Quand il mendie, sans courbette, quand on lui tend une obole, on lui rend ce qui lui appartient. Platon le traite de fou, il répond : « Platon est un bavard intarissable ». Diogène vit en accord avec sa pensée. Il refuse la simulation, la feintise, l’hypocrisie sociale, la belle rhétorique. Il enseigne par l’exemple. Il harangue les passants uniquement préoccupés par leur confort matériel, incapables de vivre libres, de se délivrer de leurs cadènes mentales. Il anime la place publique. Des badauds le provoquent pour recueillir des répliques croustillantes. Diogène s’est exilé à Athènes parce qu’il a fabriqué, avec son père banquier, de la fausse monnaie. Devenu philosophe, il comprend que la falsification de l’argent est un acte symbolique. On ne peut s’affranchir de la servitude volontaire et involontaire qu’en désacralisant les gouvernances et les convenances. Les sentiments qui habitent l’être social, l’angoisse de ne rien posséder, l’angoisse de tout perdre, la peur, la convoitise, l’hostilité, la rancune, l’animosité, l’acrimonie, l’aigreur, la haine, ne sont que de la fausse monnaie. Pouvoirs, richesses, honneurs, prestiges, prépondérances, grandeurs ne sont qu’illusoires forfanteries. La réussite n’est qu’un leurre. Il n’est d’autre bonheur que la vie naturelle, hors artifices, hors maléfices. L’homme au tonneau refuse les lois déshumanisantes, les conformités corruptrices, les morales culpabilisatrices.

Le néolibéralisme occupe simultanément toutes les sphères, de la mondialité à la localité, de la centralité à la marginalité, de la verticalité à l’horizontalité, récupération marchande de toute pratique d’autonomisation, et quand la machine à profits se grippe, réactivation du patriotisme, nettoyage par le vide. Le cosmopolitisme répond à une exigence de résistance. La société civile, quand elle ne se laisse pas coloniser par le marché, est l’instance idoine des expériences antiautoritaires. Les mouvements sociaux réussissent des percées dans les domaines éthiques, bioéthiques, écologiques, qui renversent le rapport avec le droit institutionnel, initient des réglementations transnationales issues de la base. L’exigence de citoyenneté cosmopolitique est suscitée par la prise de conscience collective des calamités climatiques, chimiques, biologiques, nucléaires, qui mettent l’humanité en péril. Les réseaux internétiques servent de caisse de résonance planétaire. La citoyenneté ne se réduit pas à la nationalité. Le cosmopolitisme s’articule parfaitement avec les luttes locales, régionales, urbaines.

Le problème est la frontière. Bornes indépassables. Démarcations infranchissables. Limites intraversables. Ségrégations. Ostracisations. Exclusions. Relégations. Déportations. En Mai 68, des étudiants étrangers, des grévistes immigrés, sont expulsés sans préavis, reconduits aux frontières manu militari. Nous concevons une affiche en catastrophe : « Les Frontières, on s’en fout ». Frontières géographiques, frontières psychologiques, frontières linguistiques, surdéterminées les unes par les autres. Aucune paix possible avec des frontières. Nous voyons bien l’obsolétisme des signes de séparation, d’orientation, d’aiguillage, de guidage. Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. La frontière est « le non-passage, l’expérience du non-passage, l’épreuve paralysante devant une porte, un seuil, une frontière, une ligne, le bord, l’abord de l’autre comme tel, en ce lieu où il n’est plus possible de constituer un problème, où le projet même devient impossible, où nous sommes absolument exposés, sans protection, sans bouclier, sans substitution possible, exposés dans notre singularité absolue et absolument nue, désarmés, livrés à l’autre, incapables même de nous abriter derrière ce qui pourrait encore protéger l’intériorité d’un secret » (Jacques Derrida, Apories, éditions Galilée, 1996). Le secret de l’intimité est aujourd’hui violé à chaque instant par la géolocalisation, le code à réponse rapide (QR code), le traçage systématique, la reconnaissance faciale, les objets interconnectés, les caméras vidéos, en attendant les puces sous-cutanées, les électrodes implantées, les transhumains décérébralisés, pilotés par des robots.

Le fugitif, le rescapé, le survivant, le migrant, l’exilé, l’asilé, le passager sans passage. La solidarité institutionnelle n’est qu’une charité dévoyée, une assistance condescendante, une altruité concupiscente. Tout pouvoir, partout, de tout temps, est synonyme d’univocité, d’exclusivité, assimilateur sous réserve de soumission totale, épurateur des singularités, démolisseur des inconformités. Au moment où le droit d’asile est bafoué, Jacques Derrida s’implique dans une nouvelle conception de la ville-refuge qui fait de l’hospitalité son mode de fonctionnement. « Dès lors qu’elle concerne l’ethos, la demeure, le chez-soi, le lieu du séjour, la manière de se rapporter à soi et aux autres, l’éthique est hospitalité ». L’hospitalité véritable est inconditionnalité, coexistence pacifique, réciprocité magnanime, mutualité bienveillante. L’accueil de l’étranger est une hospitalité plus ancienne que l’hébergeur, comment si l’inviteur est en vérité reçu par celui qu’il croit recevoir. Les conséquences sont infinies. « Telle infinité se perdrait alors dans l’abîme du recevoir, qui signifie prendre sur soi, en soi, chez soi, avec soi, recevoir, accueillir, accepter, admettre autre chose que soi, l’autre que soi. On peut y entendre une certaine expérience de l’hospitalité, et le passage du seuil par l’invité qui doit être à la fois appelé, désiré, attendu.». La ville-refuge est une certaine idée du cosmopolitisme, une réponse juste, immédiate, au calvaire du persécuté.

Dans un présent qui produit massivement des immigrés, des sans-papiers, des sans-droits, des réfugiés, des apatrides, des parias, le cosmopolitisme s’impose comme une instance où se réalise le droit d’avoir des droits (Hannah Arendt). La dynamique cosmopolitique opère dans la transversalité, dans des exemplarités pratiques, où l’action civile supplante l’oppression bureaucratique, où la synergie des singularités déborde les obstructions administratives. Le fait de se penser habitant du monde et non résident d’un pays, de s’exonérer des catégorisations politiques, de s’approprier la planète comme horizon d’existence, abolit les entraves mentales. L’universalisme, dans son acceptation moderne, un paradigme civilisationnel justifiant la domination du plus faible par le plus fort, le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme, est une invention occidentale. L’universalité grecque antique est ancrée dans une connaissance, épistémè, issue de l’expérience. Chaque être humain est capable d’accéder à la vérité par ses seules aptitudes naturelles (Platon, Ménon). L’essence du beau, du vrai, du juste se reflète dans le visible, le palpable, le factuel, le casuel. L’universalité passe par la légitimation linguistique. La langue grecque est le véhicule de citoyenneté. Paradoxalement, l’universalité grecque se relativise ainsi puisqu’elle rejette hors de ses privilèges les barbares, autrement dit tout peuple, tout individu, ne parlant pas la langue grecque. Encore une aporie. L’universalité hellénique qui prétend préserver la dignité humaine est fondée sur une doctrine ségrégative. J’ai forgé le concept de diversalisme, caractérisant toute singularité exemplaire comme un bien de tous les humains. Le cosmopolitisme est un diversalisme.

Qu’est-ce que la guerre d’Ukraine, si ce n’est l’histoire fracassante et fracassée toujours recommencée, l’apocalypse comme issue quand il n’y a plus d’issue. Le séisme redouté, secrètement désiré par les empires écroulés, inconsciemment attendu par des puissances sans vision d’avenir, advient sur le seul continent sécurisé de mille précautions préventives. « L’imminence, en 1939, ce n’était pas seulement une terrifiante configuration culturelle construite à coups d’exclusions, d’annexions, d’exterminations. Cette imminence fut aussi celle d’une guerre et d’une victoire après lesquelles un partage de la culture européenne allait se figer. C’est aujourd’hui le même sentiment d’imminence, d’espoir et de menace, l’angoisse devant la possibilité d’autres guerres aux formes inconnues, le retour à de vieilles formes de fanatisme religieux, de nationalisme, de racisme » (Jacques Derrida). Situation aporétique par excellence, contradiction insurmontable, discordance insoluble où les responsabilités se dérobent, où les intentions se dissipent, où les discours se renient. La guerre comme une aporie, antinomie irréductible, qui s’invente l’impossible pour survenir. La guerre comme mystification absolue, amalgame de banditisme et de bonne conscience. Guerre spectrale d’un empire disparu. J’entends le rire sardonique de Grigori Raspoutine résonner jusqu’en Sibérie. Le sceptre de la guerre crève l’écran. Un acteur impassible, intraitable, campe le rôle d’autocrate. Vladimir Ilich Lénine réincarné. « Epine dorsale dépourvue de jointures flexibles, épine dorsale qu’on ne peut courber qu’avec la plus extrême difficulté, et seulement par la flatterie et la déférence » (Herbert George Wells, La Russie telle que je viens de la voir, éditions du progrès civique, 1921).

Guerre délirante de l’information. 11 mars 2022, Facebook et Instagram autorisent des formes d’expression politique qui violent leurs propres règles, permettent des appels au meurtre à l’encontre des Russes et des prorusses, les glorifications de groupes paramilitaires ouvertement nazis comme Aznov. Andy Stone, responsable de la communication de la firme californienne, déclare : « En raison de l’invasion russe de l’Ukraine, nous faisons preuve de tolérance pour des formes d’expression politique qui enfreindraient normalement nos règles sur les discours violents telles que « mort aux envahisseurs russes ». L’oiseau bleu de Twitter fait son nid dans le dark web à travers le navigateur crypté Tor. Le dark web fonctionne comme un web classique, mais les recherches y sont codées pour des navigations confidentialisées, anonymisées. Ces sont les sites où opèrent les marchés noirs, les cyber-attaques, les trafics de tous genres. Les sanctions occidentales frappent tous les domaines. Tout ce qui s’apparente à la Russie est partout fustigé, censuré, pénalisé. Les artistes russes sont boycottés. Les sportifs russes sont interdits de compétitions internationales. Des restaurants russes sont saccagés. Les chaînes de télévision RT et Sputnik sont interdites sur le territoire européen. RT était visée depuis longtemps à cause de sa couverture des manifestations de gilets jaunes. Le peuple russe paie le prix fort. Le 4 mars 2022, La Douma, chambre basse de l’Assemblée fédérale, vote une loi condamnant à de lourdes amendes et à des peines de prison, allant jusqu’à quinze ans, toute personne reconnue coupable d’informations mensongères sur l’armée russe. Le 5 mars 2022, le quotidien Le Monde titre triomphalement un entretien avec Peter Singer, ancien officier dans les Balkans Task Force, auteur de « LikeWar », Comment les réseaux sociaux sont devenus une arme, éditions Haughton Mifflin Harcourt, 2018 : « l’Ukraine a déjà gagné la guerre de l’information. Sur les réseaux sociaux, les images de la guerre en Ukraine sont omniprésentes. Humoristiques ou poignantes, postées par des comptes officiels, des internautes, des soldats, elles témoignent de la violence de l’invasion russe, mettent en valeur la résistance du peuple ukrainien et concourent au soutien de l’opinion internationale ». Le piratage des consciences emprunte au marketing son efficience. S’accole au président ukrainien, professionnel du spectacle, une image de superhéros, homme du peuple, prenant les mêmes risques que ses soldats et ses compatriotes. Le chantage psychologique ne laisse aucun répit aux sceptiques.

12 mars 2022. A l’université Milano-Bicocca, Fiodor Dostoïevski est retiré des rayons de la bibliothèque. Purification culturelle. Il est demandé au professeur Paolo Nori d’annuler son cours sur l’auteur russe pour prévenir « toute forme de polémique dans ce moment de forte tension, et pour prendre le temps d’ajouter des écrivains ukrainiens ». Simple mesure de précaution, n’est-ce pas ? Souci de rééquilibrage littéraire en temps de guerre. La censure s’est toujours légitimée par de bonnes raisons morales. Paoli Nori a publié récemment un livre prémonitoire : « Ça saigne encore. L’incroyable vie de Fiodor Dostoïevski » (Paolo Nori, Sanguina encora. L’incredebile vita di Fedor Dostoevski, éditions Mondadori, 2021). Il déclare : « Être Russe aujourd’hui en Italie est un délit passible du pire châtiment, même si on est un Russe décédé depuis un siècle et demi ». Il rappelle que Fiodor Dostoïevski a été condamné à mort en 1849 pour avoir lu un texte interdit. Des orchestres européens, le théâtre suisse Bienne Soleure, l’orchestre national de Slovaquie, l’orchestre philharmonique de Zagreb, déprogramment des œuvres de Sergueï Prokofiev, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, de Modeste Moussorgski, considérant qu’ils ne relèvent pas de la culture mondiale, mais de la propagande de guerre russe. « On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves, c’est faire injure aux fauves. Les fauves n’atteignent jamais aux raffinements de l’homme » (Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880, traduction française d’Henri Mongault, éditions Gallimard, 1935).

Pandémie covidaire, réchauffement climatique, menace nucléaire, les facteurs de destruction de l’humanité se réactivent, se superposent, s’amalgament. Les rhétoriques comminatoires passent à l’acte. La fin du monde se défantasme derrière les images drainées par les flux vidéo-visuels, les ciels obscurcis par les fumées des bombes, les villes détruites, les fantômes errants. L’arme atomique. Une cinquantaine de bombes thermonucléaires suffisent à détruire l’humanité. Il en existe aujourd’hui quinze mille. Dimanche 27 février 2022, mise en scène de l’oukase à la télévision, en direct, le Kremlin met ses forces nucléaires en état d’alerte. Déclaration terrible d’un ministre : « Tout le monde sait qu’une Troisième guerre mondiale ne peut être que nucléaire ». L’engrenage pandémoniaque dure depuis toujours, depuis que des civilisations artificielles ont décidé de dominer la nature. La Troisième guerre mondiale est issue de la Seconde, elle-même dérivée de la Première. Guerres coloniales. Guerre froide. Guerre de Corée. Guerre du Vietnam. Crise de Cuba. Opération Condor. Guerres du Golf. Guerres africaines.

Juillet 2015. Le réalisateur américain Oliver Stone tourne un documentaire avec le président russe, The Putin interviews. Ils discutent de quoi ? De la nouvelle guerre froide. La politique de redémarrage, reset policy, initiée en 2009, ne dure que trois ans. Le vote, en 2012, par le Congrès américain de la loi Magnitski lui donne le coup de grâce. Cette loi applique des sanctions financières et des interdictions de visas contre les fonctionnaires russes impliqués dans le décès, en 2009, dans la prison de la Boutyrka à Moscou, de l’avocat Sergueï Magnitski, symbole de la lutte anti-corruption. Oliver Stone demande à Vladimir Poutine s’il a vu le film Docteur Folamour, ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, comédie noire qui dénonce le complexe militaro-industriel américain. Vladimir Poutine accepte de visionner le film. Le président russe commente : « En dépit du caractère fantastique, il y a des motifs très sérieux dans ce film, un vrai message. La guerre est devenue plus dangereuse avec le perfectionnement des armements ». Aucun doute, le spectre de la guerre nucléaire hante le monde.

Docteur Folamour. Film de Stanley Kubrick, 1964. Adaptation du roman Red Alert de Peter George, 1958, traduction française sous le pseudonyme Peter Bryan, 120 minutes pour sauver le monde, éditions Fayard, 1859. 1964, année de la destitution de Nikita Khrouchtchev. Deux ans après la crise des missiles de Cuba. Un an après l’assassinat de John Kennedy. Le Docteur Folamour, ancien nazi, handicapé, garde le réflexe mécanique du salut hitlérien, tente de dissimuler son exubérance dans une réunion de crise américaine qui décide du sort du monde. Le général Ripper est un militaire paranoïaque persuadé de l’infiltration communiste pollueuse des fluides corporels de la population. Les Américains ne sont jamais sortis de la conquête du far-west. Les Indiens d’hier, les Russes d’aujourd’hui. L’ambassadeur soviétique ne fume que des havanes, rejette les cigares jamaïcains fabriqués par des suppôts de l’impérialisme. Les Soviétiques ne boivent jamais de l’eau. Ils ne s’abreuvent que de vodka. Ils empoisonnent l’eau consommée par les autres. Le film s’ouvre sur un avertissement de la Columbia indiquant que le Pentagone a toujours pris les mesures nécessaires pour éviter les événements relatés dans la fiction. Le message filmique est pris au sérieux par les autorités politiques et militaires. Fossé incomblable entre le peuple et les dirigeants. Le peuple, le grand absent. Aucun personnage du peuple n’apparaît à l’écran. Le devenir du monde se décide dans un cercle restreint de psychopathes. Le pouvoir leur procure une jouissance libidinale. Le long métrage s’ouvre sur deux avions copulant dans les airs à l’occasion d’un ravitaillement. Il se termine sur le Major Kong fornicant avec la bombe atomique. L’adjoint du général Jacques Ripper s’appelle Mandrake, mandragore en français, plante anthropomorphe, réputée magique, talismanique, aphrodisiaque, en réalité narcotique, toxique et dangereuse. Le général Jack Ripper, qui se traduit par Jacques l’éventreur, avoue à demi-mots son impuissance. Il sent les souillures inoculés par les Soviétiques dans son corps. L’ambassadeur russe se nomme De Sadesky, référence transparente au marquis de Sade. Se dépeint un pouvoir politico-militaire ombrageux, vicieux, luxurieux, pernicieux, trompeur, tourmenteur, persécuteur, où les pulsions bestiales prennent l’ascendant sur le bon sens. Dans la base dirigée par le général Ripper se dresse un grand panneau, Peace is our profession, La Paix est notre métier, alors que ce même général prône en secret la guerre totale.

La rivalité entre les deux blocs russe et américain, alliés le temps de liquider le nazisme, commence aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, pacte de Varsovie contre Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Seul point d’accord, le surarmement. Les Soviétiques construisent la Doomsday Machine, la Machine Infernale, imparable engin de dissuasion, en pensant que les Américains l’ont déjà fabriquée. La guerre mondiale accouche d’une monstrueuse créature, la bombe H. Les communistes, retardés par leurs cérémonies rituelles, attendent le nouveau congrès pour en faire la démonstration spectaculaire. L’ectoplasme de Joseph Staline veille sur le culte des apparences. L’impossibilité de communiquer entre décideurs conduit le monde à sa perte. La carte de l’Union soviétique plonge lentement dans l’obscurité. Le docteur Folamour sort progressivement de l’ombre. Il explique qu’un nouveau monde va naître, avec de nouvelles espèces animales et végétales vivant dans les entrailles de la terre, de nouvelles civilisations vont éclore, de nouvelles élites politiques et militaires dirigeront la planète d’une main de fer. Les populations sélectionnées pour vivre en sous-sol seront choisies par des robots. L’intelligence artificielle régnera jusqu’à la fin des temps. Pour reproduire ces vivants performés, ces humains augmentés, il faudra une activité sexuelle intense. Redécouverte du harem. Dix femmes particulièrement stimulantes pour chaque homme. « Mais, ne doit-on pas, dans ce cas, renoncer à la monogamie ? ». Le docteur Folamour répond : « Malheureusement si, mais, c’est un sacrifice indispensable pour sauvegarder la nouvelle humanité ». Les dirigeants peuvent ainsi se livrer impunément à leurs perversités sous prétexte d’œuvrer pour le salut de l’humanité. La dignité humaine bradée par nécessité de survie comme en temps de pandémie. Seule compte, après tout, la préservation du pouvoir. Les concupiscences bestiales, les pulsions meurtrières, les insatiabilités dominatrices, les rivalités guerrières sont transférées, exacerbées, dans les ténèbres souterraines.

« L’humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l’humanité. Aujourd’hui, chaque habitant de ce monde doit envisager le jour où cette planète ne sera plus vivable. Chaque être humain vit sous le coup d’une épée de Damoclès atomique, suspendue par le plus fin des fils, susceptible d’être coupé à n’importe quel moment par accident, erreur ou folie. Les armes de guerre doivent être abolies avant qu’elles ne nous abolissent » (John Fitzgerald Kennedy, Discours à l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 25 septembre 1961).

Manifeste Bertrand Russel-Albert Einstein publié à Londres le 9 juillet 1955. Extrait. « Ce n’est pas au nom d’une nation, d’un continent ou d’une foi en particulier que nous prenons aujourd’hui la parole, mais en tant qu’êtres humains, en tant que représentants de l’espèce humaine dont la survie est menacée. Il nous faut apprendre à penser d’une façon nouvelle. Le grand public et beaucoup de dirigeants politiques n’ont pas pleinement saisi ce qu’impliquerait une guerre nucléaire. Nous savons désormais qu’il est désormais possible de fabriquer une bombe 2500 fois plus puissante que celle qui a détruit Hiroshima. Une telle bombe, explosant près du sol ou sous l’eau, projette des particules radioactives jusque dans les couches supérieures de l’atmosphère. Ces particules retombent lentement sur la surface de la Terre sous forme de poussières et de pluies mortelles. Nul ne sait jusqu’où s’étendrait ce nuage mortel de particules radioactives, mais ce qui est sûr, c’est qu’une guerre nucléaire utilisant des bombes H pourrait fort bien marquer la fin de l’espèce humaine. Le pire est possible et nul ne peut dire qu’il ne se produira pas. Tel est donc, dans sa terrifiante simplicité, l’implacable dilemme : allons-nous mettre fin à l’espèce humaine, ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre ? » (Abrégé du Manifeste Bertrand Russel-Albert Einstein, 23 décembre 1954, publié à Londres le 9 juillet 1955, signé par Max Born, Prix Nobel de physique, Percy Williams Bridgman, Prix Nobel de physique, Albert Einstein, Prix Nobel de physique, Jean-Frédéric Joliot-Curie, Prix Nobel de chimie, Hermann Joseph Muller, Prix Nobel de physiologie et de médecine, Linus Pauling, Prix Nobel de chimie, Cecil Frank Powell, Prix Nobel de physique, Jozef Rotblat, physicien nucléaire dissident, Prix Nobel de la Paix en 1995, Bertrand Russell, mathématicien, philosophe, Hideki Yukawa, Prix Nobel de physique).

Flashback. Je m’intéresse au thème de la guerre et de la paix depuis mon adolescence, depuis ma première lecture de Guerre et Paix de Léon Tolstoï. « La mer historique ne se soulevait pas, comme auparavant, en tempêtes allant d’un bord à l’autre, mais elle grondait dans les profondeurs. Les personnages historiques n’étaient pas, comme auparavant, poussés d’un bord à l’autre par les ondes, maintenant ils paraissaient tourbillonner sur place » (Léon Tolstoï, Guerre et Paix, traduction française Jean-Wladimir Bienstock, éditions Stock, 1904). J’exhume mes vieux cahiers. Journal du Campus de Nanterre. Jeudi, 28 novembre 1968. Département de sociologie. J’organise un hommage à Gary Davis, né en 1921, ancien acteur à Broadway, à l’occasion du cinquantième anniversaire de son coup d’éclat pacifiste. Des amis enseignants, Jean Baudrillard, René Lourau, Georges Lapassade, Michel Guillou, des proches, Omar Blondin Diop, Yves Stourdzé, sont présents. Pendant la Seconde guerre mondiale, Gary Davis est pilote de bombardier américain. Son avion est abattu en Allemagne. Il frise la mort. Il ressort vivant des ruines. Il renonce à la nationalité américaine et se déclare citoyen du monde. Il installe une tente de camping sur la place du Trocadéro. Le 19 novembre 1948, accompagné d’Albert Camus et de François-Jean Armorin, il interrompt une séance de l’Assemblée générale des Nations Unies au Palais de Chaillot pour demander la création d’un gouvernement mondial. Albert Camus rédige un manifeste : « Au nom des peuples du monde qui ne sont pas représentés ici, je vous interromps. Mes paroles seront sans doute insignifiantes pour vous. Et pourtant notre besoin d’un ordre mondial ne peut être plus longtemps négligé. Nous, le peuple, nous voulons la paix que seul un gouvernement mondial peut donner. Les Etats souverains que vous représentez ici nous divisent et nous mènent à l’abîme de la guerre. J’en appelle à vous pour que vous cessiez de nous entretenir dans l’illusion de votre autorité politique. J’en appelle à vous pour que vous convoquiez immédiatement une Assemblée constituante mondiale qui lèvera le drapeau autour duquel tous les hommes peuvent se rassembler : le drapeau de la souveraineté d’un seul gouvernement pour un seul monde. Si vous manquez à cette tâche, écartez-vous, une Assemblée des Peuples surgira des masses mondiales pour bâtir ce gouvernement. Car rien de moindre ne peut nous servir ». Le mouvement Citoyens du monde est créé dans la foulée.

Des intellectuels français, Claude Aveline, Jean Paulhan, André Breton, Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Claude Bourdet, Jean Bruller dit Vercors, David Rousset se mobilisent. Des meetings se suivent à la salle Pleyel, au Vel’d’Hiv. André Breton se sent pleinement citoyen du monde. En 1950, il s’installe à Saint-Cirq Lapopie dans le lot où il achète l’ancienne Auberge des mariniers. Il inaugure à Cahors la première route mondiale sans frontières. « C’est au terme de la promenade en voiture qui consacrait, en juin 1950, l’ouverture de la première route mondiale, seule route de l’espoir, que Saint-Cirq embrasé aux feux de Bengale m’est apparu comme une rose impossible dans la nuit. Cela dut tenir du coup de foudre si je songe que le lendemain matin, je revenais dans la tentation de me poser au cœur de cette fleur. Merveille, elle avait cessé de flamber, mais restait intacte. Saint-Cirq a disposé sur moi du seul enchantement, celui qui fixe à tout jamais. J’ai cessé de me désirer ailleurs. Chaque jour au réveil, il me semble ouvrir la fenêtre sur les très riches heures, non seulement de l’art, mais de la nature et de la vie » (André Breton, 3 septembre 1951). L’être humain n’a pas besoin que son point d’ancrage, son port d’attache, soit rattaché à une nation, à une patrie, à une matrie, abstraction saugrenue, absurdité sur carte géographique, qui n’existe que par la guerre.

Garry Davis s’engage également pour le droit à l’objection de conscience. En septembre 1949, il est plusieurs fois arrêté parce qu’il manifeste devant la prison parisienne de la santé en faveur de Jean Bernard Moreau, qui sera, en juillet 1959, de nouveau condamné par le tribunal militaire de Paris à deux ans de prison, après s’être exilé pendant huit ans en Belgique. 1958, Louis Lecoin, correcteur d’imprimerie, militant syndicaliste révolutionnaire, pacifiste, emprisonné pendant onze ans pour ses idées, fonde un Comité de secours aux objecteurs de conscience auquel adhèrent Albert Camus, André Breton, Jean Giono, Jean Cocteau, et d’autres artistes et écrivains. Le Comité obtient un premier succès dès le 15 septembre 1958 quand le ministre des Armées « donne les instructions nécessaires pour que toutes les personnes poursuivies ou condamnées pour objection de conscience, et qui ont accompli cinq années d’emprisonnement effectif, soient immédiatement remises en liberté et ne soient plus ensuite appelées de nouveau sous les drapeaux». Les punitions ad æternam se transforment en châtiment expiateur. Louis Lecoin et Albert Camus rédigent un projet d’ordonnance permettant aux objecteurs de conscience d’accomplir un service civil. « L’objecteur de conscience est opposé à toute violence pour le règlement de tout différend entre nations. Il se refuse, en conséquence, pour motifs de conscience, à l’accomplissement du service militaire. Il est cependant prêt à fournir un service civil de remplacement ». L’art de concilier les contraires. En mars 1959, Albert Camus adresse une lettre directement au général de Gaulle : « Notre Comité a cru très fermement la promesse verbale d’un de vos ministres, que votre gouvernement serait le premier à doter rapidement notre pays d’un statut de l’objection de conscience où se trouveraient conciliées l’autorité de l’État et la liberté des consciences. Un projet établi par notre Comité devait servir de base à cette réforme pour aboutir à un statut qui honorerait notre pays et sa civilisation. Le temps a passé, cependant, sans que cette réforme ait vu le jour. Albert Camus ». De Gaulle répond le 27 mars 1959 : « Votre démarche porte tout à la fois sur l’élaboration d’un statut d’objecteur de conscience et sur l’éventualité d’une mesure de grâce en faveur des objecteurs de conscience actuellement détenus depuis plus de vingt-sept mois. Elle intéresse donc également Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, et Monsieur le ministre des Armées. Je leur ai fait connaître, ainsi qu’à Monsieur le Premier ministre, les termes de votre lettre. Je leur demande de me tenir au courant de la suite qu’ils envisagent de lui proposer. Le général de Gaulle». Le ballon est botté en touche. La bureaucratie stérilisatrice, imparable dissuasion. Le 1er juin 1962, Louis Lecoin entame, à soixante-quatorze ans, une grève de la faim qu’il arrête quand il obtient la libération des réfractaires détenus. Le statut des objecteurs de conscience est voté le 22 décembre 1963. Mais ce n’est qu’en janvier 1966, après une lutte acharnée et plusieurs grèves de la faim que les objecteurs obtiennent de pouvoir effectuer leur service civil au sein d’organisations reconnues d’intérêt général. Les insoumis sont en pratique toujours persécutés. Les militants de Mai 68, appelés sous les drapeaux, en savent quelque chose.

« Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens envoyés à la guerre, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou laïcs, aux penseurs, aux tribuns socialistes. Vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! A quoi les dépensez-vous ? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! Faut-il que le rêve le plus fort soit perpétuellement de faire peser sur les autres son ombre orgueilleuse, et que les autres perpétuellement s’unissent pour l’abattre ? A ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ? Ces guerres, les gouvernants en sont les auteurs criminels. Chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit. Le trait le plus frappant de cette monstrueuse épopée est, dans chacune des nations en guerre, l’unanimité pour la guerre. La contagion de fureur meurtrière se propage et parcourt tout le corps de la terre. Pas une pensée libre qui reste hors d’atteinte du fléau. Il semble qu’il plane une sorte d’ironie démoniaque sur cette mêlée des peuples. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent aveuglément les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le dangereux frisson. C’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentées par les armées. Quelles que soient la nature et la virulence de la contagion, épidémie morale ou malédiction cosmique, ne peut-on résister ? Ne peut-on combattre la peste ? N’y a-t-il pas de meilleur emploi au dévouement d’un peuple que la ruine des autres peuples ? L’esprit est la lumière. Le devoir est de l’élever au-dessus des tempêtes, d’écarter les nuages qui cherchent à l’obscurcir. Le devoir est de construire l’enceinte de la ville où doivent s’assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier » (Roman Rolland, Au-dessus de la mêlée, 15 septembre 1914, publié en supplément du Journal de Genève du 22 septembre1914. Le texte reproduit ici est un condensé).

Encore une fois, une étrange coïncidence entre la crise covidaire qui intoxique la planète depuis deux ans, défait les existences, fortifie les prépotences et l’infernale guerre d’Ukraine. En ces temps où les trompettes de la guerre assourdissent le monde, où les bellicistes de tous bords rallument les torches jupitériennes, où le néolibéralisme technocratisé se couvre sans complexes de la cape fasciste, où les autocrates des empires engloutis déterrent leurs armes fatales, il n’est d’autre attitude éthique que la résistance pacifiste.

Par Mustapha Saha, Sociologue, poète, artiste peintre

Bio Express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).

Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News