Chronique : Une nuit de feu à Conakry !


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Statut au Musée national de Sandervalia à Conakry Aboubacarkhoraa
Statut au Musée national de Sandervalia à Conakry Aboubacarkhoraa

Nous sommes en juillet 2019, dans un coin huppé de la capitale, un endroit où les riches sont heureux de rire entre eux. Ils écoutent de la musique sur des disques vinyles, en sirotant du vieux vin français, du champagne, etc. Il y a un buffet à n’en plus finir. Il y a comme un petit air de l’Amérique latine des années cinquante. Un peu du parfum de Buenos Aires, Argentine. De Trinidad, Cuba. Bucaramanga, Colombie. Ou encore Sao Polo, Brésil.

Les anges de la musique assurent un show indescriptible. « Veinte años » de María Teresa Vera, et les autres grands succès de l’incroyable chanteuse chilienne Violeta Parra, comme « gracias a la vida », bercent majestueusement. Ça ressemble fortement au style de musique qu’on écoute dans les lieux de tristesse, ou dans les opéras. Des airs parfois symphoniques. Des voix lyriques, parfois aiguës, du soprano, du ténor, et souvent des voix graves, de l’alto, etc. Des tonalités qui font inévitablement appellent à la nostalgie.

À l’extérieur, c’est nuit noire, vent sec, et une chaleur écrasante. La métropole est comme morte. C’est troublant. Il y a délestage, et ici, les gens ont surnommé cela « détestage ». Il paraît que c’est récurrent, d’ailleurs un peu comme partout en Afrique subsaharienne.

Chu, mon amie de toujours, belgo-cambodgienne, et moi, prenons nos aises dans le quartier Kippé, situé dans la banlieue. Il y a un coin pour les nantis, avec leurs super groupes électrogènes, qui ronflent tellement pour annoncer à tous qu’ils ne sont pas dans le noir. Et les autres, les pauvres, dans leurs angles, qui jacassent et boivent du thé, et puis, c’est tout.

J’ouvre la bouche, et je partage mon constat, Chu me donne un très léger coup de côté, en cachant de sa main son sourire, comme pour m’inviter à parler doucement. Il y a comme une gêne qui s’installe. Notre hôte, connu sur une plateforme de réservation et de location d’appartements entre particuliers, le ressent, tout d’abord, comme une critique sur sa personne. Il essaye de se justifier, on aurait dit qu’il a un peu honte de faire partie des privilégiés, ou que je suis juge. Ensuite, il est comme habité d’une mission patriotique. Un genre de sursaut déconcertant. Il me sort un long discours politico-historique, des phrases toutes faites, sans âme, ce genre de chose que l’on raconte sans trop y croire, comme quoi nous sommes dans un lieu de mixage social, où celui qui a les moyens partage l’eau du forage avec le voisin démunit…

Nous hochons la tête, un peu comme Homer dans les Simpson, pour lui faire plaisir, sans trop y croire, et surtout, en cherchant la route qui mène au lit, afin de nous effondrer, et soulager nos fatigues, roupiller un bon coup.

Aucun de nos amis du pays ne sait que nous sommes là. J’évite maintenant d’aller chez les gens. J’ai encore au fond de la gorge le reste de colère de mon ancien séjour à Port Harcourt, au Nigeria. J’y étais allé pour apprendre un peu plus sur la mystique des peuples Igbo, et rencontrer l’immense traditionaliste nigérian Prince Chijioke Mbanefo. Une amie du pays m’avait proposé de m’accueillir chez elle et de me servir de guide. C’était au moment des grandes vacances, ces temps de festivité dans ce coin du Nigeria. Une fois sur place, je découvre une personne vraiment gentille, du style possessive, très soucieuse de ma sécurité à un point qui frôlait parfois la paranoïa. Même pour sortir de la maison, elle m’assignait une voiture et un chauffeur, toujours avec un ton bienveillant que je n’arrivais pas à objecter. Il fallait presque lui dire où j’allais et quand j’allais rentrer. Elle me disait de faire attention, qu’il y a beaucoup de voleurs dehors. Elle n’arrêtait pas de me raconter des histoires horribles qui se passent au Nigeria, comme si je venais de la planète Mars. Et pourtant, elle sait très bien que je suis camerounais, et qu’il n’y a pas que des saints là-bas. Résultat des courses, elle me fit plutôt découvrir son univers, rien de ce que je venais chercher. J’ai donc assisté aux mariages des gens que je ne connaissais pas, où je m’efforçais de participer à la réjouissance populaire, des funérailles où il me fallait faire semblant d’être triste et partager l’émotion des concernés, une visite pour voir le nouveau-né de sa famille, et autres…

Chu et moi sommes de vrais amis depuis plusieurs années, c’est un peu comme la famille. On s’appelle cousin-cousine. Nous avons eu des moments magiques lorsqu’elle habitait non loin du rond-point Robert Schuman, à Bruxelles, et même quand elle avait déménagé pour Forest. Quand je suis à Bruxelles, c’est dans son lit, et surtout avec elle, que je dors, son mari me le cède volontiers. Et lorsqu’elle vient à la maison, c’est la même scène. Aucune arrière-pensée ou ambiguïtés, et ça depuis des années. Alors, lorsque je lui ai dit mon souhait d’aller un peu comme en pèlerinage, sur les traces de l’homme qui savait attendrir les cœurs, le regretté chanteur guinéen Sékouba Fatako, dans la région de son lieu de naissance et de résidence éternelle, elle s’est vite proposée de m’accompagner, en retour, nous avons conclu que nous irions à la nouvelle année, en janvier prochain, visiter le Cambodge, les Philippines et le Vietnam.

Il est vingt-trois heures, et quelques minutes, la lumière revient. On peut entendre la voix des enfants qui manifestent leur joie. Je sursaute un peu du lit, Chu aussi, et on décide spontanément d’aller profiter un peu de la bonne humeur de l’extérieur. Une fois dehors, ce n’est pas aussi festif que ce que l’on croyait. Les petites ruelles sont presque vides, les gens écoutent de la musique dans leurs maisons. Nous rebroussons chemin. Soudain, on entend du son, de la musique, encore et encore. Il y a le voisin qui se prend pour David Guetta ou Dj Snake. Il change les morceaux, sans attendre les fins. C’est énervant. Cela a fini par exaspérer Chu. Elle décide d’aller se plaindre au propriétaire. La réaction du monsieur est surprenante. Il se met dans une colère terrible. C’est ahurissant. Il nous informe que le voisin est chez lui et qu’il ne peut pas aller chez quelqu’un demander qu’on arrête la musique. Que ça ne se fait pas. On essaye d’insister un peu, c’est peine perdue. Il se met à gronder. Chu ne se laisse pas faire, elle hausse aussi le ton. Elle est aussi en colère, et ça se voit. Je pense tout de même qu’elle en fait un peu trop, mais je décide de la soutenir, c’est quand même mon amie, je fais donc bloc. Je dis : « oui, elle a complètement raison », même si je pense qu’elle a un peu tort.

Il y a une personne qui vient demander ce qui se passe. C’est sûrement un membre de la famille, ou une connaissance de l’hôte. Il lui relate l’affaire en dialecte local, et puis dans un français approximatif. Et à un moment, il dit : « chinetok », en pointant du doigt Chu. Et là, stupeur. C’est horrible. C’est laid. C’est moche. On est furieux. On lui rappelle que c’est du racisme. Il s’en fout. Il gueule. Il continue en disant « yi ho », avec la voix de nez et en faisant des gestes de karaté, un peu comme s’il était possédé par je-ne-sais-quoi. Ça ressemble à de la sauvagerie. L’atmosphère est atroce. Que dire devant ce genre de situation ? On décide de quitter les lieux, illico presto, pour un hôtel, il est bientôt trois heures du matin. Nous sommes exténués, les yeux gonflés comme une pastèque, et la tête prête à exploser. Elle dit, au téléphone, à son époux : « je vis une nuit de feu à Conakry ! »

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