Camille Mauduech : « Chalvet, c’est le réveil de la campagne martiniquaise »


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« Chalvet, la conquête de la dignité » de Camille Mauduech, qui sort ce mercredi dans les salles françaises, est un documentaire inédit sur une lutte qui a changé la face du monde agricole en Martinique. Entretien.

Afrik.com : « Chalvet, la conquête de la dignité » est un documentaire qui s’inscrit dans une trilogie. Quels sont ses liens avec vos précédents films documentaires, Les 16 de Basse-Pointe (2008) et La Martinique aux Martiniquais, l’affaire de l’OJAM (2011) ?

Camille Mauduech : Je m’intéresse à l’histoire de la Martinique contemporaine, c’est-à-dire celle qui commence après sa départementalisation en 1946. Au regard du premier documentaire, Les 16 de Basse-Pointe, Chalvet, du nom du carrefour où des ouvriers agricoles en grève sont encerclés par des gendarmes le 14 février 1974, se situe dans cette même région agricole du Nord de la Martinique. Quant à La Martinique aux Martiniquais, l’affaire de l’OJAM, les militants politiques de 1974 se sont inspirés de leurs grands frères de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise (OJAM), ces jeunes révolutionnaires qui vont proclamer leur désir d’émancipation nationale. Ils collent des affiches le 22 décembre 1962 où on peut lire : « La Martinique aux Martiniquais ». Ils seront pris au piège par les Renseignements généraux et emprisonnés. Les militants de Chalvet vont s’organiser différemment, mieux que ceux de l’OJAM. Chalvet a une double filiation dans cette trilogie : d’une part le monde ouvrier agricole et d’autre part, les jeunes révolutionnaires.

Afrik.com : Comment avez-vous retrouvé tous ces témoins de premier plan, notamment l’ouvrière agricole, Mme Délicace, qui ouvre votre documentaire ?

Camille Mauduech : Chaque fois, c’est une longue enquête. Cependant, la Martinique n’est pas un grand territoire et je jouis de la réputation de deux autres documentaires. C’est Mme Délicace qui m’a mise en contact avec les militants politiques, qui eux-mêmes me mettront en contact avec certains ouvriers agricoles. Ils vivent toujours dans les mêmes maisons, réaménagées certes, mais toujours au même endroit. Les uns et les autres ont gardé le contact. Les militants de Chalvet sont devenus des hommes politiques pour qui ces évènements ont été un tremplin.

« Chalvet, la conquête de la dignité » : le documentaire319527.jpg-c_120_160_x-b_1_cccccc-f_jpg-q_x-xxyxx.jpgOuvrières et ouvriers agricoles de la banane (principale richesse du département), exploitants agricoles, syndicalistes et militants politiques, forces de l’ordre et témoins divers sont convoqués, du moins leur mémoire, dans Chalvet, la conquête de la dignité, documentaire signé Camille Mauduech, pour incarner le mouvement social qui change le visage du monde agricole en Martinique au début des années 70. La cinéaste démontre comment la quête pour plus d’équité et dignité de travailleurs prend une connotation socio-politique à cause du territoire où il se fait jour. Leur combat pour être reconnus comme des ouvriers, et non plus des esclaves, réprimée dans le sang le 14 février 1974, un mois après le lancement de leur grève au lieu-dit Chalvet alors qu’ils se dirigent vers Basse-Pointe. Bilan immédiat : un mort et plusieurs blessés dont 4 cas graves. Plus tard, un autre corps sera retrouvé mais les circonstances de la mort restent un mystère. Non élucidée, elle habitera la conscience politique d’un peuple qui fut de nouveau réveillé, cette fois par ceux qui sont restés en contact avec la terre mère.

Afrik.com : Le récit est d’une certaine manière très chronologique. On arrive au drame en expliquant d’abord son contexte. Pourquoi ne pas avoir fait le contraire par exemple ?

Camille Mauduech : Je ne veux pas décontextualiser les évènements dramatiques. Les choses mûrissent bien avant. Je voulais raconter comment on en est arrivé là. Le cœur du sujet, c’est le réveil de la campagne. Les conditions de vie des ouvriers agricoles sont déplorables à un moment où elles s’améliorent pour tous les Martiniquais. Je ne conçois pas d’amener au drame pour jouer le drame. J’ai besoin d’installer les choses. Je monte beaucoup aussi la complémentarité des propos (quand un témoin parle et qu’il cite un personnage, celui-ci apparaît à l’écran, ndlr). J’ai voulu ainsi montrer qu’il y avait un tissage, qu’ils étaient organisés. Nourris d’idéologies maoïstes et trotkistes , les militants de Chalvet les adaptent aux besoins du pays réel. Ils donnent des cours d’alphabétisation, aident les enfants des ouvriers à faire leurs devoirs… Ils vont s’imprégner du pays réel aux côtés des ouvriers agricoles. De même, quand je fais le parallèle avec les ouvriers de Lip qui sont eux aussi en grève, mais en Métropole, c’est pour montrer qu’il y a une différence de traitement parce que la Martinique fut territoire colonial. A Chalvet, on tire sur les ouvriers agricoles. Chez Lip, on ne tire pas sur les grévistes. Le cinéma a un rôle à jouer pour montrer que rien ne se joue, ne se dit de la même manière parce que la Martinique est certes dans une continuité territoriale, mais c’est un autre territoire où les relations sont différentes à cause de la colonisation. Il faut s’interroger sur la situation d’aujourd’hui. Mais pour cela, il faut bien connaître son histoire et assumer les responsabilités qui ont été engagées dans les combats perdus ou remportés. En outre, nous n’avons pas fait que subir.

Afrik.com : Dans votre documentaire, les ouvriers agricoles gagnent une bataille, celle des salaires. Une autre reste en suspens encore aujourd’hui : celle du chlordécone…

Camille Mauduech : Ils réussissent effectivement à obtenir le salaire conventionnel. Mais 15 jours plus tard, le SMIC dépassera le salaire conventionnel. Du point de vue de la négociation, c’est un échec. D’un point de vue socio-politique, c’est une victoire : c’est le réveil de la campagne ! Toute la Martinique est au courant de la grève de 1974. Plus rien ne sera plus jamais comme avant pour le monde agricole. Chalvet, c’est un point de départ à partir duquel les conditions de vie des ouvriers agricoles ne cesseront de s’améliorer.

Afrik.com : C’est un mouvement social qui a aussi ses martyrs : Renor Ilmany et Georges Marie-Louise. La mort de ce dernier reste un mystère …

Camille Mauduech : Son corps est retrouvé deux jours plus tard à un endroit où on l’avait cherché en vain plutôt. Georges Marie-Louise a 19/20 ans. Il participe à la grève mais il n’est pas en habit de travail (le jeune homme aurait été confondu avec un leader syndicaliste, arrêté puis torturé, ndlr). Après les évènements de Chalvet, son groupe – les manifestants étaient constitués en groupe de 20 personnes – le recherche activement sans retrouver sa trace. Il était dans le même groupe que Mme Bomaré que l’on voit dans le documentaire. Pour les témoins, il n’y pas d’autres options que celles qui sont données dans le film. Cette force des images – celle de son corps meurtri – est inscrite dans les mémoires. Sa mort ne sera pas élucidée. Et si l’on s’en tient à l’attitude du pouvoir, il ne faut pas s’étonner que cette icône soit depuis de tous les combats.

Afrik.com : Nous l’avons déjà évoqué. Que peut-on dire de cet autre combat contre le chlordécone ?

Camille Mauduech : C’est un combat très engagé. Cependant, il n’est pas sur la place publique. Les choses sont étouffées parce que cela mettrait en péril le lobby agricole. Des vérifications médicales ont été effectuées sur la toxicité du pesticide. Il y a des liens établis avec des risques graves de cancer, mais rien d’absolument prouvé aujourd’hui en terme de filiation directe entre produits toxiques et cancers. Il y a une dénonciation de ces produits qui mettent en péril la santé des hommes et des terres qui sont réputées aujourd’hui inutilisables. Le pesticicide a été interdit partout ailleurs dans le monde. Cela fait plus de 40 ans que l’on sait que le chlordécone est toxique mais il n’est pas au cœur d’un scandale de santé publique comme celui du sang contaminé. C’est déjà néanmoins un scandale écologique.

Afrik.com : Quel est votre prochain projet ?

Camille Mauduech : Je suis en train de travailler sur une fiction. Je voudrais savoir ce que je vaux sur ce terrain. J’ai envie d’une autre mode de narration.

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