Cameroun : « Se taire alors dans un tel contexte serait suicidaire de notre part »


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Maximilienne Ngo Mbe
Maximilienne Ngo Mbe

Trois organisations de la société civile (le REDHAC, Un Monde Avenir et Dynamique Citoyenne) ont convié les journalistes à une conférence de presse au siège du REDHAC, le lundi 3 juin 2019. Cette rencontre était une occasion pour elles, de présenter la situation des droits humains de manière générale et celle du contexte sociopolitique du Cameroun. Pour la gouverne de ses fidèles lecteurs, Afrik.com a jugé utile d’aller à la source.
Afrik.com : Madame Maximilienne Ngo Mbe, Directrice Exécutive du REDHAC, pouvez-vous nous présenter la situation des droits humains de manière générale et celle du contexte sociopolitique du Cameroun ? Quelles actions avez-vous déjà mené afin de faire bouger les lignes ?
Maximilienne Ngo Mbe: La situation des droits humains de manière générale et celle du contexte sociopolitique du Cameroun actuellement sont graves. Néanmoins, je remercie chacune et chacun d’entre vous pour les obstacles bravés pour honorer cette invitation expresse sachant combien la répression sévit désormais au vu et au su de tous reculés. D’ailleurs de toutes sortes de persécutions y compris lorsque vous êtes en plein dans l’exercice de vos fonctions.

Lundi 20 Mai dernier, le pays était rendu à la célébration du 47ème anniversaire de l’Etat unitaire. Selon les discours des officiels, il s’est agi de la démonstration du vivre-ensemble et de la cohésion sociale, pourtant la vérité est toute autre, car jamais cette célébration n’aura été autant en déphasage avec les principes d’unité nationale qui fondent pourtant sa raison d’être. La preuve, dans la majorité des localités des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, ce qui tenait lieu de festivités a été vécu dans un climat des plus ternes malgré la forte militarisation, tandis que dans les autres régions, les partis politiques dans leur écrasante majorité n’étaient pas de la partie, soit de manière volontaire ou ayant fait les frais d’interdictions très souvent fantaisistes et sans motifs ou raisons apparentes véritables.
D’ailleurs cette célébration faut-il le préciser a eu lieu dans un contexte marqué par des tensions, crises et revendications généralisées dont les aspects les plus visibles sont les soubresauts du terrorisme dans la partie septentrionale en général et singulièrement dans les départements du Mayo Sava et du Mayo Tsanaga, sans oublier les prises d’otages, les demandes de rançons et le vol du bétail dans l’Adamaoua, l’Est du pays toujours en proie à une situation sécuritaire préoccupante du fait des incursions des groupes rebelles en provenance de la République Centrafricaine, les revendications sécessionnistes et séparatistes dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, la crise post électorale survenue au lendemain de la dernière élection présidentielle ayant débouché sur la mise aux arrêts de plusieurs leaders politiques et plus d’une centaine de leurs militants qui croupissent toujours dans des prisons en violation des droits que leur confèrent les lois camerounaises en vigueur et les textes internationaux ratifiés pourtant par le Cameroun, il convient de rappeler pour le dénoncer, qu’on parle de l’arrestation avant-hier 1er juin 2019 de 353 nouvelles personnes interpellées à la suite de manifestations annoncées même s’il est honnête de préciser que le pouvoir répressif de Yaoundé avait interdit comme son habitude ces manifestations.
D’ailleurs, Il faut le relever pour le déplorer, les autorités Camerounaises semblent narguer les institutions continentales et mondiales par la non prise en compte quasi systématique de leurs avis. En effet,  il n’y a jusqu’ici aucune avancée à la suite du forum des Ongs réunies en prélude à la 63ème session ordinaire de la Commission Africaine des Droits de l’homme et des Peuples (CADHP) ayant entraîné d’une part des résolutions sur les violations excessives des libertés fondamentales pendant le processus électoral et d’autre part des résolutions sur la situation des femmes défenseures des droits humains. De manière non exhaustive, Il était notamment demandé au pouvoir de Yaoundé de:
– encourager le respect des libertés fondamentales par la mise en œuvre effective des lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion,
– ratifier et mettre en œuvre les dispositions et les instruments juridiques régionaux et
relatifs aux droits humains en particulier la CADEG,
– aborder la gravité des violations perpétrées à l’encontre des femmes défenseures des droits de l’homme et adopter des mécanismes de protection spécialement adaptés,
– Etc…

Afrik.com : Nous constatons que la participation des ONGs à la 64ème session ordinaire de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ne leur a pas été bénéfique?
Maximilienne Ngo Mbe: Bien au contraire, la participation des ONGs à la 64ème session ordinaire de cette même Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a plutôt permis de constater que la situation allait de mal en pire. Pourtant le REDHAC n’a eu de cesse de tirer la sonnette d’alarme en alertant déjà sur les plus de 1 600 000 personnes en situation d’urgence humanitaire engendrée par les différentes crises en cours depuis 2016. Prenant la parole à ce conclave, nous faisions déjà part de notre préoccupation face aux violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme dans les régions de l’Extrême-Nord, du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qui engendrent la prolifération des groupes armés, un flux massif de réfugiés et de déplacés internes avec un accroissement des cas d’abus sexuels sur les jeunes femmes et les jeunes filles mineures par le climat sociopolitique tendu résultant de la crise post électorale du 07 Octobre 2018. Nous relevions aussi par la même occasion les restrictions récurrentes de l’espace civique et de nombreuses arrestations et détentions abusives et non justifiées ainsi que les attaques répétitives du gouvernement contre les institutions internationales et régionales des droits humains, en particulier la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples suite au communiqué du 06 Mars sur la situation du Cameroun.

De manière claire et sans ambages, nous demandions donc à la CADHP de condamner la pratique du règlement des conflits par voie militaire et mettions l’Union Africaine face à ses responsabilités afin de prendre toutes les mesures concrètes pour la protection des immigrés et déplacés internes et leurs défenseurs, surtout les filles mineures et les femmes. Prenant en compte ces faits suffisamment graves, les participants à ces assises avaient alors non seulement adressé au Président de la République du Cameroun une lettre ouverte de protestation contre les attaques et représailles visant les institutions internationales et régionales des droits humains, mais aussi pris certaines mesures fortes en l’occurrence:
– attirer l’attention de l’Union Africaine sur les graves cas de violations des droits de l’homme au Cameroun et lui recommander de mettre en place une commission d’enquête et d’établissement des faits concernant la situation des droits de l’homme dans le pays,
– demander à l’Union Africaine de prendre des mesures pour exhorter les parties en conflits à un cessez-le-feu immédiat afin de permettre la mise en œuvre des recommandations de la commission. À noter que dans cette lettre ouverte de protestation, la CADHP a clairement rappelé à la République du Cameroun que l’Acte Constitutif de l’Union Africaine met un accent particulier sur la participation citoyenne comme l’un des principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’institution, mais surtout que la CADHP garantit la participation effective des citoyens aux processus démocratiques, au développement local et à la gouvernance des affaires publiques de leur pays. Il n’est pas superflu de vous dire que pendant ce forum, les autorités Camerounaises ont essuyé de vives critiques du fait de leur ton aux relents d’intimidation et à caractère répressif en réaction à un communiqué de presse de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples publié le 06 Mars et signé par l’honorable rapporteur pays Cameroun. Aussi curieux que cela paraisse, la voie du dialogue ou la présentation des faits en réponses aux préoccupations formulées a plutôt fait place à une litanie de menaces.

Afrik.com : Le REDHAC est-il d’avantage préoccupé par la situation actuelle du Cameroun en proie à une instabilité galopante ?
Maximilienne Ngo Mbe: Mesdames et messieurs les journalistes, autant vous le dire, le REDHAC est d’avantage préoccupé par la situation actuelle du Cameroun en proie à une instabilité galopante. Cette accentuation de ce sentiment de léthargie latente tient compte non seulement de la dissonance du discours des différents émissaires étatiques dans la zone de crise du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, dont la dichotomie des prises de positions du Minat et de son premier ministre n’est que la face visible de l’iceberg démontrant ou mieux servant de preuve tangible de ce qu’il n’existe pas une véritable politique et volonté de résolution urgente et concertée de cette crise aux conséquences qui ne sont plus à démontrer, mais aussi à cause de cette sorte de crispation chaque jour un peu plus du contexte sociopolitique. Et lorsqu’on y ajoute le cliché d’images virales, choquantes et insoutenables
diffusées dans les réseaux sociaux ces derniers jours et leur dose d’ignominie ou de manipulation, Il est loisible de craindre un enlisement de la situation si rien n’est fait. Nous imaginons aisément que comme nous, la dernière actualité en provenance de Limbé avec l’incendie survenu à la SONARA vous préoccupe aussi, surtout lorsque des éléments probants font état de ce que l’alerte avait été donnée par des experts sur un risque d’explosion éventuel. C’est pourquoi le REDHAC, Un Monde Avenir et Dynamique Citoyenne réaffirment leur souhait de voir être mis à pied d’œuvre au Cameroun et ce, sans délais, une mission indépendante de commission des faits suivie de l’envoi d’une mission chargée d’impulser et d’implémenter de manière concrète un dialogue franc et inclusif. Ces deux missions nous semblent capitales, voire impératives quand on sait que depuis les affres de la secte islamiste Boko Haram à la crise actuelle qui sévit dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, en passant par les nombreuses manifestations liées à la situation sociopolitique, il est assez difficile de percevoir une réelle volonté d’apporter des réponses concrètes à ces autres catégories de victimes que sont les réfugiés, les déplacés internes et les plus de 200 jeunes filles recensées comme ayant été abusées sexuellement. Il est donc de la responsabilité du Conseil de Sécurité de se saisir de cette situation pour des réponses urgentes avant que la situation ne se complique plus qu’elle ne l’est déjà.

Afrik.com : Quelles suggestions faites-vous au gouvernement?
Maximilienne Ngo Mbe : Le REDHAC, Un Monde Avenir et Dynamique Citoyenne, au vu du niveau de délitement au plan sécuritaire, social et du bafouement sans limites des droits humains dans lequel le pays sombre progressivement, réitèrent au Gouvernement la nécessité à prendre des mesures à court terme pour espérer aboutir d’ici peu à une probable décrispation de la situation. Il s’agit de:
– La libération provisoire sans délais et sans conditions de toutes les personnes interpellées
aussi bien dans le cadre de la crise des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest que celles des manifestations de la crise postélectorale,
– une reconsidération de la situation des personnes jusqu’alors détenues dans la situation engendrée par le « Boko Haram »,
– la négociation et ce de préférence hors du Cameroun, soit en zone neutre d’un accord de cessez-le-feu,
– Un dialogue inclusif véritable portant sur toutes les questions en rapport avec les crises actuelles, y compris sur les sujets liés aux questions sécessionnistes, fédéralisme, bref aux problématiques de la forme de L’État ou de la transition qui ne sauraient plus dans le contexte actuel être considérées comme des préoccupations taboues. D’ailleurs pour nous, il n’y a pas une minute à perdre pour l’instauration du fédéralisme qui pourrait s’il est bien
pensé et bien insufflé, faire apaiser les cœurs et favoriser les préalables pour un cessez-le-feu définitif. Mais in fine, il faudra absolument aboutir à la création des conditions idoines d’une transition démocratique précédée par la révision du code électoral, la relecture de la constitution, la consécration réelle des libertés fondamentales et la protection véritable des défenseur(e)s des droits de l’homme, etc., lesquels préalables déboucheraient alors sur la programmation d’élections libres et transparentes, évidemment sans la participation du
Président sortant. Il est par ailleurs souhaitable la mise sur pied à court terme d’une justice transitionnelle, c’est-à-dire celle-là qui n’est pas forcément punitive mais qui intègre en priorité les mécanismes de pardon et de justice sociale, avec possibilité de création d’une
cour pénale pour juger les seigneurs de guerre. Et pour une énième fois, le REDHAC, Un Monde Avenir et Dynamique Citoyenne lancent un vibrant appel à toutes les organisations de la société civile à développer une synergie de forces en vue de mener des actions communes de plaidoyer, de lobbying, des revendications pacifiques si nécessaire pour à la
fois nous insurger contre toutes sortes de violations de droits humains, mais aussi exiger la tenue de mini dialogues sectoriels pour trouver des solutions à des problèmes spécifiques ponctuels. Et last but not the least, nous reformulons l’exigence et cette fois avec plus de force que se tienne avant la fin de cette année: La Commission Justice, Vérité, Réconciliation.

Si rien n’est fait dans ce sens et surtout si les dirigeants camerounais s’entêtent dans le bras de fer qu’ils engagent avec la communauté internationale par le biais des ministres de la communication et des affaires extérieures, il va sans dire qu’ils s’exposent à répondre de leurs actes devant la Cour Pénale Internationale.

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