C comme conteur


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L’apprentissage : C comme conteur. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

C

CONTEUR

Mon père sait à merveille raconter les histoires. Ce ne sont pas des fictions, mais des histoires qui lui sont arrivées. Je vous en raconte une:

« Un jour, son frère, l’oncle Jean, médecin du travail dans une société à Alexandrie, voit arriver un ouvrier qui se plaint de symptômes divers. Il écoute longtemps l’ouvrier lui décrire son mal, l’examine, pose son stéthoscope, le fait respirer, prend sa tension, et conclut:
– Mabrouk ! D’après mes conclusions, je ne vois qu’une chose: vous attendez un enfant !
Et l’ouvrier, piégé, d’avouer qu’il avait en effet répété fidèlement les symptômes que sa jeune épouse lui avait décrits, pour économiser une visite chez le médecin ».

Vous racontant ceci, je réalise que, comme mon père, comme tous les gens que je connais en Orient, du Maroc à l’Arabie, j’adore aussi raconter des histoires. Les arabes ADORENT parler, adorent raconter des histoires. Et la fameuse « tchatche » qu’on attribue, à tort, aux seuls pieds-noirs, est d’abord un trait typiquement oriental qu’ils ont rapporté de là-bas. Mon amie Carole, égyptienne, fieffée bavarde, explique que c’est courtoisie envers les autres: les distraire, les amuser, leur manifester de l’intérêt.

« Alors je lui dis, alors il me répond… »: c’est ainsi que nous racontons aux autres tout ce qui nous arrive, dans ses moindres détails, mimant, faisant les gestes. En France on résumerait d’une phrase, on ferait une synthèse, mais là non: « ‘alli, ‘oltellou » – « qotlou, qalli » – « il m’a dit, je lui ai dit »- meublent toutes les conversations, hommes, femmes, jeunes, vieux, bourgeois, gens du peuple, dans notre culture orientale. Pour vous faire une idée de ce mode de communication, écoutez, en France, deux adolescentes parler entre elles, « se raconter tout » comme elles disent, en détail, avec animation, avec les yeux, les gestes, riant, réagissant, « non! », pas possible! », « ben dis donc »…. Voilà: imaginez une société entière communicant sur ce mode-là, et vous aurez l’Orient !

Et je me demande si je n’ai pas choisi l’anthropologie et le journalisme pour m’entendre raconter des histoires: car aimer raconter et aimer entendre des histoires vont toujours ensemble, j’adore entendre les histoires que l’on me raconte et j’adore aussi les conter à mon tour, dans un journal, à la radio, ou dans un film.

Sur ma platine j’écoute Guerrouabi, célèbre chanteur de chaâbi algérien, genre musical qui est toujours une longue histoire chantée: l’artiste nous conte toutes les aventures qui lui sont arrivées, poursuivant sa belle, parlant à ses parents, interpellant les voisins, etc. Imaginerait-on une chanson française qui, pendant 20 ou 30 minutes – car nous sommes bavards quand nous chantons aussi ne ferait que dire – « je l’ai vue, elle a fait ceci, puis est arrivé cela, puis telle personne est arrivée, etc. etc. »?

A travers notre goût de raconter des histoires, nous les Orientaux, s’exprime notre atavique sens de la convivialité – substantif dont le verbe n’existe pas en français. Mais les Espagnols, avec qui nous partageons une culture commune, disent convivir, plus beau verbe pour moi de toutes les langues du monde, qui veut dire: plaisir de vivre entouré, et non pas solitaire.

Pendant longtemps j’ai trouvé peu sympathiques, voire peu courtoises, les personnes peu bavardes rencontrées en France: pour moi se taire en société était le signe que l’on s’ennuyait, que l’on n’honorait pas les gens qui vous entourent en leur manifestant, par la parole, de l’intérêt. Aujourd’hui mes années de France m’ont appris aussi à apprécier les personnes qui savent écouter, et qu’ici les codes sociaux sont différents: l’écoute est une qualité, et pas seulement l’art de conter.

Mes années de France m’ont rendue un peu moins bavarde, mais n’ont pas éteint en moi l’amour des belles histoires, contées et racontées mille et une fois en société, et la sympathie pour les gens qui savent vous captiver.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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