B comme Bretagne


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L’apprentissage : B comme Bretagne. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

B

BRETAGNE

Pour Marguerite Maussion

Un été, nous avons découvert la Bretagne. Et en Bretagne, paradoxalement, nous avons retrouvé un peu de notre cher Liban!

C’étaient nos premières vacances en France – les étés précédents, nous partions à Beyrouth. La Bretagne pouvait nous sembler, à nous méridionaux, à opposé de là d’où nous venions, peuples du Nord contre peuples du Sud, plages sauvages contre plages super aménagées. Etonamment, nous y découvrîmes une culture plus proche de la nôtre, faite de religiosité populaire, de familles étendues, et de traditions enracinées, qui tranchait avec la culture urbaine, anonyme et moderne, dans laquelle nous baignions en région parisienne, et qui, elle, était totalement étrangère à la culture du Sud dont nous étions issus.

Et d’abord, en Bretagne, nous avons découvert un peuple aussi religieux que nous! Ma grand’mère, qui était venue du Liban estiver avec nous, était ravie: il y avait des croix de pierre, des Vierges ornant les maisons, des offertoires aux carrefours, et des chapelles partout, comme au Liban, dans sa montagne chrétienne ! Nous n’avions pas débarqué en terre païenne, ces Français-là étaient un peu comme nous, et non pas comme ces non-pratiquants de banlieue parisienne! Nous assistâmes même à un Pardon breton, et cette procession religieuse nous ravit tous, nous rappelant nos processions d’églises orientales du Liban, fêtes des Rameaux ou de Pâques, pareillement populaires, mêlant petits et grands, riches et pauvres, fête pour tout le monde autant que rite sacré.

En Bretagne nous découvrîmes également que les Français partagent avec nous ce « sens de la famille » si cher aux émigrés de Méditerranée, et dont ils déplorent parfois l’absence dans leur pays d’accueil. Cette découverte peut paraître étonnante, mais quand on vit, étranger, en banlieue parisienne, on ne voit pas de familles françaises vivre ensemble au complet: les appartements sont petits, et les amis, par définition, ne sont pas conviés aux fêtes familiales. Pendant des années, à part chez nos voisins les Pierotti, qui venaient d’Algérie, je voyais donc rarement, chez mes copines, d’autres membres de la famille que papa-maman-les-enfants.

C’est donc sur les plages de Bretagne que nous découvrîmes que les Français avaient aussi des grands-pères, des grands-mères, des oncles, des tantes, des cousins, des cousines: ils se rendaient en grands groupes sur la plage, se retrouvaient dans leurs maisons familiales toutes générations confondues. Mais les Français vivaient en smala surtout en été, quand chez nous c’était plutôt toute l’année.

En Bretagne nous découvrîmes aussi un peuple qui aimait autant la mer que nous, pour qui la mer était pareillement un élément central de leur quotidien, de leur identité. Bien sûr, ce n’était pas la même mer, et pas les mêmes loisirs: nous découvrîmes les plages les marées et les plages qui grandissent et rétrécissent, la pêche à la crevette en sandales de plastique, la voile en Optimist et puis les clubs Mickey, une eau bien froide aussi, mais peu importait: tout comme nous, en été, les Français aimaient passer à la mer leurs journées !

Cet été-là nous découvrîmes aussi ce qu’est une région de France: des traditions culinaires encore vivaces malgré la modernité, des costumes anciens qu’on est fier d’exhiber à la première fête, une musique spécifique, des fêtes et des rites, bref nous découvrîmes toute une culture enracinée. Et nous apprenions, comme on apprend une nouvelle langue, tous ces nouveaux mots, crêpes de sarrasin, cidre bouché, agneau de pré-salé, kouing aman, et en les maîtrisant nous devenions un peu plus Français.

Comment devient-on Français? En sortant des villes, en pénétrant le cœur du pays, le cœur de ses traditions de ses rites et de ses coutumes: en pénétrant son peuple. De la même manière qu’un étranger ne connaît pas le Maroc ou le Pérou authentiques par les quartiers d’habitation de Casablanca ou de Lima mais en se plongeant au cœur de ses régions. Et de culture authentique à culture authentique, il y a dialogue et compréhension.

Car ce que mes 20 années d’études, d’anthropologie, et de voyages m’ont appris, c’est que rien ne ressemble plus à une réunion de famille qu’une autre réunion de famille, l’affection d’une grand-mère à celle d’une autre grand-mère, un rire d’enfant à un autre rire d’enfant, la joie d’une fête populaire à celle d’une autre fête populaire, la fierté d’un patrimoine culinaire à celle d’un autre patrimoine culinaire, la fierté d’une identité tout court à celle d’une autre identité.

C’est dans l’intimité des familles et des gens, et non dans l’anonymat des grandes villes, c’est dans les moments de joie collective partagée, c’est dans les moments où l’on est soi-même détendu donc ouvert à l’autre, comme pendant des vacances, que l’on peut le mieux comprendre l’autre, le découvrir, l’accepter. Ceci vaut des nombreux Français qui, ne les connaissant que d’immeuble à immeuble, les côtoyant seulement dans les transports publics, méconnaissent la culture de leurs voisins d’origine immigrée, pour n’avoir jamais partagé leur domestique intimité, participé à l’une de leur fêtes, ne s’être jamais de famille à famille, mêlés. Et voilà comment certains Occidentaux affirment, parfois par des livres très lus, d’absolues incompatibilités entre telle culture et telle autre. Mais que connaissent-ils de la culture de l’autre, outre ce qu’ils en voient, sans la partager, sans la vivre?

Cette incompréhension de l’autre vaut aussi pour de nombreux Français d’origine étrangère, qui, ne connaissant de la France que ses banlieues prolétaires, ne connaissent pas la culture française dans son authenticité, mais dans son urbaine et dénaturée version, ne connaissent pas ses rites ses coutumes ses traditions, pareillement méconnaissent leurs concitoyens d’origine métropolitaine, et se replient sur eux, barbe foulard prières nous on est mieux qu’eux.

Personne n’est meilleur que l’autre. Ni ceux-ci. Ni ceux-là. Différents, c’est tout. Voilà ce qu’un été breton m’a, à 13 ans, appris, et que je n’ai, adulte, cessé de défendre.

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