Anne Yoro : la peinture comme apaisement


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Anne Yoro

Anne Yoro, artiste peintre franco-ivoirienne, navigue librement entre peinture figurative et abstraite, au gré de ses sensations, de ses réflexions et de ses révoltes. Ses dernières créations sont exposées à l’Unesco, à Paris, pendant « la Semaine de l’Afrique » qui dure du 26 au 30 mai.

Ivoirienne et Française, autodidacte, Anne Yoro est ouverte à toutes les influences. Sa peinture est un chemin, une quête de spiritualité et de sérénité, mais aussi une révolte contre les injustices qui éreintent et enlaidissent l’Afrique et le monde. Interview.

Par Jean-Michel Neher pour Ici-palabre

Ici-palabre : Vos œuvres récentes se caractérisent par une présence des formes rondes, sphères ou cercles qui semblent s’ouvrir sur l’ailleurs, révèlent des portraits ou suggèrent l’inconnu. Ces signes évoquent souvent, chez certains artistes d’origine africaine, la terre, la fécondité, l’histoire de la création. Qu’en est-il pour vous ?

Anne Yoro : Je suis très attachée aux symboles. Or le cercle évoque le « grand tout », l‘universel et surtout la création. C’est la terre, le ventre, siège des émotions corporelles. C’est aussi un symbole qui désigne les astres: du soleil à la lune, de la puissance à la sagesse, du vide à la saturation, de l’immuable au perpétuel changement. Mais cela évoque aussi le mouvement maîtrisé par l’homme et donc la technologie. S’il ne fallait retenir qu’une forme, je ne retiendrais celle là. Celle d’un cercle.

Ici-palabre : Certains de vos tableaux surprennent par la finesse du trait (Le Vieux Rwandais, La Visionnaire, etc.) et par ces ornementations, sortes d’arabesques et filigranes à motif floraux qui campent l’arrière-plan de vos sujets. D’où viennent ces motifs ? Sont-ils nés de votre imagination ? Quel rôle jouent-ils dans vos toiles ?

Anne Yoro : Pour la série A Fric ?! il y avait le parti- pris de montrer des Africains tels qu’ils sont. D’où le choix figuratif. Je vis en France et ici il y a encore, beaucoup de fantasmes et d’idées reçues sur le vieux continent.

Les gens voient de la misère partout en Afrique et oublient que c’est de cette Afrique que l’on pompe de l’énergie, des ressources humaines, des matières premières (dont le cours est maîtrisé en Europe), du pétrole et de quoi financer les partis politiques français de tout bord depuis (au moins) la 5ième République. L’actualité montrant que ce sont toujours des pratiques en cours. Ce que je veux dire c’est que c’est facile dire à quelque un qu’on affame, qu’il a l’air affamé !

Les africains ne sont pas « pauvres » mais leurs élites consciemment ou non, les maintiennent dans la pauvreté avec l‘aide d‘autres élites. S’il existe un système de pouvoir et de richesse défaillant certes, il faut aussi noter que le peuple n’a pas encore assimilé le processus de la démocratie, ses outils et ses corollaires. On ne fait peut-être pas grand-chose pour que tout cela s’accélère. La presse est muselée. Les artistes et les auteurs croient qu’ils sont contraints de se taire s’ils veulent vendre. Les mentalités des gens qui n’ont pas accès à l’école ne peuvent pas changer du jour au lendemain. C’est une évidence. Les gens sont gouvernés par la peur et la possession. La solution passe par une meilleure compréhension des mécanismes qui les dominent, donc par le fait savoir lire ce monde pour jouer leur partition.

Je voulais donc montrer des êtres humains nobles, fiers, mais conscients. Conscients de ce qui leur échappe, et du prix à payer pour cela. Avec une idée de sacrifice. Le rond encadre ces portraits sans cadres. C’est aussi une ouverture sur le fond des choses. Comme une façon de rappeler que l’on ne peut pas isoler les personnes de leurs contextes historiques. Le fond est souvent un motif récurent comme dans les pagnes ou les lignes sont en fait des coulées de sang. Les premiers « wax » venaient de Hollande et symbolise donc une forme de ces échanges nord sud.

Ici-palabre : Votre dernière série (cf. votre blog) signale une approche désormais plus abstraite et plus géométrique. Le contraste avec la série “Diaspora” plus figurative est manifeste. Quel processus vous a conduit d’un style à l’autre, d’une technique à l’autre ? Quel sens donnez-vous à cette mutation ?

Anne Yoro : J’ai toujours eu un travail abstrait pour représenter les choses que l’on ne voit pas. Les choses inconscientes. Passionnée de sciences cognitives, cela inspire mon travail abstrait. Au fond, le temps n’a pas beaucoup d’importance, ci ce n’est les échéances matérielles et environnementales auxquelles il nous confronte. Cela pose le problème de l’adaptation et donc de la mutation. C’est donc un thème central dans mon travail. Je me suis souvent posée la question de savoir quelle vie j’aurais mené si j’étais née noire, il y a un siècle, blanche il y a deux siècles etc.… J’ai des mémoires dans ces deux continents. Je ne le vis pas comme une dualité mais au contraire comme une double capacité de lecture des évènements, une sorte de grande force qui me pousse à la relativiser les clivages. D’où la série 6TEM.

Ici-palabre : Chaque artiste, d’où qu’il vienne, expose au regard des autres le produit combiné de son imaginaire et des influences qui l’ont affecté. Parlez-nous de vos influences. Y a-t-il un artiste en particulier qui vous ait influencé ?

Anne Yoro : J’ai été marquée dès ma plus tendre enfance par Gauguin. Par ses couleurs. Je ne comprenais pas qu’il puisse représenter des êtres vivants et la mer par d’autres couleurs que celles qu’il me semblait voir. Et puis je suis tombée sur la tête quand j’ai compris ce qui allait se passer en Côte-d’Ivoire. C’est alors que j’ai commencé à entrevoir d’autres réalités, d’autres mondes. Des grilles de lecture différentes me sont apparues et j’ai commencé à aller vers la peinture abstraite, et des mouvements comme le surréalisme. Plus récemment, les univers de Kassi, Stenka, et Tiébena Dagnogo ont nourri ma démarche.

Ici-palabre : Le monde présent et visible, l’histoire qui se construit, sources inépuisables d’images et de sensations, est le terreau à partir duquel nos pensées prennent forme. Certains artistes contemporains d’Afrique revisitent les réalités, de multiples manières bien sûr, mais offrent invariablement dans leurs œuvres les uns une métaphore des douleurs africaines (colonialisme, esclavage, guerre, exode, pauvreté, misère urbaine, déracinement, etc.), les autres un commentaire critique, d’autres encore dénoncent avec fermeté. Je pense par exemple à Cheri Samba, Solly Cissé, Bodys Isek Kingelez, pour les plus connus.

Anne Yoro : Je suis très critique par rapport à l‘ordre, je veux dire l’ordre établi. Je suis une grande spécialiste de la nage à contre-courant, une espèce de rebelle au quotidien. Mais je me soigne. Or je sors d’une famille riche en drames, persécutions et traumatismes. C’est ma matière première. Il me parait important de transcender ces blessures et de vivre en pensant à ceux qui survivent.

Chaque pièce, chaque tableau, me semble t-il conserve « la charge des émotions » de son créateur. Je me rend compte que j’aime l’idée que mes œuvres renvoient à une sorte de solution, d’apaisement. Je réfléchis toujours à une certaine problématique en peignant. J’arrête de travailler un tableau quand j’ai trouvé un début de solution, une piste, fusse-elle temporaire. C’est alors que suit une proposition, un équilibre en couleur. J’aborde un tableau comme on résout une énigme. Nous allons d’instants précaires en présents incertains. Il faut trouver un équilibre. C’est une nécessité.

Par contre l’écriture est un médium qui me permet d’ extérioriser des choses brutalement. Je pense qu’il faut avoir le courage de ses opinions. La roue tourne. Être capable de dire Non, pour mieux dire Oui. C’est un art, qui comme toute chose passe par la connaissance et par le travail sur soi. On ne peut vouloir changer le monde, si on ne commence pas par soi même !

Ici-palabre : Vos oeuvres a contrario semblent construites sur le souvenir, et paraissent sublimer des réalités neutres et comme figées dans le temps (Échelle Kassena, Mes racines, Tes racines).

Anne Yoro : La série Kassena peut être considérée comme une commande. Elle a un coté exceptionnel. Ce qui m’intéressait s’était de montrer l’ingéniosité et la beauté du travail des femmes Kasséna en architecture. Dans ce cadre, j’ai donc travaillé à partir de photos pour l’exposition « Femmes bâtisseuses d’Afrique » présentée par Amélie Essesse à l‘UNESCO en 2006.

Pour la série des arbres, j’ai travaillé sur la métaphore de ce que l’homme devient en ville et dans le monde contemporain: un tronc . Plus de racines et plus de tête. Une bille de bois. Une marchandise. Un code barre. « Mes racines, tes racines » est un appel au secours, dans un premier temps. Ensuite ce tableau rappelle que nos ancêtres viennent tous du même continent: l‘Afrique. Un troisième degré de lecture est finalement un message d’amour au sens universel du terme.

Il me semble que la problématique « des déracinés » est centrale. Les systèmes sociaux, économiques et politiques, la mondialisation, même dans l’hémisphère nord tendent à faire perdre leurs repères au commun des mortels. Le type de pathologies et les compensations comportementales qui se développent en attestent: banalisation de la consommations de stupéfiants auprès des plus jeunes, violence conjugale, pédophilie, augmentation de la criminalité en tout genre .

En proie au changement pour continuer à créer de la richesse pour des minorités, la société changent trop vite dans l’hémisphère Nord et dans l’hémisphère Sud même si cela se manifeste différemment. Nous sommes tous confrontés à ces mutations, idéologiques, technologiques ou génétiques. Nous appartenons tous au même 6TEM . Celui des habitants de la Terre . Qui jetons nous à l’eau ? Cela me renvoie au tableau de Théodore Géricault : Le radeau de la Méduse.

Ici-palabre : N’en demeurent-elles pas moins un medium grâce auquel vous transmettez votre point de vue sur les sujets qui vous interpellent ?

Anne Yoro : Certes, la peinture est mon médium de paix favori.

Ici-palabre : Le tableau “So Much trouble in this world”, visible sur votre blog, semble évoquer les tourments infinis de l’existence terrestre, le flot ininterrompu des douleurs. Les nuances de couleurs, les effets de lumière semblent indiquer que le salut vient d’en haut. Peut-on dire qu’il existe une dimension mystique dans vos oeuvres ?

Anne Yoro : Vous le dites mieux que je ne le ferais ! Effectivement je trouve que l’ être humain est un drôle d‘animal (!), dominateur et pourvu d’un sacré Ego. Au fil des années, des siècles et des millénaires, il réitère les mêmes fonctionnements. Le salut vient d’en haut sans doute. En tout cas de la capacité que l’on a se détacher de sa condition « d’homme ». Réussir à transcender la médiocrité de nos conditionnements me semble être le sens de cette vie. La matérialité ne m’intéresse que pour autant qu’elle me permet d’atteindre des objectifs bien précis. J’ai l’habitude d’être qualifiée de mystique. Cela me laisse méditative(!), mais en tout cas à ce sujet, je n‘aime pas les dogmes car ils séparent !

Ici-palabre : So Much trouble in this world est aussi le titre d’une célèbre chanson de Bob Marley. Y’a-t-il un lien? plus généralement, la musique est-elle pour vous une source d’inspiration ?

Anne Yoro : Je pense qu’il existe des passerelles entre les différentes formes de communication . Ainsi on peut relier un tableau à un environnement musical, cinématographique, tactile, olfactif, culinaire et inversement. La musique me nourrit. Elle vient matérialiser mes émotions. Je viens d’une famille de musiciens et de guérisseurs. Tout cela est très lié. Ne dis t-on pas que la musique adoucit les mœurs ? Elle m’accompagne dans tout ce que fais. Grande fan de jazz, j’aime aussi la musique dite sacrée, classique ou contemporaine même si je n‘en comprend pas toujours l‘idiome, la langue. La bonne musique possède un langage universel. Ce que j’écoute? De tout: de Ahmad Jamal, Dave Holland, Omar Sosa, du Fela père et fils, Roy Hargrove, Ramsès Lewis, Coltrane, Miles Davis, etc

Pour répondre à votre question, une fois ce tableau terminé, ce titre de Bob Marley s’est imposé . Il avait eu précédemment Exodus évidemment.

Ici-palabre : En tant qu’artiste franco-ivoirienne, vous êtes l’empreinte concrète d’une rencontre entre deux univers sinon opposés, radicalement différents. Pensez-vous que votre travail illustre cette ambivalence d’une culture occidentale et africaine?

Anne Yoro : Je l’espère. Mais le regard que les gens portent sur un œuvre dépend de leur champ de vision. Or la plupart des personnes ont beaucoup de mal à s’accommoder de ce qu’il ne comprenne pas et donc de ce qu’il n’accepte pas dans les faits(et inversement). Même s’ils l’acceptent en théorie. Les métissages en font partie. Aussi ils voient les choses de façon manichéenne. C’est quelquefois amusant mais souvent pathétique. J‘ai une anecdote à ce sujet. Un jour une personne (une avocate) qui voit le tableau intitulé « Ne me coupez pas la tête » me dit : « Cette foret tropicale est magnifique ». Je lui réponds alors: « Oui, merci, j’ai voulu faire ressortir l’exotisme du Parc Floral de Vincennes. Car chère madame, sauf le respect que je vous dois, je vis ici ! » C’est Palabre !?

Ici-palabre : Votre parcours personnel conduit-il à vous définir comme une artiste de la diaspora ?

Anne Yoro :Je suis de cette diaspora comme de toutes les diasporas. En tout cas j’en comprends et j’en vis la problématique. Même si je suis également française de naissance et par filiation. C’est la couleur de la peau qui prend le dessus. Puisqu’il faut le dire. Je suis d’un « ailleurs » visible , qui selon l’ actualité, fait ou non de vous, des citoyens de seconde zone . Je suis d’un ghetto, dans lequel on enferme les représentants des pays avec lesquels on a pas résolu les problèmes économiques et donc diplomatiques. La presse s’empresse de diaboliser certains pays et cela s’en ressent sur le regard que l’on porte sur les artistes qui en sont originaires. Il est de bon ton, quand on est africain, de peindre la corruption entre noirs mais pas entre noirs et blancs. Pourquoi ? .D’autres s’empressent d’écouter ou de lire n’importe quoi. Et du coup, certains artistes qui font de l’art africain, de la musique africaine, de la danse africaine quelques fois sans y avoir mis les pieds- se vendent très bien. Cela est valable pour d’autres continents, d’autres contrées évidemment. Je pense à l’ Inde ou à la Chine.

Ici-palabre : De toute évidence, l’Afrique, où pourtant vous ne vivez pas en ce moment, occupe une place prépondérante dans votre travail. L’éloignement géographique est-il un frein à votre créativité ou au contraire est-ce principalement ce qui la stimule ?

Anne Yoro :Ce qui est une source d’inspiration, c’est entre autres, ce que je vis au quotidien et ce que l’actualité me renvoie sur mon identité. C’est le différentiel entre ce qui se dit de façon idéale, et ce qui se fait concrètement. Si j’étais ailleurs ce serait pareil. Je peindrais en réaction à mon environnement. Je construis ma zone de sécurité partout ou je suis. Oui, je peins l’Afrique qui est en moi, que j’aime et que je défends ! Certains métisses s’offusquent d’être traités de noir . C’est ma fierté. Être fière de ces origines ne veut pas dire que l’on soit responsable, ou qu’on valide certains comportements. Je peux dire la même chose de mon sang blanc. Il faut faire la part des choses . Et c’est-ce que j’essaie de faire pour les autres.

La Semaine Africaine

Du 26 au 30 mai 2008

La maison de l’UNESCO
Hall Ségur, Salle des Actes, Salle des Pas Perdus
125 avenue de Suffren – 75007 Paris

Tous les jours sauf samedi et dimanche, de 9H00 à 17H00
Tel: 01 45 68 32 81- Métro: Ségur

Consulter :

Le blog d’Anne Yoro

Le site d’Anne Yoro

Le site de l’Unesco

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