Amnesty International : en Afrique « c’est la rue qui gouverne »


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Dans son rapport annuel publié jeudi 24 mai, Amnesty International dresse un bilan des injustices et de la situation des droits humains dans le monde, et donc en Afrique. L’ONG pointe les « défaillances » des Nations unies, rend un hommage particulier aux mobilisations des « printemps arabes » de 2011 et regrette le fait que l’Afrique sub-saharienne n’ait « pas tiré les leçons de ces révoltes populaires ».

Avant d’analyser, région par région, la situation des droits de l’Homme dans le monde, Amnesty International a tenu à dédier ses premiers mots au « courage des manifestants » dans l’année qui vient de s’écouler. « L’année 2011 aura été une année de changement, de courage et de conflit, une année qui aura vu les citoyens se dresser contre les gouvernements et les puissants de ce monde dans une mobilisation d’une ampleur inégalée depuis des décennies. Ces femmes et ces hommes entendaient dénoncer les abus de pouvoir, l’impunité, les inégalités croissantes, l’aggravation de la pauvreté et l’absence de véritable leadership à tous les échelons de l’appareil politique », peut-on lire en introduction du rapport.

« Le courage des manifestants a été de pair avec les défaillances du Conseil de Sécurité de l’ONU »

Amnesty fait également un parallèle entre les attitudes et les prises de décision à la fois des dirigeants du monde et d’organisations comme les Nations unies, et les multiples revendications et aspirations démocratiques des peuples du monde. L’ONG dénonce l’« incapacité » ou l’« absence de volonté » d’être à l’écoute des populations civiles et ainsi d’apporter de véritables réponses à leurs besoins. Ainsi, face au laxisme, à l’immobilisme des gouvernements et aux « défaillances » onusiennes « incapables d’assurer la justice, la sécurité et la dignité, la protestation a pris un caractère mondial ».

L’organisation de défense des droits de l’Homme pense également que les réactions de la communauté internationale, face à ces agitations et contestations sociales, aux conflits guerriers dans le monde et en Afrique en particulier, ont bien souvent été dominées par « la peur, les atermoiements, l’opportunisme ou l’hypocrisie ». A cet égard, l’organisation a particulièrement visé et enjoint l’ONU à enfin prendre ses responsabilités quant au trafic d’armes dans le monde. L’ONG lance un appel pour la mise en place d’un traité « fort sur le commerce des armes » et estime qu’« il est temps de faire passer les êtres humains avant les entreprises, et les droits avant les profits ».

Les « printemps arabes » à l’honneur

Dans un tel rapport, il aurait sans doute été impossible de ne pas revenir sur les mouvements qui ont émaillé l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient depuis fin 2010. Ainsi, le secrétaire général d’Amnesty International, Salil Shetty, a tenu spécialement à rendre hommage aux « printemps arabes ». Il est notamment revenu sur l’acte de révolte et de désespoir du jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi qui, selon lui, avait été la « petite étincelle initiale » et « s’est transformé en une flamme ». Cette flamme a par la suite été « portée par des milliers de manifestants en colère et a embrasé le pays dans un mouvement qui a abouti à la chute du régime du président Ben Ali ». M. Salil a pour le coup voulu rappeler que, « c’est la rue qui gouverne » et que désormais le pouvoir réside dans la prise en compte et le respect des aspirations et des besoins des peuples.

Le chef de l’organisation a par ailleurs souligné la « surprise » de ces évènements à l’égard des pays occidentaux et martelé leur « double jeu ». Il estime qu’en dépit de sa prise de conscience sur les enjeux de ces révoltes au Nord du continent, l’Occident n’a pas songé un seul instant à sacrifier ses « relations privilégiées » avec « les régimes liberticides locaux » pour des motifs stratégiques, souvent liés à l’exploitation des gisements pétrolifères et gaziers, la main mise sur des sites miniers, pour ne citer que ceux là.

M. Shetty a aussi insisté sur la tenue des élections présidentielles en Egypte en ce moment qui témoigne d’une réelle ferveur et d’une aspiration considérable au changement de la part du peuple égyptien. Par la même occasion, il a estimé que de nombreux efforts restent à faire, notamment dans la priorité aux droits humains. Il a ainsi fustigé les « alliances opportunistes et les intérêts financiers » qui ont de nouveau pu apparaître au grand jour au cours de l’année 2011, au grand dam « des droits humains ». « On sort le discours sur les droits humains lorsqu’il sert les visées des responsables politiques ou économiques, et l’on s’empresse de le ranger au placard lorsqu’il devient gênant ou qu’il fait obstacle au profit », a ainsi poursuivi M . Shetty.

« L’Afrique sub-saharienne n’a pas tiré les leçons de ces révoltes populaires »

Par ailleurs, Amnesty a regretté le mutisme des dirigeants de l’Afrique subsaharienne. Il affirme que la répression contre les manifestants antigouvernementaux reste toujours une réalité en Afrique subsaharienne et que le grand mouvement d’espoir de l’année 2011 dans le monde arabe n’a pas, pour le moment, porté ses fruits dans les pays au sud du Sahara.

Les manifestants s’opposant aux systèmes en place ont parfois dû subir des ripostes rudes des forces de l’ordre. Amnesty a ainsi pointé directement des pays comme l’Angola, le Burkina Faso, le Cameroun, le Congo, l’Erythrée, l’Ethiopie, la Gambie, la Guinée, le Liberia, Madagascar, le Malawi, la Mauritanie, le Nigeria, la RDC, le Sénégal, la Sierra Leone, le Soudan du Sud ou encore le Zimbabwue, pour ne citer que ceux-là.

L’injustice et l’impunité généralisées dans les rangs des forces de sécurité

Amnesty regrette non seulement les personnes « courageuses » qui doivent parfois laisser leur vie pour être libre, mais il fustige surtout le laxisme des autorités face ces atrocités et l’impunité généralisée dont jouissent la plupart les forces de sécurité dans une bonne partie des pays d’Afrique subsaharienne, car en général, les autorités n’ouvrent pas d’enquête relative aux méthodes excessives de force et de violence envers les personnes civiles et tolèrent ainsi une « ambiance d’impunité ». « Les autorités n’ouvrent presque jamais d’enquête indépendante et impartiale sur les arrestations et détentions arbitraires, les actes de torture et les autres traitements, les homicides illégaux (y compris les exécutions extrajudiciaires) ou les disparitions forcées qui leur étaient signalés », a ainsi martelé Amnesty.

Même si on ne peut parler de printemps « sub-saharien », beaucoup de ces mouvements en Afrique sub-saharienne, selon Amnesty, ne sont cependant pas restés inaudibles. En particulier dans les pays dirigés d’une main de fer, on a assisté à de réelles mobilisations des syndicats, des étudiants, des militants des droits humains et des figures de l’opposition politique. Ces pays exigeaient plus de liberté, dénonçaient le coût de la vie et protestaient contre la précarité socio-économique. Amnesty a par ailleurs rappelé les raisons qui parfois, en Afrique du Nord tout comme au sud du Sahara, sont les réels facteurs du courroux et du désespoir des populations : l’omniprésence au pouvoir depuis plusieurs décennies des dirigeants, la pauvreté, la corruption ; la répression et le bafouage des libertés de toutes sortes.

La pauvreté : un véritable fléau d’injustice

Amnesty a également abordé le problème fondamental qui mine le continent, notamment la pauvreté. Selon l’organisation, même si « au cours de la dernière décennie, les taux de pauvreté ont progressivement diminué en Afrique et des avancées ont été enregistrées dans la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement » , il n’en reste pas moins que plusieurs millions de personnes sur le continent vivent toujours dans la pauvreté, n’ont pas accès aux services essentiels que sont une eau potable, des installations sanitaires, les soins de santé, l’éducation et des logements décents.

Amnesty a notamment pointé, en ce qui concerne le logement, la forte urbanisation des villes et villages africains, qui contraint parfois les populations à abandonner leur habitation, pour la plupart expulsées de force. Elles perdent ainsi non seulement leurs biens lorsque leur habitation est démolie, mais également leurs moyens de subsistance, ce qui les entraîne davantage dans le cercle vicieux de la misère et de la paupérisation. Un exemple palpable serait celui des expulsions massives forcées qui ont eu lieu dans au moins cinq zones d’implantation sauvage de Nairobi qui ont précarisé la vie de plusieurs milliers de personnes.

Les orientations sexuelles : un facteur de discrimination

Amnesty n’a pas non plus laissé passer une situation qui devient de plus en plus sérieuse sur le continent, celle de la discrimination basée sur l’orientation sexuelle ou sur l’identité de genre. D’après l’ONG, « non seulement les responsables politiques ne protégeaient pas le droit à ne pas subir de discrimination, mais souvent ils se servaient de déclarations et de mesures pour inciter à la discrimination et aux persécutions fondées sur une orientation sexuelle supposée ».

Amnesty s’est par exemple penchée sur le cas du Cameroun où des personnes soupçonnées d’entretenir une relation homosexuelle ont été persécutées. De nombreuses personnes ont été arrêtées et certaines, dont Jean-Claude Roger Mbede ont été condamnées à de lourdes peines de prison. Le gouvernement camerounais a même dû modifier son Code pénal pour alourdir les peines d’emprisonnement et les amendes pour les personnes reconnues coupables de relations homosexuelles.

Au Malawi, le Président récemment défunt, Bingu wa Mutharika avait publiquement déclaré que « les gays sont pires que des chiens ». Quelques mois plus tôt, le gouvernement malawite avait adopté une loi érigeant en infraction les relations sexuelles entre femmes. Au Ghana le ministre de la région occidentale, avait officiellement ordonné aux forces de l’ordre d’arrêter tous les homosexuels et toutes les lesbiennes vivant dans la zone Ouest du pays.

Les conflits armés

Amnesty a également consacré une bonne partie de son rapport aux multiples conflits et guerres civiles qui ont tristement dominé le continent pendant l’année 2011. Partant du conflit politique ivoirien en passant par la Libye, les deux Soudan, le Darfour jusqu’en RDC.

L’organisation est revenue sur l’éclatement du conflit armé en Côte d’Ivoire pendant la première moitié de l’année 2011 suite à l’élection présidentielle de novembre 2010. Ce conflit qui opposait les forces alliées à Alassane Ouattara et l’ex-président Laurent Gbagbo, avait fait plusieurs centaines de milliers de déplacés dont beaucoup se sont refugiés dans des pays voisins en particulier au Liberia. Des milliers de civils avaient été tués ou blessés dans la capitale économique, Abidjan, et dans l’Ouest du pays.

Le conflit au Darfour n’a pu jusqu’à présent être enrayé d’une manière ou d’une autre. Au contraire, selon Amnesty, celui-ci « s’est poursuivi sans relâche et le nombre d’habitants contraints de quitter leur foyer a encore augmenté ». Les autorités soudanaises ont pris pour cibles les personnes en déplacement et vivant dans des camps, car « elles les considéraient comme soutenant les groupes d’opposition armés », a souligné l’organisation. Amnesty a aussi souligné les conséquences déplorables que ce genre de conflits provoque automatiquement, notamment les cas de viols et d’autres formes de violences sexuelles qui sont signalés en permanence.

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