De Boganda à Bozizé : la longue tragédie centrafricaine


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Il est des peuples africains dont l’existence politique ressemble étrangement à un long jour sans pain.

L’observateur qui regarde la longue fresque historique qui va de l’émergence politique du mouvement de libération de Barthélémy Boganda dans les années 50 à la junte aux abois du Général Bozizé en ce mois de décembre 2012 ne peut manquer de nous concéder les métaphores suivantes : la république centrafricaine est un Etat issu d’un rêve né-avorté, mort-né car nié dès l’origine dans sa vocation à faire humanité, livré comme butin à toutes les rapacités des chefs du lieu et de ceux des grandes puissances, abandonné au caprice d’entrepreneurs politiques sans différend idéologique ni projets de société opposables les uns aux autres. Parler d’Etat fou [[Kalck, Pierre (1971), Central African Republic: A Failure in De-Colonisation, London: Pall Mall Press]], d’ « Etat honteux » comme le dirait Sony Labou Tansi, d’Etat dans tous ses états, d’Etat en ébats perpétuels, d’Etat-chienlit, de « musée vivant des maux du continent »[[Vincent Hugueux, “Bozizé aux abois”, Blog de Vincent Hugueux, le 28 décembre 2012]] serait-ce vraiment exagérer en quoi que ce soit ? La République Centrafricaine, c’est tout de même le pays du putschiste truculent devenu empereur Jean Bedel Bokassa[[Brian Titley, Dark Age: The Political Odyssey of Emperor Bokassa, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2002, 272 p]], qui porta l’amour de la gloriole politique à ses formes les plus ubuesques. C’est dans ce pays qu’un certain Président Giscard d’Estaing avait ses safaris et ses passions pour les diamants. C’est aussi le pays qu’un certain David Dacko[[Jacques Serre, Biographie de David Dacko : premier président de la République Centrafricaine : 1930-2003, L’Harmattan, Paris, 2007]], premier président du pays à son indépendance en août 1960, retrouve comme chef d’Etat à bord d’un avion DC 10 de l’armée française en 1979, en même temps qu’il étudie les phrases du discours que les barbouzes des services secrets hexagonaux lui ont préparé. C’est cette terre, où passée par pertes et profits, près de 70% de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté en 2012, que le Général Kolingba, chef d’Etat major de Dacko, met dans son escarcelle en renversant son mentor.

Comment ne pas comprendre, à partir de ce vide de sens laissé par la mort originelle de l’homme-mythique et de la plus noble visée d’humanité de ce pays, que la médiasphère toute entière regarde le duel en cours entre la junte du Général Bozizé et la rébellion de Michel Am Nondokro Djotodia comme on regarderait un combat de coqs dans lequel personne n’a misé le moindre sou ? Pourtant, la Centrafrique, ce sont des millions d’enfants, de femmes et d’hommes menacés plus que jamais de basculer dans l’irréversible tragédie du sang et de la malemort quotidiens. Or « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse »[[Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Présence Africaine, 1939]], nous prévint Aimé Césaire. Pour ceux qui gémissent, la pensée doit sans cesse panser ce pays. Il urge dès lors de combler le vide de sens qui brouille la réalité centrafricaine par un effort accru de lucidité, afin de comprendre en quoi l’actualité centrafricaine est un précipité de la crise des Etats-nations africains nés du partage colonial de Berlin (1884-1885), du déni de la démocratie par la complicité de certaines élites locales africaines et de leurs alliés internationaux dès l’origine desdits Etats, mais aussi de la participation de larges franges des sociétés africaines elles-mêmes à la reproduction de leur subordination destructrice. Dans la présente tribune, je voudrais fixer en trois moments, la longue et douloureuse tragédie centrafricaine : 1) D’abord dans la négation d’avenir qui culmina, comme pour Um Nyobè au Cameroun ou Lumumba au Congo, dans l’assassinat probable de Barthélémy Boganda le 29 mars 1959, en prélude à la destruction de son mouvement politique d’émancipation ; 2) Ensuite dans le drame de l’irresponsabilité d’une succession militariste de chefs d’Etat sans légitimité démocratique et sans capacité politique entrepreneuriale, tels le Général Bokassa, David Dacko, le Général Kolingba, et précisément le Général Bozizé ; 3) Enfin dans l’incongruité d’une opposition politique largement aux antipodes des intérêts réels de la société civile centrafricaine, et uniquement intéressée par l’exercice jouissif du pouvoir comme fin en soi et au bégaiement de l’espérance démocratique qui reste à incarner audacieusement.

Au commencement était Boganda…

Au commencement du rêve centrafricain, en pleine Afrique Equatoriale Française, émergea la figure de Barthélémy Boganda[[Jean-Dominique Pénel, Barthélémy Boganda. Écrits et Discours. 1946-1951 : la lutte décisive, Paris, Éditions L’Harmattan, 1995]]. Fils de grand sorcier africain, devenu par la suite prêtre[[Benoît Basile Siango, Barthélemy Boganda : premier prêtre oubanguien, fondateur de la République centrafricaine, Pierrefitte-sur-Seine, Bajag-Méri, 2004.]] catholique et défenseur de l’émancipation des Africains, il pousse très loin le bouchon jusqu’à critiquer le célibat des prêtres, dont il se défait lui-même en épousant alors une femme blanche de France. En fait, Boganda fut l’un des pionniers de l’idée d’humanité politique africaine. Au cœur du projet centrafricain de Boganda, il y a d’abord une anthropologie ancrée dans les trois racines du personnages : traditionnaliste africain, il croit que les cultures africaines peuvent promouvoir des valeurs universalisables et faire de l’homme qui a reçu leurs arcanes, un vrai homme comme tous les autres vrais hommes du monde ; humaniste chrétien, il trouve dans le message christique d’amour, un point de jonction de l’occident judéo-chrétien avec l’âme animique africaine qui promeut l’harmonie de l’homme avec la nature par la médiation d’une culture d’osmose et de symbiose réfléchie ; rationaliste par son éducation aux sciences et techniques chez les Pères et par son amour du travail, Boganda sait que la modernité passera par la transformation de l’univers matériel des gens du passé. Il y a donc enfin chez lui le désir de moderniser son pays, en le faisant passer d’une civilisation agraire rurale à une civilisation industrielle moderne, par la transformation de ses propres matières premières et la création d’une région économique intégrée au cœur de l’Afrique centrale. Tels sont les leitmotive du MESAN (Mouvement pour l’évolution sociale des Africains) que Boganda conduit vers l’obtention de l’autonomie du territoire centrafricain dès 1958. Mais le 29 mars 1959, une explosion suspecte d’une charge dans son avion en plein vol tue Boganda et enterre avec lui, son rêve d’une république enracinée, humaniste, et moderne pour tous les Africains de Centrafrique, y compris, dans le même élan, son projet de fonder des Etats Unis d’Afrique latine. Les enjeux internationaux de la Centrafrique pèseront lourd dans la balance politique de ce pays : terre du bois, de l’or, du diamant et du fer, le pays intéresse au premier plan la France, dans le cadre de son programme d’autonomie énergétique et stratégique à l’issue de la seconde guerre mondiale. Par extension, la Centrafrique intéresse bien sûr les Etats-Unis d’Amérique, géant de l’occident qui n’est pas moins boulimique en richesses minières. Qu’en sera-t-il alors du rêve de Boganda ? On n’a pas fini de mesurer les conséquences tragiques[[Jean-Simon Rioux , « La Centrafrique va-t-elle un jour vivre en paix? » Slate]] de son avortement originel. La boîte de Pandore fut ainsi ouverte.

La longue parenthèse militariste de Bokassa à Bozizé

Un pâle essor sera vite rompu en 1966, quand après l’apparition des premières industries locales, les rivalités locales pour le pouvoir, attisées par les intérêts contradictoires des officines multinationales font trembler le palais de Bangui. Alors commence la descente aux enfers de la république bananière [ Saulnier, Pierre. Le Centrafrique: Entre mythe et réalité. Paris: L’Harmattan, 1998]] confiée dès 1960 à David Dacko. Le militarisme, cette forme de pouvoir politique où la force rêve sans cesse de se muer éternellement en droit, s’emparera des enfants de l’Oubangui-Chari. [Jean Bedel Bokassa, alors capitaine de l’armée centrafricaine et ancien de l’armée française, va affirmer clairement le recentrement de son pays dans le giron français. Cousin de Boganda et de Dacko, l’homme a une conception consubstantielle du pouvoir. En retour, il bénéficiera d’une magnanimité à nulle autre pareille dans la succession des dirigeants centrafricains. Il brade le pays à tour de bras, sa légèreté le disputant à sa grossièreté et à la naïveté dans ses relations avec l’ex-puissance tutélaire. Quand celle-ci en a marre, elle fait revenir David Dacko dans un Transall de l’armée de l’air française plein de bidasses destinés à poursuivre le rêve colonial français. L’opération Barracuda balaie Papa Bok en 1979, excitant son désir de vengeance envers son allié d’avant, Giscard d’Estaing, dont il livrera hystériquement tous les appétits coupables à la presse internationale. Le gouvernement Dacko II n’a pas eu le temps de s’installer cependant que le Général André Kolingba le frappe et s’installe au palais présidentiel pour un long hiver monopartisan dans lequel certains ont vu un modèle de stabilisation d’un pays trop souvent livré au désordre. Le retour en force, dès la fin des années 90, de l’Ingénieur Agronome et politique aguerri Ange-Félix Patassé ne finira-t-il pas par se conclure en 1993 par la première élection multipartite, équitable et transparente de l’histoire du Centrafrique indépendant ? De Bokassa à Kolingba, soit de 1966 à 1993 aura primé l’ère militariste, le développement du sous-développement, la violation permanente des droits humains, le refus et le mépris de l’aspiration démocratique exprimée par les Centrafricains rassemblés autour du grand Boganda.

Bégaiements de la démocratie centrafricaine : de Boganda à Séléka

Que se passe-t-il donc depuis lors ? Un ancien ministre de Bokassa aurait-il pu réussir le changement ? Le régime du Président Ange-Félix Patassé (1937-2011), issu des urnes de la démocratie en gésine dans ce pays n’aura pas porté les fruits dont ses fleurs étaient les promesses. De 1993 à sa chute en 2003, Ange-Félix Patassé ne réussit pas à faire reculer la pauvreté massive de ses compatriotes. L’éducation et la santé, les infrastructures routières ne connaissent pas non plus un bond exceptionnel. Certes, les nombreuses mutineries subies (1995, 1996, 2003) par le régime Patassé – qui tenta lui-même un coup d’Etat dans les années 80 contre Dacko avec l’aide Bozizé – vont avoir raison de l’éveil de la mémoire du héros Boganda qu’il semblait incarner. Avec une croissance restée depuis lors en deçà de 5%, le pays croule sous le poids d’une dette extérieure intenable et avilissante. C’est dans ces conditions délétères que le militarisme, à travers le Général Bozizé, militaire formé dans le sérail des Bokassa et Kolingba, reprend force et vigueur à travers une rébellion, puis un coup d’Etat qui mettent fin à la parenthèse démocratique jusqu’à ce jour. Le Général Bozizé, incapable d’apporter prospérité et libertés démocratiques à son pays, incarne la réaction militariste centrafricaine au plus haut point, s’appuyant pour ces basses œuvres sur son réseau ethnopourvoiriste et familialiste, sur la relative complaisance de la France depuis 2003 envers son régime, et sur un allié de circonstances très ambivalent : le tchadien Idriss Déby, qui ne voit pas d’un mauvais œil sa participation à l’exploitation des richesses centrafricaines. La mise en berne de l’espérance démocratique centrafricaine a-t-elle conduit cependant à l’unification morale de l’opposition par un large mouvement de société vers la refondation bogandiste d’une modernité audacieuse pour les miséreux qui se démultiplient à travers ce pays fragilisé par ailleurs par ses frontières congolaise, tchadienne, et soudanaise ?

Formée par l’unification de l’Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement (UFDR), avec la Convention des Patriotes pour la Paix (CPJP) et le Front Démocratique du Peuple Centrafricain (FDPC), la Coalition Séléka ( En langue Sango « alliance ») semble être précisément convergente vers l’exigence démocratique. Elle semble se battre enfin pour l’instauration d’une concurrence pacifique en vue de l’exercice, de la transmission et de la prise du pouvoir politique dans ce pays. J’en parle au conditionnel parce que nous n’en détenons que des déclarations de principes et des traces dans les textes des Accords de 2007 et de 2008 sous l’égide du médiateur Omar Bongo à Libreville. Mais comment nier que derrière ce noble intérêt de refondation éthique de la chose publique centrafricaine, se greffent des intérêts plus ou moins hétéroclites ? Comment nier que ces intérêts, ajoutés bien sûr à la brutalité hystérique du Général Bozizé envers ses opposants tels Charles Massi, soient à l’origine de l’échec des Accords qui ont précédé le conflit armé actuel ? Bien armé, manifestement efficace au combat, Séléka incarne ceux que Roland Marchal appelle « les musulmans sociologiques », c’est-à-dire une Centrafricanité plutôt tchado-soudanaise, et pourrait par conséquent bénéficier d’aides extérieures substantielles dans ces deux pays. En prenant par l’Est et le Nord, Ndélé, Sam-Ouandja, Ouadda, Bamingui, Bria, Ippu, Kabo, Bambari, et en se présentant aux portes de Bangui, à moins de 75 km, le mouvement Séléka met potentiellement la main sur l’or, le diamant, le fer et l’uranium centrafricains, se posant ainsi en partenaire incontournable des firmes internationales qui y tiennent. Bénéficiant de l’aide de ses Etats amis, d’une partie de la Diaspora centrafricaine. Une lecture de l’Accord de Paix Global de 2008, en ses sept articles, montre clairement que la crise politique centrafricaine est celle des idées de Nation, de citoyenneté et de gouvernementalité centrafricaines elles-mêmes : cessez-le feu, amnistie, réhabilitation des armées, cantonnement des forces dans leurs zones d’origine, protection des mouvements armés par les Nations Unies, Dialogue politique inclusif, Suivi International des Accords, sont autant de points qui témoignent d’un doute profond des Centrafricains eux-mêmes sur leur désir de vivre-ensemble la résurrection du rêve d’humanité de Barthélémy Boganda. Il me paraît donc certain que les Centrafricains ont intérêt à interroger radicalement leur vivre-ensemble, à le mettre au centre de leurs solutions et à envisager des efforts de modernisation politiques audacieux. Cela passe sans aucun doute par les réformes institutionnelles profondes et urgentes qu’énonce si bien Jean-Simon Rioux :

• Une démocratisation du système politique, notamment la mise sur pied d’une commission électorale impartiale et indépendante et la tenue d’élections libre

• Une gouvernance économique plus équitable et transparente, notamment en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles

• La mise en place effective de la Stratégie de réduction de la pauvreté incluse dans l’accord sur le Dialogue politique inclusif, notamment dans l’optique de mettre fin à la marginalisation des régions périphériques

• Le développement du contrôle étatique, et notamment du monopole de l’usage de la force, sur l’ensemble du territoire

• Une meilleure gouvernance politique, notamment par l’attribution des postes décisionnels sur la base de la compétence plutôt que sur l’ethnicité, les liens familiaux ou la fidélité au chef de l’Etat

• Une réforme en profondeur de l’armée, un des rares vecteurs de promotion sociale pour la jeunesse déshéritée centrafricaine, dont le phénomène d’ethnicisation est notoirement connu

• Le développement d’un Etat de droit et d’une justice digne de ce nom.

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