« Le drame des banlieues est le manque de culture »


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Une exposition pour mieux comprendre le malaise des banlieues. Entre photos et poésie, le travail de Saïd Bahij, salué en 2001 par toute la presse française est plus que jamais d’actualité. A 38 ans, l’artiste français d’origine marocaine issu d’une des plus grandes cités d’Europe, celle du Val Fourré à Mantes-la-Jolie (banlieue parisienne), jette un regard lucide sur les récents troubles en France.

Printemps 1991. Mantes-la-Jolie, secouée par l’une des premières grandes émeutes urbaines en France, défraye la chronique. Prémices d’une catastrophe annoncée. Saïd Bahij, acteur socio-culturel dans l’immense citée du Val Fourré (28 000 personnes), l’une des plus grandes d’Europe, est aux premières loges pour constater l’ampleur du mal-être des banlieues. Lui le musicien, le poète et le voyageur, lui le grand frère, dévoile la même année un travail artistique de longue haleine : une fresque socio-poético-historique présentée à travers une exposition magistrale. Une œuvre itinérante très médiatisée à l’époque et qui reste malheureusement plus que jamais d’actualité. A 38 ans, l’artiste jette aujourd’hui un œil amer et lucide sur la situation actuelle qui ne l’étonne guère. Il déplore la médiatisation des conséquences et le manque coupable d’analyse des causes.

Afrik.com : Que représente l’art pour vous ?

Saïd Bahij :
J’utilise l’art pour exprimer tout ce qui me touche et tout ce qui me dérange. Je suis musicien de formation, mais j’utilise toutes formes d’expression, à commencer par l’écriture qui prend de plus en plus de place. J’ai commencé par la musique parce que je me mettais moins à nu. Et il y avait là une sorte de pudeur culturelle. Mais je me suis de plus en plus orienté vers la poésie. Il faut dire que je suis d’origine berbère et nous avons une importante culture orale et très imagée.

Afrik.com : Pourquoi avez-vous eu envie de vous lancer dans ce travail artistique de mémoire de la banlieue ?

Saïd Bahij :
Je suis issu des banlieues et j’ai toujours travaillé dans le socio-culturel. Mais en tant qu’artiste j’ai eu la chance de voyager en Afrique et ailleurs et de comparer. J’ai ainsi pu acquérir une culture du dehors et des gens. A chaque fois que je revenais à Mantes (la Jolie) je me rendais compte des décalages. Et à un moment donné j’ai senti que j’étais mûr pour être un témoin de l’histoire et de la vie de la cité à travers une exposition. Alors, à l’aube du 3e millénaire, j’ai créé « La Cité du Raide-Chaussée au 21e siècle, conséquence d’un héritage de silence imposé par un mécanisme de souffrance ».

Afrik.com : Quelle a été votre démarche artistique ?

Saïd Bahij :
J’ai voulu faire un travail très pédagogique et accessible à tout le monde, même ceux qui ne savent pas lire. L’exposition est faite de textes, à la fois poétiques et décalés, et de photos. Il y a 22 chapitres et une centaine de photos. J’entretiens un véritable dialogue entre les deux. Il fallait être très prudent pour être le plus juste possible. C’est pourquoi j’ai été obligé de me transformer en sociologue et en historien de gouttière.

Afrik.com : Comment expliqueriez-vous le malaise des banlieues ?

Saïd Bahij :
Pour moi, ce qui a fait le plus de dégâts dans les banlieues c’est le manque de culture. Parce qu’on peut avoir des problèmes mais il faut avoir de bonnes bases pour les exprimer correctement, pour bien définir et identifier les sources de son mal être. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tenu à remonter le cours de l’histoire pour que les gens puissent comprendre comment s’est installée insidieusement la situation et le rapport de la société aux immigrés et aux enfants d’immigrés. J’ai observé la réaction de mon père quand il a vu les photos d’archive de l’usine (Renault Flins), des mines, du colonialisme, du « tirailleur sénégalais ». J’ai tenu à remonter jusque-là avant de montrer les photos du quartier.

Afrik.com : Le quartier ce sont des gens mais également une architecture, les grands ensembles. Abordez-vous le thème de l’environnement dans votre travail ?

Saïd Bahij :
Je me suis beaucoup attaché à l’architecture du quartier, jusqu’aux panneaux de nom de rue qui sont révélateurs de certaines choses. C’est une violence invisible que j’ai essayé de rendre visible. Que penser effectivement de panneaux tels que « Mosquée Déchetterie » ? Il y a plein de petites choses qui mises bout à bout deviennent assez révélatrices. Les quartiers de la cité sont, par exemple, regroupés par thème : Les Aviateurs, les Physiciens, les Musiciens, les Peintres, les Ecrivains… J’ai habité aux Ecrivains, mais sur les panneaux de noms de rue il y avait juste le nom des écrivains « Descartes », « Racine ». Jamais de prénom, jamais de date, jamais de précisions du genre « Poète dramatique ». A l’inverse du centre-ville. J’avais d’ailleurs fait remarquer au maire que ces panneaux n’étaient pas pédagogiques, qu’ils auraient pu être des antisèches naturelles pour les gamins. On a fini par les changer. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça…

Afrik.com : Au-delà de relever ces détails de la vie quotidienne, que faites-vous de ces constats ?

Saïd Bahij :
J’ai, par exemple, détourné les panneaux et la rue « Racine » est devenue « Gens Racines ». Conséquence des dégâts tarifaires pour les masses tributaires des dortoirs. Tout cela pour que les jeunes et les moins jeunes comprennent pourquoi ils sont accrochés à leurs trottoirs. Il faut aller plus loin. On est dans les dortoirs même de l’histoire. Quand je sortais très tard de répétition, je regardais la tour juste en face de moi et souvent il n’y avait qu’une fenêtre allumée au dernier étage. C’était d’autant plus remarquable qu’il arrive souvent qu’on nous coupe mystérieusement l’éclairage public dans les quartiers. Et pour rire j’ai commencé à dire à mes amis : « Tiens, aujourd’hui la lune est carrée ». Et puis j’ai développé pour en arriver à écrire mes premiers textes. Et la fenêtre-lune est devenue : « Le ciel du 20e étage s’illumine de pleins de lunes carrées, la voie lactée des insomnies pour les dormeurs du Val ».

Afrik.com : Vous avez travaillé seul ?

Saïd Bahij :
J’ai eu la chance de rencontrer une photographe, Marlène Mauboussin, lors d’une tournée avec mes musiciens. Je l’ai invitée « en résidence » à Mantes-la-Jolie. Elle venait de la Sarthe et c’était intéressant d’avoir un regard complètement extérieur à notre univers. Elle a incontestablement apporté un peu plus de crédibilité à notre travail.

Afrik.com : Considérez-vous faire de l’art militant ?

Saïd Bahij :
Derrière l’œuvre, j’ai posé un acte. Un engagement « politique », même si en banlieue on n’emploie pas ce mot parce que nous n’avons pas la culture de la politique. J’ai voulu que ce soit un travail itinérant, pédagogique. J’ai lutté pour qu’il soit exposé dans les écoles. Les médias m’ont beaucoup aidé en cela, car en me consacrant un article, ils ont validé l’œuvre en quelque sorte. Des journaux comme Le Monde ou Télérama, L’Express, Le Parisien …. sont de grands leaders d’opinion.

Afrik.com : Qu’aimeriez-vous que les personnes comprennent en voyant votre œuvre ?

Saïd Bahij :
J’aimerais qu’elles comprennent que tout ce qu’on peut avoir comme difficultés n’est pas forcément dû à la fatalité, qu’il suffit juste de comprendre. D’où la nécessité de la culture. J’aimerais qu’on comprenne qu’il faut impérativement élargir le débat. Car soit on continue comme ça et ça va aller de pire en pire, soit on s’interroge vraiment sur notre place dans la société (les enfants d’immigrés, ndlr). Quelles sont les plates-formes pour que les gens des cités puissent s’exprimer ? On ne peut pas rester tout le temps dans le silence. On demande aujourd’hui aux jeunes de se calmer mais on leur propose quoi ? De retomber dans le silence ? Les jeunes réagissent avec l’instinct pour ne pas qu’on les broie dans le silence. Quand on enlève tout à quelqu’un, il ne lui reste plus que l’instinct, c’est la dernière forme de réaction.

Afrik.com : Vous prônez la culture comme arme dans les banlieues. N’y a-t-il pas déjà des politiques culturelles mises en œuvre dans les quartiers ?

Saïd Bahij :
Il n’y a pas de politique culturelle dans les quartiers, c’est plutôt de l’animation et c’est ça qui a fait notre drame.

Afrik.com : Est-vous surpris par les récents troubles qui ont secoué les cités en France ?

Saïd Bahij :
Non, j’étais inquiet depuis longtemps. Mais le pire des paradoxes est qu’ils nous ont fait croire que c’est nous qui sommes inquiétants pour la société alors que c’est nous qui vivons le plus d’inquiétudes. Des inquiétudes sans lendemain. Nous avons toutes sortes de misère, dans la tête, dans la poche… Avant on disait que les troubles étaient spécifiques à telle ou telle ville, mais maintenant on assiste à un phénomène généralisé. Jumelage de concentration, donc jumelage de symptôme. Maintenant il n’y a plus d’excuses pour ne pas affronter en face les problèmes de fond.

Afrik.com : Croyez-vous au « modèle républicain » ?

Saïd Bahij :
C’est quoi le modèle républicain ? Tous égaux ? On aimerait bien, mais on nous met de côté. La France a créé une devise : Liberté, égalité, fraternité. C’est avec ça qu’elle a essayé de nous endormir. La France est une belle vitrine de l’humanisme au niveau international, mais aujourd’hui le modèle s’est fissuré. Et il y a beaucoup de gens, à commencer par les Américains, qui s’en réjouissent. L’abcès est désormais percé.

Afrik.com : Que pensez-vous de l’attitude des médias par rapport aux émeutes ?

Saïd Bahij :
Les journalistes sont très contents de ce qui se passe. C’est sensationnel, ça fait vendre. Il n’y a aucune morale. Les jeunes sont maintenant devenus comme une ethnie. Une ethnie d’agonie. Quand on voit un jeune c’est un problème, quand on en voit deux c’est une bande de problèmes. N’importe quelle nation qui a un problème avec sa jeunesse devrait se remettre en question. Et puis le choix des mots est assez révélateur. Quand on parle de « décrue » des violences dans les banlieues, le terme n’est pas anodin. Il renvoie à une notion de catastrophe naturelle. Dans le traitement de l’information, j’ai également vu la guerre des émotions. Il y a en qui ont donné toutes leurs émotions pour une voiture. Alors que ce sur quoi ils auraient peut être dû s’émouvoir est le fait que c’était des enfants. Il faut aller au-delà du factuel pour voir ce que ça représente. Pourquoi ils font ça. Je me suis fait voler ma voiture mais je n’ai pas pleuré pour autant, car j’ai pris en compte l’environnement dans lequel je vis. Ça fait partie des probabilités. Mais ça fait le jeu des médias. Et il est assez pervers de montrer ça parce que ça nous oriente vers le faux problème. On s’attache aux conséquences et non aux causes. Si ça avait été des adultes qui avaient brûlé des voitures ça aurait été plus facile à gérer.

Afrik.com : La situation n’est-elle pas liée à un problème d’éducation ?

Saïd Bahij :
Effectivement, mais il y a différentes éducations. La première commence à la maison, la deuxième à l’école. Après ce sont toutes les structures socio-culturelles, et il y en a beaucoup. Mais il faudrait qu’elles soient vraiment adaptées aux publics. Ces structures ne devraient pas avoir un fonctionnement de fonctionnaire, c’est-à-dire fermer à 19 h. Il y a suffisamment de gens qui veulent travailler pour les faire tourner pratiquement en continu. Il faut faire vivre le quartier, car il y a trop de temps morts. Et tous ces travailleurs socio-culturels pourraient être autant de témoins de ce qui se passe la nuit ou en soirée. Aujourd’hui nous sommes obligés d’être nos propres témoins. Des témoins forcément jamais crédibles auprès du grand public, par rapport à certaines réalités comme les provocations policières.

Afrik.com : A qui incombe finalement la responsabilité de la situation dans les banlieues?

Saïd Bahij :
Je vais paraître peut être utopique, mais l’affaire des jeunes c’est l’affaire de tous les adultes. Au-delà de ça j’en veux le plus aux gens qui sont payés pour faire un travail auprès de publics et qui ne le font pas consciencieusement. Si seulement toutes les structures qui existent dans les quartiers fonctionnaient bien, on aurait atténué beaucoup de dégâts. Je connais des responsables de structures socio-culturelles, d’institutions louables, qui ont fait plus de dégâts que la police. Mais ceux là on n’en parlera jamais.

Afrik.com : On n’a pas entendu beaucoup de personnalités publiques issues des banlieues s’exprimer dans les médias. Que pensez-vous de l’attitude de ces représentants, ou présentés comme tel ?

Saïd Bahij :
Ils auraient dû s’exprimer plus. Ils auraient dû ne serait-ce qu’être plus visibles.

Afrik.com : Que proposeriez-vous pour faire avancer les choses ?

Saïd Bahij :
Il est grand temps que nous nous organisions. Je lance ici un appel à tous les artistes, à ceux qui ont de la notoriété et qui sont issus des banlieues. Il faut que nous montions une fédération, un peu comme Les Enfoirés de Coluche. Pourquoi ne créerions-nous pas nos Univers-cités ? Pour avoir nos débats, nos intervenants, nos concerts, … pour casser les préjugés. Je lance solennellement « L’appel du 14 novembre », un peu à la De Gaulle (rires), en espérant plus sérieusement qu’il soit largement entendu et suivi.

 Visiter le site de Said Bahij

 Contacter Saïd Bahij : said.bahij@noos.fr

 Exposition exceptionnelle le 10 décembre dans cadre de la Journée des droits de l’Homme

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