Laurent Gbagbo : l’interview


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Le Président ivoirien s’exprime. Face au journaliste du Gri-Gri international, le chef de l’Etat explique la crise que traverse la Côte d’Ivoire et l’Etat d’esprit avec lequel il l’aborde. L’opposition, la relation avec la France, la place de son épouse Simone dans l’échiquier politique, ses partisans, rien ne lui a été épargné…

De notre partenaire Le Gri-Gri International

A votre avis, qui se cache derrière la rébellion qui a pris les armes en 2002 ?

Laurent Gbagbo :
Je vais vous répondre par une autre question : à qui profite le crime ? La liste des soutiens et des inspirateurs de cette rébellion est tellement longue que les uns et les autres se reconnaissent car au fur et à mesure les masques tombent. Pour ma part, je suis encore en train de réfléchir aux raisons profondes de cette crise. Mais je dois vous avouer que je n’ai pas achevé ma réflexion, je prends des notes, j’écoute les uns et les autres – Français, Ivoiriens, Américains, Africains…- Les actes et les propos sont allés tellement loin que je me demande ce que tout cela cache.

Que vous inspire la nouvelle plate-forme des Houphouëtistes signée à Paris, le 18 mai dernier ?

Laurent Gbagbo :
Quand Houphouët est mort, ses héritiers sont entrés en guerre les uns contre les autres, se battant entre eux, ils ont perdu le pouvoir. Maintenant ils essaient de recoller artificiellement les morceaux. Mais vous savez, quand un canari est cassé, il vaut mieux le changer. La guerre que nous subissons aujourd’hui est un des nombreux avatars de cette guerre de succession qui a dégénéré.

Vous semblez très sûr de vous – peut-être même un peu trop. N’est-ce pas une posture de circonstance ?

Laurent Gbagbo :
Pas du tout ! Dans des systèmes comme le nôtre, c’est le peuple qui tranche. Et tant qu’il en sera ainsi, je n’aurai aucune inquiétude à nourrir dans la mesure où le peuple ivoirien connaît tous les acteurs politiques. Il n’y a aucun novice parmi nous. On a vu trop longtemps ceux qui s’excitent aujourd’hui, ce sont des anciens, mais des anciens au sens le plus dépassé du terme. Ce sont des hommes du passé : les Ivoiriens les ont vus à l’œuvre et les connaissent, aussi bien Bédié que Ouattara. Ils sont dépassés, ils sont usés. Qu’est ce Bédié et Ouattara peuvent proposer de nouveau à la Côte d’Ivoire ? Donc naturellement, la majorité de la population ivoirienne est avec nous, c’est ça qui fonde notre confiance et notre sérénité. Pour les autres, on sait que c’est leur antagonisme qui nous a conduit là où nous sommes. Bédié pour se débarrasser de Ouattara a déclaré que celui-ci est étranger. C’est écrit noir sur blanc dans son livre, « Les chemins de ma vie ». En 1994, il fait prendre une loi pour l’écarter de la scène politique. En 1998, par une loi constitutionnelle, il décide de sceller définitivement le sort de Ouattara. Ce dernier est allé se réfugier en France, tout en promettant d’abattre le régime de BÉDIÉ. En 1999, il fait un coup d’état contre Bédié. Malheureusement pour lui, un autre héritier d’ Houphouët – Robert Guéï – le double et prend le pouvoir. En 2000, je suis élu et ils se coalisent contre moi. Mais le peuple voit bien qu’ils ont tort parce que je ne suis pas à l’origine de leurs malheurs.

La classe politique ivoirienne brille par des alliances, souvent contre-nature. Cela ne ruine-t-il pas le crédit des hommes politiques ?

Laurent Gbagbo :
C’est vrai que nous avons passé un certain nombre d’accords avec d’autres partis, mais pour ce qui est de l’alliance que nous avons signée le 17/04/95 avec le RDR, elle portait essentiellement sur l’exigence de l’organisation d’élections transparentes. En tout état de cause, les alliances ne peuvent pas masquer le bilan individuel de l’un ou l’autre des acteurs politiques de notre pays. Les Ivoiriens observent. Ils savent ce que chacun a fait. Quand les gens promettent des choses aujourd’hui, ils oublient peut-être que le peuple les a déjà vus à l’œuvre et qu’il n’est pas dupe. Pour ma part, le moment venu je dirai ce que j’ai à dire sur chacun.

Vos adversaires vous surnomment « Le Boulanger » à cause de votre propension à rouler tout le monde dans la farine. Cela vous agace ou au contraire vous amuse ?

Laurent Gbagbo :
Ni l’un ni l’autre. Je veux juste noter qu si des hommes politiques dignes de ce nom estiment que leur adversaire les roule, c’est qu’ils sont « roulables » (rires). C’est Guéï Robert qui a dit ça de moi, paix à son âme ! Mais là n’est pas l’essentiel : Bédié, Ouattara et moi nous ne sommes pas de la même école, les méthodes et les générations nous séparent. Je sais ce que je vais faire pour la Côte d’Ivoire, avec le peuple ivoirien et une nouvelle génération de dirigeants. Nous allons nous attacher à atteindre nos objectifs

Où en sont vos relations avec la France ?

Laurent Gbagbo :
La France et la Côte d’Ivoire sont entrelacées par des liens multiples qui résisteront aux hommes, qui résisteront à Chirac et à Gbagbo. Je ne suis pas inquiet pour ça. Ce qu’il faut préciser, en revanche, c’est que la population qui est majoritaire aujourd’hui en Côte d’Ivoire n’a pas connu de Gaulle, Houphouët ou la seconde Guerre Mondiale. Elle a donc une autre lecture des relations avec la France. 70% de la population a moins de 30 ans, et 45%, moins de 15 ans. On ne peut pas continuer à leur proposer des valeurs et des références complètement dépassées.

En signant les accords de Pretoria, vous semblez avoir « donné » à Mbeki ce que vous avez refusé à Chirac…

Laurent Gbagbo :
Ce n’est pas du tout la même chose : Paris, par le biais des accord de Linas Marcoussis a demandé la révision de l’article 35 de la constitution ivoirienne, alors qu’à Pretoria, il m’a été suggéré de faire usage des pouvoirs que me confère l’article 48. Sur le plan technique, l’approche est totalement différente. On m’a demandé d’accepter qu’un individu soit candidat, sans pour autant devoir modifier la constitution. S’il avait été question de retoucher la constitution, on serait allé au référendum. A Pretoria, ceux qui avaient au départ exigé la modification de la constitution se sont contentés de solliciter juste l’acceptation à titre exceptionnel de la candidature d’un individu.

Etes-vous prêt à un débat contradictoire avec Bédié et Ouattara ?

Laurent Gbagbo :
Maintenant que tout le monde peut être candidat, j’espère que l’on aura l’occasion de débattre en direct à la télévision et à la radio. En ce qui me concerne, je n’ai pas de problèmes avec eux : ils ont des problèmes entre eux ! (Rires).

Que répondez-vous à ceux qui qualifient certains de vos partisans d’extrémistes ?

Laurent Gbagbo :
Ceux qui les considèrent comme des extrémistes, qui sont-ils ? Les personnes de mon entourage organisent des manifestations, tiennent des propos directs alors qu’en face ce sont des assassins. Des individus prennent des armes, tuent des gens et après ils eux osent parler d’extrémistes, c’est trop facile ! Entre ceux qui parlent ou organisent des manifestations de rue et ceux qui prennent des armes pour égorger ou terroriser les populations, qui est extrémiste ? On ne parle pas des criminels qui endeuillent la Côte d’Ivoire, la mettent en retard. Au contraire on leur déroule le tapis rouge, on leur ouvre les médias étrangers. Et c’est de mon côté qu’on vient chercher les extrémistes. Je récuse tout cela !

Qu’en est-il de votre épouse, Simone, dont les prises de positions pourraient vous gêner ?

Laurent Gbagbo :
Ce n’est pas parce que nous sommes mariés qu’on doit absolument penser la même chose. Elle est Députée, moi je suis Président de la république, chacun joue son rôle. Il faut savoir qu’elle n’a pas découvert la politique à mon contact. D’ailleurs, c’est par la politique et dans l’opposition, à l’époque du parti unique, que nous nous sommes rencontrés. Pourquoi veut-on que celle qui s’est battue contre le parti unique, a été bastonnée et jetée en prison renonce à ses idées tout simplement parce que son mari est devenu chef de l’Etat ? De toutes les façons, ses prises de position ne peuvent pas me gêner dans la mesure où nous sommes du même bord politique.

Est-il vrai que le démantèlement des bases militaires françaises en Côte d’Ivoire fait partie de vos projets ?

Laurent Gbagbo :
Je n’ai encore rien dit à personne malgré toutes les spéculations que l’on peut faire ici et là. Le débat aujourd’hui c’est de mettre fin à la guerre et d’aller aux élections, et c’est à ça que je consacre toute mon énergie.

Pensez-vous que les élections vont vraiment se tenir à la date du 30 octobre ?

Laurent Gbagbo :
Nous pouvons tenir les délais à la seule condition que chacun joue sa partition en respectant les engagements qu’il a souscrits.

Pourquoi, depuis près de trois ans, le général Guéï n’est toujours pas inhumé ?

Laurent Gbagbo :
Pour ce qui m’a été rapporté, ses obsèques n’ont pas encore eu lieu parce que son village fait partie des zones occupées par la rébellion. C’est donc simplement pour des raisons de sécurité que son corps n’a pas encore été transporté. Donc avec l’arrêt programmé de la rébellion, je pense que les membres de son entourage familial vont pouvoir organier ses funérailles.

Quelle est votre version de l’équipée Jullia en Irak, avec votre avion ?

Laurent Gbagbo :
Vous savez, les gens recherchent toujours le sensationnel. Les choses les plus simples sont souvent dépeintes de manière romanesque. Dans cette affaire, c’est un ami qui est venu me voir pour me demander de mettre à sa disposition mon avion pour tenter d’obtenir la libération des otages en Irak. Il m’a fait savoir que l’Elysée était au courant, je n’avais donc pas de raisons de douter de sa bonne foi étant donné que face à certaines situations, il est courant d’avoir recours à la diplomatie parallèle ou informelle.

Ne craignez-vous pas d’être traduit un jour devant une juridiction internationale pour tout ce dont on vous accuse ?

Laurent Gbagbo :
Je dirais chiche ! Vous savez, dans cette histoire, on fait mine d’oublier que des bandits ont attaqué la Côte d’Ivoire. Ils sont nombreux et je n’ai pas encore fini de les répertorier. Seulement, ils ont été surpris par la résistance que j’ai pu organiser avec les Ivoiriens. Pour moi, il est hors de question que mon pays soit démantelé par des voyous ! Ayant échoué, ces ennemis de la Côte d’Ivoire ont cru pouvoir m’atteindre par d’autres voies. Mais là aussi, ils ne m’ont pas eu. D’ailleurs, à propos de juridiction internationale, j’ai été le premier, en 2003, à demander qu’il en soit créé une, parce que je crois qu’il est bon que l’on sache qui a fait quoi. Et là-dessus, je dispose de solides arguments, je n’ai donc rien à redouter d’une telle instance, ni aujourd’hui, ni plus tard.

Vous n’avez plus d’avions de combat. Cela doit vous embarrasser…

Laurent Gbagbo :
Pas pour le moment, car l’ONU a mis un embargo sur les armes, nous le respectons. Mais après, il faudra que l’on reconstitue notre flotte militaire, et nous le ferons avec nos ressources. Nous n’irons réclamer aucune réparation à personne. De toutes les façons, en détruisant nos aéronefs, la France a prétendu que c’était un acte de guerre. Comprenne qui peut ! Nous, on se contente d’en prendre acte.

Comment voyez-vous l’avenir de votre pays ?

Laurent Gbagbo :
La Côte d’Ivoire sortira renforcée de cette épreuve et elle va occuper une place de premier plan en Afrique. Cette guerre a, à la fois, forgé un esprit de résistance chez nos compatriotes et favorisé le renforcement d’un véritable sentiment national. De la même manière que nos parents ont su tirer beaucoup de force des massacres de l’époque coloniale, les Ivoiriens d’aujourd’hui tireront de cette épreuve une grande énergie.

Propos recueillis à Abidjan par Michel Ongoundou

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