« La faim n’est pas un problème exotique »


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Gilles Hirzel

Les clichés de la faim dans le monde montrent toujours les images d’une Afrique décharnée et désincarnée. Or le problème, polymorphe et transversal, est loin de toucher un seul continent. Gilles Hirzel, chargé d’information au bureau régional pour l’Europe de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture décortique ici les images reçues, explique des concepts clés souvent galvaudés et rétablit quelques vérités importantes et universelles. Il fait également le point sur le problème des criquets dans la zone sahélienne. Une interview indispensable.

h.jpgSpectre d’un petit Ethiopien à l’insoutenable maigreur et au regard vide. Pour de nombreuses personnes : la faim dans le monde, c’est ça. Images lointaines, dramatiques et, à certains égards, rassurantes, de famines africaines. Or le problème de la faim ne se résume pas à ces cas extrêmes et concerne bel et bien toute la planète. Gilles Hirzel, chargé d’information au bureau régional pour l’Europe de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), balaie tous les clichés et fait une mise au point nécessaire sur la question. Un entretien pour mieux cerner toute la réalité et la transversalité du problème ainsi que les différentes pistes d’actions. Plus un focus sur le problème acridien en Afrique sahélienne.

Afrik.com : La faim est souvent associée par le grand public à la famine. Quelle est la différence ?

Gilles Hirzel :
Quand on parle de la faim, beaucoup ont, effectivement, plus présent à l’esprit les famines. C’est-à-dire les cas de crises alimentaires graves que peuvent rencontrer des pays, notamment lors de conflits ou de catastrophes naturelles. La faim est un phénomène plus chronique et beaucoup moins apparent. Il n’est pas nécessaire d’avoir un gros ventre et la peau sur les os pour avoir faim. La malnutrition est un des effets les plus répandus d’un mauvais accès à la nourriture.

Afrik.com : Faim, famine, malnutrition, sécurité alimentaire : quelle classification pouvons-nous faire ?

Gilles Hirzel :
La malnutrition peut être de la sur- ou de la sous-nutrition. C’est un problème d’équilibre alimentaire. On peut être sur-nourri et mal nourri. Quand on parle de sous-alimentation, c’est qu’on ne consomme pas assez d’aliments et de types d’aliments face à l’ensemble de ses besoins. La sécurité alimentaire est l’accès, à tout moment, pour toute personne, à une nourriture suffisante, saine et équilibrée qui permette d’avoir une vie active. La famine, comme je l’expliquais tout à l’heure, résulte d’un état de crise alimentaire dans un pays.

Afrik.com : Le problème de la faim est associé la plupart du temps à l’Afrique. A-t-on faim ailleurs, dans les pays industrialisés par exemple ?

Gilles Hirzel :
Il faut bien comprendre que la faim n’est pas un problème exotique. La faim est un problème de répartition des richesses, un phénomène qu’on observe malheureusement partout dans le monde. Selon le rapport annuel de la FAO sur l’insécurité alimentaire mondiale. Sur les 840 millions de personnes qui souffrent de malnutrition dans le monde, 798 millions sont dans les pays en développement, 34 millions dans les pays en transition et 10 millions dans les pays industrialisés. Contrairement à ce qu’on peut penser vis à vis des pays en développement, le plus grand nombre de personnes concernées se trouve en Asie. Par contre en pourcentage, le plus grand nombre se situe sur le continent africain. Si on prend les pays industrialisés, sur le continent européen par exemple, un certain nombre de pays ont une part de leur population qui est pauvre donc qui a des problèmes de malnutrition. On peut parler de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est, où il y a des poches de pauvreté évidentes. Mais dans les pays plus riches de l’Europe occidentale, comme l’Angleterre ou la France, il y a, et nous le savons bien, des franges réduites, mais visibles, de la population qui souffrent également de malnutrition.

Afrik.com : N’est-ce pas les médias qui construisent les grands clichés relatifs à la faim dans le monde ?

Gilles Hirzel :
La perception de la faim par le public dans les pays industrialisés, comme dans les pays en développement, dépend beaucoup de l’angle sous lequel les médias veulent traiter le sujet. J’ai tendance à penser que les médias travaillent beaucoup sur l’instantané et donc sur l’urgence. Donc les famines ou les situations post-catastrophe. Cela correspond bien à leur mode d’action. Court, intense, dense. En revanche pour tout ce qui concerne les activités de développement, cela intéresse beaucoup moins les médias. C’est pourtant l’histoire de personnes courageuses, qui se prennent en main, qui se battent. Ce sont des réussites. De l’espoir.

Afrik.com : Comme vous l’expliquiez précédemment, la faim est un problème qui touche toute la planète. Si le problème est si diffus, comment peut-on exactement lutter contre ?

Gilles Hirzel :
Tout dépend du pays auquel on s’adresse. S’il s’agit d’un pays en développement, il y a d’abord une prise de conscience politique. Premièrement des gouvernements, qui doivent attribuer plus d’importance aux problèmes de leur agriculture, de leurs capacités de production agricole et de leur capacité à créer de véritables marchés intérieurs. Mais cela s’avère très difficile actuellement dans le cadre des réglementations de l’OMC (Organisation mondiale du commerce, ndlr), puisque dans la majorité des pays en développement, on leur interdit ou on limite la possibilité de dresser des barrières douanières qui les protègent de l’arrivée d’aliments vendus à plus bas prix que ceux issus de la production nationale. Le libre échange pur et dur en matière de produits alimentaires et bien ce qui peut entraîner le plus vite la disparition des agricultures pauvres. Car il ampute l’envie et la capacité des agriculteurs à continuer à produire. Parce que leurs efforts ne seront pas rémunérés à leur juste prix. Ceci dit, cela ne veut pas dire que la souveraineté alimentaire implique que le pays doit s’auto suffire. S’il est suffisamment riche, il peut acheter une partie des aliments à l’extérieur. Comme le font la plupart des pays industrialisés.

Afrik.com : Qu’entendez-vous par « souveraineté alimentaire » ?

Gilles Hirzel :
La souveraineté alimentaire est la possibilité pour un pays de maîtriser l’alimentation de sa population. Grâce en grande partie à son agriculture, grâce au commerce, grâce aux achats qu’il pourra faire à l’extérieur.

Afrik.com : La souveraineté alimentaire implique-t-il que les pays en développement doivent s’affranchir des cultures de rentes pour se recentrer sur une agriculture plus vivrière ?

Gilles Hirzel :
S’écarter des cultures de rente n’est pas forcément le problème. Un bon équilibre entre cultures de rente et cultures vivrières est possible.

Afrik.com : Il y a un lien direct entre le sida et le problème de la faim, qui n’est toutefois pas évident pour tout le monde. Pourriez-vous nous l’expliquer ?

Gilles Hirzel :
La FAO s’intéresse beaucoup à l’évolution du développement économique des zones rurales à partir de la production agricole au sens large. Et l’on observe que c’est quand même en zone rurale qu’il y a le plus grands nombres de malades atteints du sida. Les conséquences de cette pandémie sont énormes sur la capacité de production d’un certain nombre de pays agricoles. Parce que ce sont les franges de la population les plus productives, qui sont malades et qui deviennent improductives pour l’agriculture. Cela signifie que l’ensemble de la famille dépend pour sa sécurité alimentaire des plus jeunes ou des plus vieux. Des gens qui ne sont normalement pas les plus productifs. Donc on a une baisse de la productivité agricole, qui n’était déjà pas très élevée. On retrouve malheureusement beaucoup de cas d’orphelins du sida qui ont à charge une famille. Alors il nous faut développer des outils et des techniques plus simples et plus adaptés au travail des enfants. Des enfants qui normalement ne sont pas sensés travailler.

Afrik.com : Le problème de la faim est finalement une question transversale à de multiples ministères, pas uniquement à celui de l’agriculture.

Gilles Hirzel :
A la FAO, nous raisonnons sur une approche territoriale du développement économique à partir et autour de l’agriculture. Produire c’est bien, mais si on ne sait pas ni stocker ni transformer ses produits cela a déjà moins d’intérêt. Si on ne sait pas transporter, grâce aux infrastructures routières, s’il n’y a pas de marchés organisés, donc si on ne sait pas vendre, on voit bien que les conditions d’un marché intérieur ne sont pas réunies. De nombreux ministères sont effectivement concernés. Le développement d’un pays, notamment autour de l’agriculture, dépend des capacités de formation, des capacités de recherche, des capacités des secteurs de la santé, de l’artisanat et du commerce… Dans les pays en développement, c’est souvent avec le conseil des ministres qu’il faut discuter et envisager des solutions. Car un seul ministère a rarement la possibilité d’intervenir dans ces différents domaines. Les responsables politiques le savent très bien.

Afrik.com : Le problème de l’invasion de criquets dans toute la zone sahélienne a largement occupé le devant de la scène, avec évidemment ses impacts dévastateurs sur l’agriculture. Le problème n’est toutefois pas nouveau. Aucun système n’a été mis en place depuis ?

Gilles Hirzel :
Il y a une dizaine d’années, un système de prévention et de réponse rapide contre les ravageurs et les maladies transfrontières des animaux et des plantes (acronyme EMPRES, en anglais) avec une composante spécifique au criquet pèlerin a été développé dans de nombreux pays de l’Afrique sub-saharienne. Ce système repose sur le renforcement de structures nationales de lutte antiacridienne spécialement dédiées à ce nuisible. Dans le cadre d’EMPRES, il est prévu que ces unités disposent d’un personnel mieux formé, qu’elles soient mieux équipées et dotées des accès et compétences pour une gestion plus standardisée et plus opérationnelle de l’information acridienne (bases de données, systèmes d’information géographique, imagerie satellitaire). Les structures devaient pouvoir disposer rapidement de moyens pour faire face à toute évolution notable de la situation acridienne. Sont également prises en compte les incidences potentielles sur la santé humaine et l’environnement de l’usage de pesticides (suivi environnemental des opérations de lutte, stockage des pesticides, élimination des fûts vides, recherche opérationnelle sur des insecticides moins nocifs…). En se référant aux données historiques, EMPRES a d’abord été mis en œuvre dans la Région centrale de l’aire de répartition du Criquet pèlerin (pays du pourtour de la mer Rouge). Pour des raisons financières, seuls des projets pilotes ont pu jusqu’à présent être réalisés dans la Région occidentale (neuf pays Afrique de l’ouest et du nord-ouest), celle qui est concernée depuis fin 2003 par une recrudescence majeure. Depuis des années, la lutte préventive est reconnue comme la seule efficace et la moins coûteuse pour contenir les résurgences et recrudescences périodiques du criquet pèlerin.

Afrik.com : Comment se fait-il que ce système n’ait pas marché ?

Gilles Hirzel :
Fin 2003, La FAO avait précocement alerté la communauté internationale concernant un fort risque de résurgence dans la Région occidentale. Mais les états membres, y compris les pays concernés, n’ont pas réagi tout de suite. Parce qu’il fallait mobiliser des fonds qui n’étaient pas inscrits dans les budgets nationaux. Parce que le nombre d’équipes de terrain bien formées et bien équipées était insuffisant. Parce qu’il n’y avait pas de stock de produit disponible. Le temps que tout se mette en place, les promesses de dons des bailleurs de fonds, la disponibilité effective des fonds alloués, les réponses aux appels d’offre pour les produits, les équipements et les services, l’acheminement des produits et des équipements acquis, leur livraison, plusieurs mois se sont écoulés. Ce qui a permis au criquet de faire une reproduction printanière d’envergure dans les pays du Maghreb, puis de revenir massivement au Sahel sous forme d’essaims gigantesques qui se sont reproduits sur de vastes superficies. Même dans des conditions idéales, la traduction en intrants disponibles sur le terrain de fonds alloués en urgence au niveau international prend plusieurs semaines, rarement moins de deux mois. En 2004, les fonds destinés à financer la campagne estivale dans les pays sahéliens sont arrivés fin août…

Afrik.com : Le problème n’est-il pas que les pays ne réagissent finalement qu’aux situations d’urgence ?

Gilles Hirzel :
Alors qu’avant nous étions dans un système de prévention, où l’on aurait utilisé peu de produits, ce qui aurait eu un impact écologique faible, il a fallu gérer l’urgence. Parce qu’entre temps les criquets ont eu le temps de se multiplier. Ils étaient dans une phase grégaire et invasive. Ils ont formé des essaims et acquis la capacité de se déplacer sur de longues distances, exploitant les potentialités écologiques offertes de part et d’autre du désert du Sahara. Ils ont ainsi causé d’énormes dégâts sur les productions agro-sylvo-pastorales de plusieurs pays.

Afrik.com : L’impact réel des criquets sur l’agriculture des pays concernés a-t-il été évalué ?

Gilles Hirzel :
Oui, des missions d’évaluation ont été réalisées dans la plupart des pays sahéliens concernés. Pour la saison estivale 2004, on sait que certains pays de l’Afrique sub-saharienne ont vu leur capacité de production agricole diminuée d’un tiers, comme la Mauritanie, l’un des pays les plus touchés de la dernière campagne. Le problème est qu’à l’heure actuelle, plus personne ne parle de criquets mais ils sont toujours là. Même si leurs effectifs ont baissé. Pour l’instant, ils sont présents dans le Maghreb, où la reproduction printanière a commencé. D’ici quelques mois, les individus de la génération résultante qui auront échappé aux traitements repartiront vers le Sahel et il faudra à nouveau se mobiliser. La situation se présente globalement de manière plus favorable qu’en 2004, des stocks de pesticides sont présents dans les pays, du matériel et des équipements également et un vaste programme de formation de formateurs est en cours sur tous les thèmes associés à la prospection et à la lutte antiacridienne. De plus, des ateliers nationaux ont eu lieu pour tirer les leçons de la campagne 2004 et élaborer des plans d’action pour 2005. Un atelier régional se tiendra prochainement à Bamako pour quantifier plus précisément ces plans. Pour autant, on n’en a pas encore fini avec les criquets.

Afrik.com : Au delà des criquets, quel est le rôle de la FAO dans le cas de catastrophes naturelles, où l’on voit plutôt le Programme alimentaire mondial en action ?

Gilles Hirzel :
Pendant la catastrophe, l’aide alimentaire doit arriver le plus vite et de façon la mieux ciblée possible, ce qu’organise le Programme alimentaire mondial. La FAO intervient dans un cadre d’urgence pour réhabiliter l’agriculture afin que l’aide alimentaire dure le moins longtemps possible. Dans le cas du tsunami, la FAO a envoyé des experts, non seulement pour évaluer ce qui se passait dans le secteur de la pêche, mais aussi dans le secteur agricole. Comment, par exemple, désaliniser les sols (l’eau de mer est salée, ndlr), par exemple, le plus rapidement possible. Avant la saison sèche.

Afrik.com : La maîtrise de l’eau est une question capitale pour toutes les agricultures. Qu’en est-il en Afrique ?

Gilles Hirzel :
L’Afrique reste, aujourd’hui, extrêmement tributaire de la pluie. Or il existe des techniques assez simples pour une meilleure utilisation de l’eau existante. Nous pensons qu’il est possible d’augmenter les capacités de productivité agricole en Afrique, grâce à une meilleure maîtrise de l’eau. Et ça, ça dépend beaucoup des politiques de l’eau menée par les gouvernements, et également de l’aide des pays industrialisés et des Organisations non gouvernementales. Malheureusement, on observe globalement au niveau mondial une diminution de l’investissement dans l’agriculture au sens large. Ce qui est dramatique. Il faut absolument un sursaut. C’est pour cela que la FAO a organisé des sommets mondiaux sur l’alimentation pour rappeler les responsabilités des décideurs politiques sur le sujet et impulser de nouvelles modalités d’actions sur le terrain.

Afrik.com : Les pays asiatiques ont une très bonne maîtrise de l’eau. Ne peut-on pas imaginer une coopération Sud-Sud ?

Gilles Hirzel :
Effectivement, et la FAO utilise, déjà, beaucoup cette méthode de relation entre pays du sud, notamment dans son Programme pour la sécurité alimentaire, qui est un programme national pluriannuel, décidé par le pays et qui s’organise conjointement avec la FAO. Ainsi, des techniciens ou des ingénieurs de terrain de pays comme la Chine ou le Vietnam, par exemple, qui ont des connaissances variées et peu coûteuses d’amélioration des techniques agricoles, et notamment de la petite hydraulique agricole- se déplacent au Mali, au Sénégal ou au Nigeria. Ils y restent près de trois ans et vivent au sein des populations locales, dans les villages. Ils viennent pour échanger et surtout pour montrer des techniques que l’on peut facilement reproduire et que les villageois peuvent maîtriser par la suite.

Afrik.com : Les Organismes génétiquement modifiés (OGM) sont présentés, par certains – notamment par les Américains – , comme une solution miracle de la faim dans le monde. Quelle est la position de la FAO sur la question, qui fait actuellement débat sur tout le continent africain ?

Gilles Hirzel :
La FAO a une position assez équilibrée. Pour arriver à nourrir les 840 millions de personnes qui souffrent de malnutrition dans le monde à l’horizon 2015, il semble que les techniques simples d’intensification de l’agriculture puissent être suffisantes. Meilleurs maîtrise de l’eau, sélection des plantes adaptées, utilisation raisonnée d’intrants… Nous n’avons pas dans l’immédiat besoin d’une solution dite « miracle ». Et des solutions miracle contre la faim, nous n’en connaissons pas. Par contre, nous disons que la FAO n’a pas le droit de se fermer à l’apparition de nouvelles technologies. Sous réserve du principe de précaution à la fois pour l’homme et l’environnement.

 Visiter le site de la FAO

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