A la barbe de tous


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ombres
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L’homosexualité des femmes en Algérie : un phénomène mis sous le boisseau des tabous les plus sévères. Mais de par la séparation qui règne entre les sexes, la société algérienne le favorise singulièrement. Portrait d’une Maghrébine qui aime les femmes.

N’étaient ses bouclettes brunes agaçant les tempes, un visage poupin planté sur une carcasse d’enfant trapu, on lui donnerait dix ans de moins. A 40 printemps, l’oeil est vif, cerclé de cernes – elle gère le restaurant familial -, la bouche tantôt boudeuse, tantôt joyeuse, découvre deux dents du bonheur qu’elle expose avec une régularité égale qu’elle rie, qu’elle pleure… ou qu’elle hurle après un plongeur par trop lymphatique.

S – c’est ainsi que nous la nommerons pour respecter son anonymat – a dû chercher, dans ce qu’elle a de plus intime, les ressources nécessaires pour construire sa personnalité, trempée par les épreuves des tabous à combattre, en dépit de la honte qui taraude les tripes. Pour tout simplement vivre ce que les  » autres  » vivent : lot ordinaire de bonheurs flagrants et d’amours déçues.

S est Algérienne. S est une femme qui aime les femmes. Pour simplement vivre, S a dû apprendre à mentir, puis apprendre à dire la vérité. Sans fards et sans vergogne. Elle n’a pas dix ans qu’un baiser, échangé dans les toilettes de l’école publique, envoie la fille d’un militaire de la France libre, ouvrier chez Renault, et d’une native de la campagne oranaise, dans les bureaux du directeur de l’école parisienne. La maman est présente. Moins furieuse que désemparée. On lui conseille d’envoyer la petite  » chez le psy » :  » Elle m’a demandé de me déshabiller « , explique l’intéressée encore perplexe, trente ans après :  » Elle m’a dit : rhabilles toi. Elle est allée voir ma mère. Elle lui a dit : votre fille est normale « .

L’Algérie : le paradis

Premier et dernier épisode  » chez le psy « . Comme l’immigrée illettrée ne comprend pas l’ellipse, elle opte pour  » sa  » solution : la guérison par le retour aux sources.  » Le bled. Jusqu’à 17 ans « . Là, S se gausse:  » Le soir même de mon arrivée, nous sommes allés voir l’Eurovision chez les voisins « . Abba fait un tabac dans l’Algérie des seventies. Une des filles de la maison est là. Le coup de foudre est aussi intense que sa première nuit d’amour. Dents du bonheur :  » Je me suis dit. Si c’est pour me guérir qu’on m’a envoyé ici… Ma parole ! C’est le paradis ! « 

Car  » là-bas « , homosexualité ne rime pas forcément avec détresse. Et les opportunités ne manquent pas. « Pour vivre leur sexualité, les lesbiennes algériennes se marient. Comme ça elles ne sont pas suspectes. Dans cette société séparée entre les sexes, rien n’est plus facile ensuite, que de se voir entre femmes. Les hommes trouvent que c’est normal d’être reçue chez une amie. Passer des heures à se coiffer, se faire les ongles, dormir ensemble sur le  » frach’  » (tapis de laine cousue- Ndlr) n’a rien de choquant. Et puis, il y a le hammam… « .

La jeune voisine installe sa chambre dans l’ancienne cuisine du premier étage. S l’y rejoint durant cinq ans. Tout juste la famille s’étonne de son regain d’intérêt pour les pâtisseries, que S reçoit comme autant de gages d’amour. En outre S a un complice précieux. Son propre frère, homo, lui aussi.  » Je savais bien qu’il allait rejoindre son amant au club d’aviron. On se couvrait « .

Travestis lynchés

Une ombre au tableau pour celle qui a vécu dans l’Algérie de Boumediene ses  » plus belles années «  :  » Un jour, un bateau français a débarqué un lot de clandestins sur le port d’Oran. Des travestis. Les flics les ont volontairement débarqués en tenue de travail. Dans la rue ça été un véritable lynchage, raconte-t-elle, dissimulant mal un trémolo dans la voix. Certains avaient enlevé leurs robes et rentraient chez eux en slip. Ca ne leur a pas évité ni les coups, ni les injures , ni les crachats « . Souvenir du frère et de la soeur unis dans un même secret, effectuant des allers et retours entre le port et la maison, les bras chargés de vieux habits pour soustraire les malheureux à la vindicte populaire.

Ce n’est que bien plus tard, de retour en France que S découvre les milieux gays et lesbiens. En Algérie  » c’est impensable « . Si elle apprécie  » la liberté «  de ne pas masquer sa préférence, S regrette encore « ces regards, ces complicités chargées de messages qu’on est seul à attendre. C’est un délice qui monte en soi. Quelque chose d’unique que l’on ne retrouve que trop rarement ici « . Le délice du fruit défendu.

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