« Le conflit du Darfour n’est pas racial »


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Le conflit dans le Darfour n’est pas un conflit racial entre milices « arabes » et tribus « africaines ». Mais un conflit entre des tribus arabisées, que le mode de vie a toujours tantôt rapprochées, tantôt opposées, et dont certaines sont aujourd’hui instrumentalisées par Khartoum. Marc Lavergne, chercheur au CNRS et spécialiste du Soudan, l’affirme. L’ancien directeur du Centre d’études et de documentation de l’université de Khartoum revient pour Afrik sur la crise qui secoue le Darfour.

Que se passe-t-il au Darfour ? Assiste-t-on à un conflit entre tribus arabes et noires africaines ? Fait-on face à un génocide, comme l’ont laissé entendre des diplomates onusiens, ou à un nettoyage ethnique, comme l’affirme le Congrès américain ? Qui sont ces milices Janjawid ? Celles qui ont poussé à l’exil plus d’un million d’habitants de la province du Darfour, avec le soutien du gouvernement de Khartoum, en y kidnappant, violant et tuant en toute impunité. Marc Lavergne, chercheur au CNRS, spécialiste du Soudan, a été de 1982 à 1988 le directeur du Centre d’Etudes et de Documentation Universitaire, Scientifique et Technique (Cedust) de l’Université de Khartoum. De ses aller-retours et de ses années passées au Soudan, il a acquis la certitude que les problèmes de ce pays résultent de la médiocrité des gouvernements qui s’y sont succédés depuis l’indépendance. Ceux là même qui ont ignoré les provinces périphériques de la capitale, dont le Darfour, et qui instrumentalisent aujourd’hui des miliciens à des fins politiques et économiques. Il livre ici ses convictions sur les causes et la nature de la guerre dans le Darfour, ainsi que sur l’attitude de la communauté internationale.

Afrik : Est-il juste de parler d’« Arabes » et d’ « Africains » dans le conflit du Darfour ?

Marc Lavergne :
Cette notion d’« Arabe » est culturelle, elle n’a rien de raciale. Les milices peuvent être qualifiées d’arabes parce qu’elles ont été arabisées. Elles l’ont été depuis plus longtemps que les tribus Massalits, Arawas… que l’on dit « africaines », mais ces dernières l’ont également été. Même si certaines continuent à pratiquer des parlers africains, elles utilisent toutes l’arabe. Quand à la religion, toutes sont musulmanes. Le problème est plutôt celui du mode de vie. Avec des nomades, pasteurs, et des sédentaires, agriculteurs. Une distinction qui est réelle, mais qui n’est pas « étanche ». Des tribus pastorales peuvent ainsi avoir été sédentaires par le passé. De la même façon, des nomades ont pu se sédentariser et redevenir nomades… Les tribus qui dominent la rébellion, les Arawas, les Massalits… sont ainsi d’anciens nomades. Et ils sont aujourd’hui très bien implantés dans le commerce soudanais.

Afrik : Qui sont alors ces milices Janjawid et que désigne ce terme ?

Marc Lavergne :
Ce terme est purement fonctionnel. Janjawid signifie quelque chose comme « les cavaliers du diable, armés de kalachnikovs ». Pour moi, tout le monde est noir dans cette histoire. La notion de racisme n’a pas sa place. Les milices tribales Janjawid sont des mercenaires qui ne se revendiquent pas du tout « arabes ». Ils ne sont pas le vrai problème. En exagérant, on pourrait dire que ce sont là des pauvres qui se battent contre des pauvres.

Afrik : Depuis quand parle-t-on d’elles ?

Marc Lavergne :
Elles se sont formées il y a une quinzaine d’années, mais elles n’intéressaient pas du tout la communauté internationale. Car les gens opprimés ne se révoltaient pas. Des massacres se déroulaient pourtant déjà. Mais les victimes n’avaient que leurs yeux pour pleurer. J’étais au Darfour, lors de la famine de 1985. C’était quelque chose d’absolument effrayant. Mais ce n’est que lorsque ces populations opprimées se sont défendues et ont formé une rébellion que l’Onu et la communauté internationale ont commencé à ouvrir les yeux.

Afrik : Comment les deux groupes ont coexisté, traditionnellement ?

Marc Lavergne :
Le dominante est la cohabitation. C’est le mode de vie de base. Car il y a un lien de complémentarité entre les deux communautés. Les uns ont besoin des autres. Lors d’attaques menées par les forces gouvernementales contre les Noubas, le gouvernement a déjà empêché les nomades, par le passé, d’apporter des biens de consommation, tel le sel ou le savon, aux populations retranchées… Les nomades ont pourtant pris des risques pour les rejoindre et leur amener de quoi manger.

Afrik : Qu’est ce qui a changé aujourd’hui ?

Marc Lavergne :
Les miliciens sont tout simplement des gens prolétarisés. Ils se retrouvent sans travail, le gouvernement les arme et leur dit « vous pouvez faire ce que vous voulez, voler, piller… » Un problème important que personne n’évoque est qu’ils ne sont plus soumis au contrôle des Anciens. Les nomades et les sédentaires se sont toujours battus, notamment lors de périodes de famines… Ils se battaient à coups de lances et d’épées, il y avait des morts… mais les tribus finissaient pas se réunir, par discuter et sceller des mariages, par exemple, afin d’établir des lignages entre elles et faire la paix pour une dizaine d’années. Aujourd’hui, ce mode de régulation ne fonctionne plus du tout. En réalité, c’est un phénomène que l’on retrouve dans de nombreux pays en Afrique. Les nouvelles générations ont des armes automatiques et n’estiment plus avoir de comptes à rendre. C’est le choix du gouvernement de Khartoum, depuis 1985, d’armer ces nomades pour s’en servir comme d’une force partisane. Car l’armée coûte cher. Etre militaire est un métier, il ne s’agit pas de tuer tout le monde… Alors, le gouvernement se repose sur ces milices tribales. Depuis une dizaine d’années, après chaque famine, on assiste à une exacerbation des tensions entre nomades et sédentaires et, à chaque fois, le gouvernement prend parti pour les nomades. De plus, on assiste à la désertification, au Nord du Darfour, qui pousse les nomades à rechercher des terres plus au sud.

Afrik : Comment se déroulent les attaques ?

Marc Lavergne :
Ce sont surtout des villages qui sont attaqués. En général, les milices attaquent la nuit, mettent le feu aux cases, faites de paille. Les gens sortent alors en catastrophe, à moitié dévêtus et sont tués, violés, kidnappés… Ce qui m’inquiète le plus, c’est que ces attaques n’ont plus rien à voir avec les razzias traditionnelles, car les Janjawid mettent le feu aux champs et tuent le cheptel. Ce qui signifient qu’ils ne sont absolument pas là pour les vivres.

Afrik : Pourquoi cherche-t-on à déplacer les agriculteurs sédentaires ?

Marc Lavergne :
Pour moi, la guerre au Soudan est une guerre coloniale menée par Khartoum. Une guerre d’exploitation économique. Le Sud est riche de pétrole et les richesses agricoles sont nombreuses dans le pays, longtemps considéré comme le grenier du monde arabe. Les grandes compagnies agro-industrielles du Golfe, saoudiennes, émiraties… pourraient être tentées d’investir dans ces terres, que l’on trouve également dans la province du Darfour. Depuis les années 1940-50, l’agriculture s’est développée au Soudan sur le mode capitaliste. Des dizaines de milliers d’hectares peuvent ainsi être possédées d’un seul tenant. Le général Nemeiri a octroyé nombre de ces surfaces agricoles aux compagnies arabes du Golfe, dans les années 1960. Cette dimension économique est très importante dans le conflit du Darfour, et au Soudan en général.

Afrik : Le motif principal de la rébellion du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) et du Mouvement pour la liberté du Soudan (MLS) est que la région du Darfour a de tout temps été négligée…

Marc Lavergne :
Les gouvernements qui se sont succédés au Soudan n’ont jamais cherché à développer le Darfour, à y créer des emplois, construire des routes. Pas plus que les empires coloniaux. C’est à peine si l’Allemagne y a posé 40 km de bitume. La province du Darfour est négligée, comme toutes les provinces périphériques de Khartoum. Les gouvernants se sont ainsi aliénés une population qui n’était pas contre eux à l’origine. Il leur aurait pourtant été facile de développer le pays, s’ils l’avaient voulu.

Afrik : La communauté internationale hésite à nommer ce qui se passe dans le Darfour… génocide, nettoyage ethnique, massacres…

Marc Lavergne :
Il n’y a aucun sentiment humain dans tout cela. Les Janjawid attaquent les tribus sédentarisées pour les faire fuir de leurs terres, afin que les barrons du régime ou les nomades, eux-mêmes, viennent y cultiver. S’il est question de chiffres, alors oui, on peut parler de génocide. Je pense qu’environ 30 000 personnes sont mortes à ce jour. Mais un million de personnes se retrouvent sans foyer, avec la saison des pluies qui va commencer et donc une grande difficulté pour leur venir en aide. Par contre, s’il est question d’une sorte de racisme, d’une volonté d’éliminer un peuple, je ne crois pas que les janjawid désirent éliminer les tribus sédentaires, leurs voisins, leurs cousins.

Afrik : Que pensez vous du rôle joué par la communauté internationale ?

Marc Lavergne :
C’est tout à fait insuffisant et hypocrite. Notamment de la part de la France, dont les gouvernements successifs ont toujours soutenu Khartoum. En sachant pertinemment que c’est un régime dictatorial. Mais ils estiment qu’il est stabilisateur pour la région. L’ambassadeur de France lui-même expliquait récemment qu’il n’y avait pas de problème au Darfour. D’autre part, je trouve à la limite scandaleux que les diplomates internationaux se succèdent à Khartoum pour demander au Président de venir au secours des déplacés et réfugiés. Comme si le problème était humanitaire. C’est choquant de les voir serrer la main de Omar el Béchir, alors qu’il faudrait qu’il quitte le pouvoir avec son régime. Car le pays n’a aucun problème de richesses, le problème vient de ses dirigeants. La communauté internationale, dans son ensemble, est aussi désintéressée. Parcequ’il n’y a pas d’intérêt stratégique au Darfour. Et parce que cela risque de déstabiliser le Tchad voisin et, du coup, toute la sous-région. Ils n’ont pas besoin de cela, ils ont d’autres soucis. On pourrait dire que le conflit du Darfour embête tout le monde et qu’ils attendent que les gens meurent, le plus vite possible.

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