Esclave en l’an 2001


Lecture 5 min.
Esclavage (illustration)
Esclavage (illustration)

La dernière livraison du Journal des Africanistes réunit sous le titre « L’ombre portée de l’esclavage » un ensemble passionnant d’études universitaires sur les « avatars contemporains de l’oppression sociale », à la fois en Afrique, en France, et dans le monde créole. Edifiant. Intolérable.

Les différentes puissances coloniales ont eu beau abolir l’esclavage, tour à tour, par des lois définitives, qui ne furent pas remises en cause, bien entendu, lors du grand mouvement des indépendances de la deuxième moitié du vingtième siècle, des pratiques de domination sociale et d’exploitation humaine fort peu différentes de l’ancien esclavage ont perduré dans beaucoup de territoires, sous d’autres noms, ou sans dire leur nom. Telle est la révélation du faisceau d’études et de recherches extrêmement riches rassemblées par le 70ème tome du Journal des Africanistes, publié par la Société des Africanistes, association respectée ayant son siège au Musée de l’Homme, à Paris.

L’esclave, homme invisible

La recherche, dans ce domaine, part de très loin, tant la pratique de l’esclavage, ses séquelles et ses conséquences contemporaines sont profondément ignorées, jusque là, du monde savant : comme l’écrit Roger Botte dans son avant-propos, intitulé « De l’esclavage et du daltonisme dans les Sciences Sociales », « L’esclave ou l’ancien esclave est un acteur quasiment invisible dans le paysage africain contemporain, un impensé ou un ‘point aveugle’. Il s’agit donc de le rendre visible, puisque la présence dans de très nombreuses sociétés d’importantes communautés -parfois majoritaires dans l’espace national (c’est le cas de la Mauritanie)- formées des anciens esclaves est une donnée fondamentale. Pourtant la reconnaissance de l’esclavage se heurte soit au déni officiel, soit à l’occultation de la part des Etats, des organisations internationales de développement, et des chercheurs ».

La première explication de cet auto-aveuglement est qu’il permet de masquer des réalités difficilement admissibles. Difficile en effet de se réclamer d’une part d’un Etat de droit et des droits de l’Homme, et de reconnaître d’autre part que les traces des caractères sociaux anciens permettent de reproduire les inégalités sociales et de faire survivre les situations de sujétion, là même où les lois les ont formellement abolies… Comment justifier en effet que dans tel ou tel domaine de la vie sociale, les descendants des anciens esclaves continuent de se voir barrer, héritiers d’une inégalité statutaire désormais implicite, tacite, tue… Et pourtant vécue !

Maintien de la servitude

En enquêtant sur des aspects jamais étudiés des communautés immigrées en France, Yaya Sy montre que les bouleversements économiques et idéologiques vécus par la société Soyinké transplantée en Europe a cristallisé une forte résistance des valeurs culturelles, caractérisée par la pratique des mariages endogames au sein des mêmes « classes » sociales, l’ascendance servile et l’ascendance supérieure ne pouvant en aucun cas se croiser, au nom d’un « rhétorique du sang et de la filiation » excluant tout mélange, synonyme de dégénérescence.

L’étude approfondie de la Mauritanie par Boubacar Messaoud met à jour ce qui est aujourd’hui encore un sujet tabou dans ce pays : même si l’esclavage sous toutes ses formes y a été aboli en 1981 (seulement), il continue d’y être reconnu par les agents de l’Etat, et en particulier du Ministère de la Justice… « Sur les questions d’héritage comme à propos de la valeur des témoignages, ils tranchent presque toujours en faveur des maîtres d’esclaves et trouvent des subterfuges dans la tradition islamique pour légaliser confiscation des biens et maintien en servitude ».

Réécrire l’Histoire

De là, dans plusieurs pays profondément partagés entre descendants d’esclaves et classe dominante, en Mauritanie bien sûr, mais aussi à Madagascar ou au Mali, l’apparition de partis politiques qui deviennent les porte-parole des populations hier encore serviles… Et qui posent en clair la question fondamentale de ces sociétés : « Comment concilier l’exigence de la citoyenneté pour tous avec la pérennité de logiques sociales antérieures » ? Objectifs explicites de ces nouvelles forces politiques : l’égalité dans l’accès à la terre et au travail salarié, la disparition de la violence sociale et de la marginalisation civique et politique.

Et cela se traduit aussi par une réappropriation de leur histoire par les descendants des esclaves. Au Niger par exemple, l’association Timidria, qui regrouperait plus de 200 000 anciens esclaves des Touaregs, remet en cause l’historiographie officielle, et met en valeur le rôle des Touaregs « noirs » dans la lutte anti-coloniale. Tandis qu’au Soudan, les rébellions du Sud utilisent un discours d’affranchissement et de libération face au pouvoir islamiste du Nord, qui ne répugne pas à utiliser certaines milices qui tentent de faire revivre des pratiques esclavagistes vis-à-vis des populations du Sud.

L’esclavage des enfants

Les cas les plus extrêmes et les plus choquants des situations d’esclavage moderne concernent à l’évidence les enfants : jeunes garçons sud-africains vendus pour servir de bergers aux fermiers du Lesotho, enfants maliens et burkinabés travaillant comme esclaves sur des plantations ivoiriennes… La dénonciation de telles situations au cours des dernières semaines a révélé au monde entier l’existence de ces trafics d’un autre âge : enfants arrachés, ou achetés, à leurs parents, en contrepartie d’une espérance de vie meilleure, et transplantés à des milliers de kilomètres de leur pays natal pour s’y voir contraints à travailler comme des bêtes de somme, sans rémunération et sans avenir. Sans parler des abus liés à l’utilisation d’enfants esclaves dans la sphère domestique.

L’esclavage moderne des enfants dans les pays en voie de développement est aussi la face cachée d’une mondialisation qui les oblige à produire, de moins en moins chers, de plus en plus de produits… Pour satisfaire à bon marché les besoins des populations occidentales, avides de consommation, et ceux des entreprises multinationales, avides de profits faciles. Car « l’esclavage moderne » apparaît bien aux yeux de Roger Botte comme « un sous-produit du capitalisme », même si « les filières mises au jour en France (avec Madagascar notamment) révèlent souvent l’origine servile dans le pays d’origine ».

Peu importe, en fait. Au moment où, saisi d’un tardif repentir face aux comportements coloniaux qui furent ceux de ce pays, le Sénat français vient d’assimiler l’esclavage à un « crime contre l’humanité » et de réclamer la célébration annuelle d’une journée du souvenir pour fêter l’abolition de l’esclavage et effacer la blessure qu’il a ouverte, il est paradoxal et douloureux de découvrir que l’esclavage n’est pas une pratique oubliée, mais qu’il conserve une place, en Europe ou en Afrique, à travers des comportements sociaux, économiques, politiques, ou domestiques, intolérables.

La lutte n’est donc pas finie. C’est un combat toujours recommencé pour la liberté, contre l’injustice et l’inégalité. « Le Journal des Africanistes », en travaillant à cette prise de conscience, apporte sa pierre à ce combat.

Lire aussi : Le trafic d’enfants accoste au port de Cotonou

Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News