Tewfik Aclimandos : « L’armée égyptienne ne disparaitra pas du jour au lendemain »


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Tewfik Aclimandos
Tewfik Aclimandos

Quinze mois après la chute de Mohammed Hosni Moubarak, les Egyptiens sont prêts à tout pour le changement. Ils se sont massivement mobilisés pour aller voter lors du premier tour de la présidentielle mercredi et jeudi dernier. Un scrutin historique car pour la première fois les résultats ne sont pas connus d’avance. Tewfik Aclimandos, chercheur spécialiste de l’Egypte, revenu mercredi du Caire, analyse les enjeux de la présidentielle.

Afrik.com : Un policier a été tué mercredi devant un bureau de vote au Caire lors d’affrontements entre partisans de différents candidats. Cela prouve que la situation est toujours tendue en Egypte ?

Tewfik Aclimandos : Les élections en Egypte sont toujours très tendues. Un mort est toujours un mort de trop mais l’Egypte a connu pire. La population a conscience de vivre un moment historique. Tout le monde a un avis sur la question, tout le monde veut participer à cette élection. Les Egyptiens savent que pour la première fois de leur histoire, ils ont l’occasion d’élire leur Président démocratiquement. Ils veulent saisir cette opportunité et se disent que leurs sacrifices n’ont pas été vains. L’armée surveille de très près le déroulement du scrutin. Elle a déployé 150 000 hommes pour assurer la sécurité car en Egypte les élections peuvent à tout moment déraper.

Afrik.com : Quinze mois après la chute du régime de Mohammed Hosni Moubarak, les conditions de vie des Egyptiens ne se sont toujours pas améliorées. Quels sont leurs principales difficultés ?

Tewfik Aclimandos : Les principaux problèmes des Egyptiens sont la cherté de la vie, la question de la sécurité et le chômage. Les Egyptiens sont déçus car leurs conditions de vies ne sont pas améliorées. Mais ils savent qu’ils vivent un moment historique et espèrent du prochain Président qu’ils s’occupent d’eux. Le combat pour la démocratie est désormais très ancré chez les Egyptiens.

Afrik.com : Ce scrutin est-il réellement démocratique comme l’a assuré l’armée et les Frères musulmans ?

Tewfik Aclimandos : Ce sont les élections les plus démocratiques que l’Egypte a connu depuis soixante ans. La stratégie de l’armée actuellement est d’organiser des élections libres pour donner de la légitimité à l’appareil d’Etat. Une façon pour elle aussi de contrer la ferveur des révolutionnaires. On ne connait pour le moment pas les résultats à l’avance. La question mérite toutefois d’être posée car trois candidats accrédités d’un très gros score ont été disqualifiés. La loi interdisant aux candidats qui ont des passeports étrangers de se présenter. La loi n’a pas été faite uniquement par l’armée mais aussi par les Frères musulmans.

Afrik.com : Les Frères musulmans, qui sont majoritaires au Parlement, peuvent-ils remporter la présidentielle ?

Tewfik Aclimandos : Les Frères musulmans ont une chance de remporter l’élection. La machine électorale qu’ils ont mise en place est extrêmement redoutable. Ils ont mené une très bonne campagne dans le pays. En affirmant aux populations que voter pour eux c’est voter pour tout le pays alors que voter pour un autre c’est voter pour une seule personne. A priori, ils peuvent faire un bon score mais ce n’est pas sûr qu’ils gagnent. Ils ont dernièrement perdu du terrain aux yeux de l’opinion. Ils ont beaucoup déçu depuis qu’ils sont au Parlement. D’autant plus que leur candidat est un inconnu.

Afrik.com : Pouvez-vous nous expliquez pour quelle raison ils ont déçu la population ?

Tewfik Aclimandos : Les raisons pour lesquelles ils ont déçu sont multiples. Ils ont d’abord déçu en présentant un candidat à la présidentielle alors qu’ils avaient promis qu’ils n’allaient pas le faire. Les révolutionnaires sont également très en colère contre eux car ils ont l’impression que les Frères musulmans les ont lâchés et encouragé la répression à leur encontre. En réalité, les Frères musulmans ont donné l’impression à la population d’avoir vite voulu prendre le pouvoir en tentant de s’attaquer par exemple à la Cour constitutionnelle. Leur hostilité contre libertés publiques a aussi fait des mécontents, notamment chez les révolutionnaires. Une stratégie qui a donné l’impression qu’ils voulaient contrôler tout l’appareil d’Etat. Toutefois, les Egyptiens les jugent alors qu’ils ne sont pas aux commandes du pays. Les Frères musulmans gèrent le législatif alors que l’armée et le gouvernement tiennent l’exécutif.

Afrik.com : Cinq candidats sont donnés favoris pour accéder à la tête du pays. Sont-ils aptes à diriger l’Egypte ?

Tewfik Aclimandos : Aucun d’entre eux n’a de solution magique pour relever l’Egypte. Ils ont tous des qualités mais aussi des défauts. Le problème de Moussa et de Chafik c’est qu’ils n’ont pas conscience à mon avis de l’ampleur des problèmes des jeunes. Ils ne sont pas suffisamment armés pour répondre aux attentes des jeunes. Mais ils ont une chance sur le dossier sécuritaire. Même s’ils sont issus du régime d’Hosni Moubarak, la population les croit capables de rétablir la sécurité, d’attirer les investisseurs étrangers et de convaincre la communauté internationale d’injecter de l’argent dans le pays.

Abdel Moneim Aboul Foutouh, qui a quitté le parti des Frères musulmans, se situe au centre entre les salafistes et les libéraux. Parviendra-t-il à satisfaire les attentes des deux parties ? Je ne sais pas. De plus, il n’a pas donné d’indication sur ce qu’il va faire.

Quant à Mohamed Morsi sa force et faiblesse c’est d’être le candidat des Frères musulmans. Son avantage c’est qu’il n’est pas seul, il a une équipe derrière lui, un réseau. Mais il peut échouer car les Frères sont en perte de vitesse.

Le nassérien Hamdeen Sabahi reflète l’état d’esprit de la population très nationaliste. Ce qui est un avantage. En revanche il n’a pas d’expérience politique. Sa seule expérience c’est la gestion de syndicats.

Afrik.com : La Constitution n’a toujours pas été établie. Ce qui signifie qu’on ne sait toujours pas quel régime politique sera adopté en Egypte : présidentiel ou parlementaire ? Cela ne risque-t-il pas de poser problème à l’avenir ?

Tewfik Aclimandos : Dès le départ la transition a été mal définie. Les Frères musulmans ont mal joué en voulant écrire seuls la Constitution. C’est parce qu’il y a eu de la résistance à leur encontre qu’ils ont reculé. Pour le moment, chacune des parties veut voir les résultats de la présidentielle afin de définir les règles du jeu. Si un candidat non Frère musulman gagne l’élection, il choisira un régime présidentiel, alors que s’il perd il optera pour un régime parlementaire. A l’inverse, si les Frères musulmans remportent la présidentielle, cela leur est égal, ils choisiront un régime mixte. Après la présidentielle, on va rentrer dans un conflit avec un rapport de force politique sévère. Il va en effet y avoir une lutte politique féroce pour définir la Constitution. Chaque partie voudra tirer avantage de sa situation. Le Parlement qui se trouve dans une situation calamiteuse est menacé de dissolution, ce qui montre qu’il est encore fragile.

Afrik.com : L’armée a promis de se retirer du pouvoir le 1er juillet si un candidat obtient la majorité. Se tiendra-t-elle à l’écart du pouvoir ou continuera-t-elle à œuvrer dans l’ombre ?

Tewfik Aclimandos : L’armée va rendre le pouvoir mais restera un acteur important en Egypte. Elle ne disparaitra pas du jour au lendemain. C’est une force qui demeurera extrêmement importante. Elle va formuler des exigences avant de se retirer. L’armée a les moyens de reprendre les rênes du pays si les choses se passent mal. Pour que l’armée ne tente pas de revenir au pouvoir, il faut que les civils qui seront à la tête du pays fassent un parcours sans faute. Si les choses dégénèrent il y aura toujours des gens qui seront tentés d’appeler l’armée au secours.

Afrik.com : Pourtant l’armée a perdu de son aura auprès de la population ?

Tewfik Aclimandos : L’armée a perdu son aura mais demeure toujours populaire. L’armée pourrait regagner le terrain qu’elle a perdu. On ne sait pas réellement ce qu’elle compte faire. Je pense d’ailleurs qu’elle-même ne le sait pas. Amr Moussa et Ahmed Chafiq sont proches de l’armée. Si l’un des deux remportent la présidentielle, il n’est pas impossible qu’elle puisse encore jouer un rôle.

Afrik.com : L’armée est aussi proche des Frères musulmans puisque certains révolutionnaire avaient même dénoncé leur alliance ?

Tewfik Aclimandos : C’est vrai en effet. Mais ils se sont disputés depuis. Le seul objectif en commun qu’ont les Frères musulmans et l’armée est de stabiliser l’Egypte. Ils souhaitent tous deux faire taire les révolutionnaires. Dès que ces derniers montrent le bout de leur nez, ils se mettent d’accord pour les réprimer. Dès qu’ils disparaissent en ne donnant plus de nouvelles, les disputes recommencent. L’armée et les Frères musulmans n’ont pas la même conception de l’appareil d’Etat. Mais désormais tout est possible en Egypte. Il pourrait y avoir une cohabitation. La relation entre l’armée et les Frères musulmans se résume à : « J’ai peur de toi mais j’ai besoin de toi ».

Afrik.com : Quels sont les principales difficultés du pays actuellement ?

Tewfik Aclimandos : Les principales difficultés du pays sont l’effondrement de l’économie et l’insécurité. Au moins un million d’emplois doit être créé par an. L’Egypte a besoin d’investissements étrangers. La révolution a été un véritable tremblement de terre pour le pays. Une situation qui a mis à mal le tourisme. Quand il y a une révolution les gens ne font plus de tourisme.

Afrik.com : Et les Etats-Unis dans tout cela ? Quel rôle joueront-ils en Egypte après la présidentielle ?

Tewfik Aclimandos : Les Etats-Unis souhaitent la stabilité de l’Egypte et voudraient donc que les Frères musulmans et l’armée concluent un accord. Que vont-ils faire si cet accord n’a pas lieu ? Je ne sais pas. Certains pensent que le rôle que les Etats-Unis jouent en Egypte pourrait être tenu par d’autre pays comme la Turquie. Le problème en Egypte c’est qu’il n’y a pas de moyens d’empêcher la politique du pire ! Vous aurez en effet toujours un acteur qui aura intérêt à la politique du pire ! Si ce n’est pas des membres de l’ancien régime, ce sont les salafistes…

Afrik.com : Qu’adviendra-t-il des chrétiens coptes qui craignent pour leur avenir si les islamistes arrivent au pouvoir ?

Tewfik Aclimandos : Il n’y a pas de solution miracle concernant la question copte. Les projets véhiculés par les islamistes ne donnent pas beaucoup de champs aux coptes. On a tort de penser que la peur des coptes est infondée. Les Frères musulmans ont essayé de rassurer la communauté. Mais leurs projets ainsi que ceux des salafistes font peur aux coptes.

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