La ferme sud-africaine d’Eriq Ebouaney


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C’est en Noir sud-africain qu’il revient sur les écrans français ce mercredi. Eriq Ebouaney partage l’affiche de Disgrace de Steve Jacobs avec John Malkovich. Entretien.

David Lurie est professeur de poésie à l’Université du Cap en Afrique du Sud. Il aime les femmes et ne recule devant aucun compromis pour les posséder. Sa dernière conquête en date est une de ses étudiantes. Découvert par sa hiérarchie, il est obligé de démissionner. David, incarné par le troublant John Malkovich, se réfugie à l’intérieur du pays dans la petite ferme de sa fille Lucy pour fuir le scandale. La jeune femme partage ses terres avec son voisin noir, Petrus, avec lequel elle cohabite en bonne intelligence. Une démarche qui laisse son père sceptique. La cohabitation se fait plus difficile quand tous les deux sont agressés et que Lucy est violée par de jeunes Noirs. Ce drame va profondément déstabiliser le professeur de littérature qui se pose désormais des questions sur sa relation avec les femmes. Disgrace est une adaption de Disgrâce de l’écrivain sud-africain J.M Coetzee, prix Nobel de littérature 2003. Le propos de Steve Jacobs est toujours interrogateur. Ce sont moins les rapports difficiles entre Noirs et Blancs dans cette Afrique du Sud, qui renoue avec la démocratie et jette aux orties la ségrégation raciale, que les choix faits par les protagonistes de Disgrace pour assouvir la multitude de leurs désirs qui sont analysés. Le propos transcende tout jugement de valeur pour laisser apprécier les faits. La complexité de Disgrace, qui ne nuit en rien à la fluidité de l’intrigue, est la porte ouverte à toutes les interprétations : chacun est bel et bien libre de se faire son film. Et l’œuvre est suffisamment aboutie pour rendre l’expérience intellectuellement enrichissante.

Afrik.com : Comment avez-vous été embarqué dans l’aventure Disgrace ?

Eriq Ebouaney :
Je participais en 2007 à un festival en Afrique du Sud avec le film irlandais The Frontline qui n’a jamais trouvé de distributeur en France. Steve Jacobs était dans la salle et il m’a demandé si le projet m’intéresserait. Je lui ai répondu que j’étais un acteur francophone et qu’il trouverait certainement un acteur noir sud-africain capable de tenir ce rôle. Il m’a tout de même laissé le scénario. Je l’ai lu et j’ai trouvé l’histoire complexe. Je me suis alors renseigné auprès de mes amis sud-africains. Les Blancs me disaient que le livre Disgrâce était raciste et misogyne, les métis estimaient qu’il était raciste et plein de préjugés. Les Noirs n’en pensaient pas moins et ajoutaient qu’il perpétuait le cliché selon lequel les Noirs sont suspects et violents. J’ai adoré l’idée que ce livre puisse susciter autant de controverses et j’ai regretté de ne pas avoir accepté la proposition de Steve Jacobs. Trois mois plus tard, il m’appelait pour me dire qu’il n’avait toujours pas trouvé de comédien et me demander si j’avais changé d’avis. Je lui ai dit que je lui donnerai ma réponse après avoir lu le livre. Je voulais le comparer au scénario. En lisant le roman, j’ai été bouleversé par la poésie de l’œuvre mais surtout le malaise que provoque sa lecture. Et c’est exactement ce que je souhaite et aime ressentir face à une œuvre d’art : une émotion qui me pousse à réfléchir.

Afrik.com : Avez-vous, comme vos amis, trouvé Disgrâce raciste ?

Eriq Ebouaney :
Je pense que c’est avant tout un hommage à la femme africaine, à la femme sud-africaine. De la jeune étudiante qui a une liaison avec David Lurie à la fille de celui-ci, Lucy, en passant par l’amie de cette dernière, Bev, les femmes décrites sont maltraitées.

Afrik.com : Vous incarnez Petrus, le sud-africain noir qui partage les terres de Lucy, la fille de David Lurie. Cet homme est difficile à cerner. Comment aborde-t-on un tel personnage ?

Eriq Ebouaney :
J’ai passé du temps dans les townwships, avec les vieux Noirs qui avaient vécu l’Apartheid afin qu’ils me racontent ce que c’était que d’être Noir à cette époque. Ce dont, vivant en France, je n’ai pas la moindre d’idée. En les côtoyant, on perçoit toute la difficulté de vivre dans ces conditions, inhumaines, même après la fin de cette politique ségrégationniste. Mais ces gens ne ressentent aucune haine envers les Blancs. J’ai également lu une biographie de Mandela. Il était pour la lutte armée quand il était plus jeune. Mais après 27 ans de prison, il retrouve une incroyable sagesse : il n’éprouve pas non plus de haine pour les Blancs (récemment raconté dans Invictus, ndlr. J’ai travaillé le rôle de Petrus en essayant de lui apporter cette « dimension Mandela ». En dépit de tout ce qu’il a vécu pendant l’Apartheid, Petrus ne regarde pas en arrière et veut résolument se tourner vers l’avenir. Il souhaite vivre en harmonie avec Lucy, avoir une belle vie mais ce n’est pas pour autant qu’il vit dans le déni.

Afrik.com : Sa relation avec Lucy est une métaphore de l’Afrique du Sud post-Apartheid ?

Eriq Ebouaney :
La métaphore n’est pas seulement là, elle est aussi dans ce que représente Lucy. Une femme, qui après les pires sévices, réussit à rester digne et à défendre la vie. C’est ce que vivent les Noirs sud-africains. Les commissions Vérité et Réconciliation sont extraordinaires. Il n’est pas donné à tout le monde de faire face à son bourreau et de discuter avec lui, à moins d’être victime du syndrome de Stockholm. Tous les Sud-Africains noirs ont suivi Mandela dans sa volonté de réconciliation. Ce qui vaut à la société sud-africaine de vivre dans une certaine harmonie.

Afrik.com : La violence dans la société sud-africaine est néanmoins réelle. Lucy et son père se font cambrioler par des jeunes et il se trouve qu’ils sont noirs…

Eriq Ebouaney :
La violence n’est pas entre les Blancs et les Noirs. Elle est entre les pauvres et les riches. Il y a aujourd’hui une importante classe moyenne noire qui se fait violenter et braquer par d’autres Noirs tous les jours à Johannesbourg. Le film Tsotsi de Gavin Hood le montre bien. Ce sont les différences sociales qui expliquent la violence. Et Lucy, quoiqu’il lui arrive, ne cède pas parce que cette ferme, c’est chez elle. En France, avec le débat sur l’identité nationale, on se demandait pourquoi les jeunes d’origine algérienne avaient brandi un drapeau algérien quand l’Algérie s’est qualifiée pour la Coupe d’Afrique des nations et la Coupe du monde. Ils sortent le drapeau algérien parce que c’est leur racine et ce n’est pas pour autant qu’ils pourraient vivre en Algérie. Et surtout parce que leur pays : c’est la France.

Afrik.com : On a l’impression que vous jouez plus dans des films anglophones qu’en France. Pourquoi ?

Eriq Ebouaney :
En France, on n’a pas beaucoup d’imagination, on ne sait pas quoi faire des acteurs noirs. Quand le scénario ne dit pas : « Un homme noir rentre », il n’y a pas de rôle pour nous…

Afrik.com : Cette critique est récurrente. La situation n’aurait-elle pas un peu évolué ?

Eriq Ebouaney :
Pas tellement, surtout au cinéma. En télé, oui. Il y a 250 films français qui sortent par an. Cette année, il y en eu trois avec un acteur à l’affiche : La Première étoile, L’Autre, 35 Rhums. Les rôles qui sont proposés dans le cinéma anglophone, même s’ils peuvent paraître stéréotypés, sont plus élaborés. Et on ne peut pas passer à côté de l’adaptation du livre d’un prix Nobel ou du fait de donner la réplique à John Malkovich.

Afrik.com : Le cinéma français répare, semble-t-il, ses torts puisque qu’on vous verra souvent à l’écran dans les semaines à venir…

Eriq Ebouaney :
Je suis à l’affiche d’un film d’horreur, La Horde qui sort la semaine prochaine. Puis en mars, on me verra dans Le Temps de la kermesse est terminé de Frédéric Chignac et Lignes de front de Jean-Christophe Klotz, qui est un long métrage sur le Rwanda.

 Disgrace de Steve Jacobs

Avec John Malkovich, Jessica Haines, Eriq Ebouaney

Durée : 1h59

Sortie française : 03 février 2010

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