Tunisie, sous la menace salafiste ?


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Pour l’émission « Envoyé spécial », sur France 2, la menace salafiste en Tunisie est certaine. Décryptage d’un reportage à l’angle fantasque.

Le ton est grave, le fond sonore angoissant. Le volet consacré à la Tunisie dans la dernière émission d’« Envoyé spécial », diffusée jeudi 17 janvier sur France 2, « Tunisie, sous la menace salafiste », ne pouvait qu’entretenir, voire accentuer l’image que la France se fait de la Tunisie d’aujourd’hui. Une Tunisie peuplée de barbus et de niqab. Karim Baila, le journaliste qui a mené le reportage a clairement posé l’angle du reportage.

D’entrée de jeu, le problème de neutralité se pose. Sur 36 minutes de reportage, seules 46 secondes de paroles sont accordées à un salafiste. Le discours est mitigé. Bien que l’homme interrogé confie son souhait de voir un retour à la « pudeur féminine », celui-ci ne semble pas très agressif et s’exprime de manière posée. Rien de bien menaçant. Il finit l’interview en précisant sa préférence pour les touristes saoudiens ou indonésiens, très généreux dans leurs dépenses contrairement aux touristes français de Tunisie qui ne dépensent pas excessivement. N’ayant pas obtenu de déclarations « chocs », le journaliste glisse un commentaire off avec une intonation inquiétante, ça fait plus réaliste : « Nassim me confiera qu’il rêve d’un tourisme islamique ». Ce terme ne veut pas dire grand chose, si ce n’est la désignation d’une forme de tourisme sectaire qui vise à attirer les riches musulmans.

Des « journalistes » dangereux

Le début du reportage montre un rassemblement religieux sur la place principale de Hammamet, station balnéaire située à une soixantaine de kilomètres au sud de Tunis. Ce jour-là, un orateur venu d’Arabie Saoudite s’apprête à s’exprimer devant une foule de Tunisiens, pas tous salafistes. Il s’agit de Muhammad Al-Arifi, théologien très influent dans le monde musulman. Le journaliste prétend que ces « prédicateurs » se sont « appropriés la place publique ». Pourtant, le rassemblement a été organisé avec l’autorisation des autorités.

Indignée par toutes ces fabulations, l’association Fajr al-islam a annoncé son intention de porter plainte contre France 2. L’organisation a monté un contre-reportage qu’elle a publié sur sa page Facebook. Elle est retournée sur les lieux du tournage à Hammamet et a retrouvé certains intervenants. Tous affirment que leurs déclarations ont été sorties de leur contexte. En réponse à l’affirmation de Karim Baila à propos de « prédicateurs » qui « s’approprient l’espace public », l’association a même fourni la preuve en image de la lettre officielle qui autorise le rassemblement. Il ne s’agit pas d’un simple orateur de quartier mais de Muhammad Al-Arifi, l’un des théologiens les plus célèbres qui effectuait à ce moment-là une tournée mondiale. Et ce que ne montre pas le reportage, c’est que des touristes assistaient au meeting du religieux. De plus, l’accueil réservé aux journalistes de France 2 était plus que royal au point d’avoir été installés à la table d’honneur.

Un reportage « bla-bla »

Le reportage s’attarde beaucoup sur un fait divers. Nermine, une jeune fille de 14 ans qui s’est échappée du domicile familial pour porter librement son niqab. Caméra embarquée, Nejla, la mère de Nermine, s’infiltre au sein d’un groupe de salafiste dans l’espoir de retrouver sa fille. Fond sonore dramatique et angoissant accompagne la maman dans son aventure. Les journalistes la suivront sans jamais prendre la peine d’analyser la situation.

Le travail semble avoir été bâclé. Chose surprenante, le reportage ne contient aucune intervention politique. L’approche sociologique est inexistante. Le reportage, produit par la société CAPA, est fondé sur de simples « histoires » et « commentaires ». Sur la page Facebook de l’émission, les réactions de Tunisiens vont bon train :

 « Misérable « reportage » ! Image de la Tunisie complètement déformée, propos diffamatoires. Les journalistes sont allés beaucoup trop loin dans la mauvaise foi ! Honte à vous ! »

 « J’ai fait partie des intervenants et mon temps de parole s’est retrouvé, comme souvent dans ce type de reportage, réduit au minimum mais, également, mes dires ont été tronqués et réinterprétés aux dépends d’une réalité toute autre mais volontairement occultée par la rédaction en quête alors de pur sensationnel (…) J’ai été, à l’instar de la majorité des Tunisiens qui ont regardé Envoyé Spécial, désagréablement surpris et choqué voire outré et révolté tant les qualificatifs ne manquent pas pour exprimer mon ressentiment, par ce reportage dont le seul objectif était la recherche du sensationnel et la quête d’un audimat confortable, au dépend de l’éthique et de l’information. »

 « Les salafistes que vous représentez ne sont pas toute la Tunisie. Avec ce type de reportage vous n’aidez sûrement pas les démocrates. Si on faisait un reportage à propos de la France en ne parlant que des groupes d’extrême droite, plus personne n’aurait plus envie de visiter le soit disant pays des droit de l’homme. »

Mensonges et détournements

Des commentaires de ce genre, il y a en près de 2 000. Même le journaliste tunisien Safwene Grira, qui officie sur France 24 en arabe, avait prévenu sur Facebook quelques heures avant la diffusion du reportage. Il « a été réalisé avec une mauvaise foi hors norme », dénonce le reporter « associé à ce travail d’une manière très ponctuelle ». « Vous allez voir tous les clichés du monde, comme les salafistes méchants et barbus (…). Inutile de vous dire que tout ce qui pouvait avoir du sens a été laissé de côté, pour que l’accent soit mis sur ce qui conforte le téléspectateur français et francophile dans ses convictions, ses peurs et ses illusions », a-t-il écrit sur Facebook.

Les journalistes reviennent sur l’incident de la Manouba lorsque des salafistes s’étaient introduits dans la faculté. Pourquoi revenir sur cet épisode ? Pas de scènes actuelles violentes à filmer ? Pourtant, selon lui, tous les salafistes sont de fous dangereux qui n’emploient que la violence pour s’exprimer. Etant donné l’image de la Tunisie que donnent le « reportage », comment se fait-il que le pays du Jasmin n’est toujours pas à feu et à sang ?

L’unique scène « chaude » qu’ont réussi à filmer les journalistes, était une altercation entre « Malik, un jeune religieux qui pratique le soufisme » et un tunisien, non salafiste, à la Foire du Livre de Tunis. Tout simplement du « hors sujet salafiste ».

Des professionnels en colère

Ce qu’a réussi à faire France 2 est uniquement d’encourager les Français à ne plus se rendre en Tunisie. Cette psychose du salafisme exaspère les premiers concernés et les Tunisiens en général. Les professionnels du tourisme sont excédés. Ils n’en finissent pas de rassurer les vacanciers. En diffusant des images qui ne reflètent pas la réalité, les journalistes français et occidentaux contribuent à la baisse du tourisme en Tunisie. Une situation dramatique lorsque l’on sait que cette activité représente l’une des principales ressources du pays.

Les journaux tunisiens n’ont pas manqué de critiquer le reportage de France 2. « On ne jettera pas la pierre à la chaîne France 2 qui nous a gratifiés avant-hier d’un reportage bien sombre sur notre pays. Ces manières rappelleraient un peu trop d’anciennes coutumes, celles d’une époque révolue où la Tunisie voulait à tout prix imposer d’elle-même l’image d’une contrée respirant le jasmin et la joie de vivre », écrit Babnet. Le journal en ligne s’interroge : « Comment une chaîne de télévision publique peut, à juste titre, se prévaloir d’un haut degré de professionnalisme, et se laisser aller à une vision de la réalité si biaisée ?

Peut-être que la chaîne, qui connaît d’importants problèmes d’audiences et financiers, a un besoin accru d’attirer au maximum le public. A commencer par « Envoyé spécial » qui n’est pas vraiment l’émission la plus regardée sur France 2, loin de là…

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