Tunisie :  » Le grand vainqueur aujourd’hui, c’est le peuple »


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Pas de grasse matinée ce dimanche pour les Tunisiens. Bon nombre d’entre eux se sont levés au petit matin pour se rendre dans leur bureau de vote. Pas une minute à perdre. Ils ont attendu ce jour toute leur vie. Celui où ils pourraient enfin voter librement, sans pression ni trucage, à l’occasion des élections de l’Assemblée nationale constituante. La première élection pluraliste de l’histoire de la Tunisie avec près de 110 partis et 11 000 candidats en compétition. Plus de 7 millions d’électeurs sont attendus dans l’un des 7213 bureaux de vote du pays. A El Manar, un quartier huppé de la capitale, les premiers votants étaient là dès 6h ce matin. Rejoints par la suite par des milliers de personnes qui arriveront tout au long de la journée. Parmi eux, Radhia Nasraoui, la célébre avocate tunisienne, l’infatigable militante des droits de l’homme, tête de liste du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) dans la circonscription de Tunis 2, et son époux, Hamma Hammami, opposant historique à Ben Ali, leader de cette formation politique d’extrême gauche. Ambiance.

Dimanche 23 octobre. El Manar, quartier huppé de la capitale tunisienne. « Bonjour Madame Nasraoui. Bonjour Mr Hamami, lance un jeune papa. C’est grâce à des gens comme vous que ce jour est arrivé. » Et quel jour ! Celui des premières élections démocratiques de l’histoire de la Tunisie. Radhia Nasraoui, avocate, infatigable militante des droits de l’homme du temps de Ben Ali, et son époux, Hamma Hammami leader du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), libéré le 14 janvier dernier après des années dans les geôles tunisiennes et en exil, se dirigent vers leur bureau de vote, à deux pas de leur domicile. Entourés de nombreux journalistes tunisiens et étrangers, ils commentent l’évènement, s’arrêtant tous les deux pour saluer voisins et passants. « Nous sommes connus dans le quartier. Comment ne pas l’être ? Avec ces policiers stationnés tous les jours devant chez nous pendant la dictature de Ben Ali » rappelle Radhia Nasraoui.  » Une moto passe. « Ces personnes sont chargées de surveiller le scrutin » indique-t-elle aux journalistes.

« Ce jour là, nous l’attendons depuis des décennies »

« Ce jour là est historique, souligne Hamma Hammami. J’ai fait le tour du pays au cours de la campagne électorale. La vie a augmenté partout. Le chômage également. Les Tunisiens, les jeunes notamment, attendant beaucoup de cette élection. Même s’il y a des gens qui pensent qu’elle ne va rien changer à leur quotidien. » « Tounes, Tounes ! « , crie un passant.  » Ce jour là, nous l’attendons depuis des décennies ! Nous en avons tant rêvé, reprend Radhia Nasraoui. Le jour où un Tunisien pourrait enfin élire ses représentants sans que Ben Ali ne lui dicte sa loi. Quand je vois la file qui ne désemplie pas depuis 6h du matin, je ne peux vous décrire ce que je ressens. » Et de se souvenir :  » A l’époque de Ben Ali, les jours d’élections, il n’y avait personne dans les bureaux de vote. Il fallait attendre des heures avant de voir un électeur arriver. C’est un jour très important pour nous et cela la population l’a compris. Même s’il y aura quelques petits soucis, encore une fois, c’est une grande première pour nous, même si on reste dans l’incertitude quant aux résultats, cela reste une grande victoire pour l’ensemble du peuple tunisien. » Au téléphone, on leur signale des tentatives de corruption dans un autre bureau de vote. « On l’a vue tout au long de la campagne, des partis distribuent de l’argent, ils tentent d’acheter les voix des électeurs, c’est quelque chose de très grave mais c’est un début et il y a toujours des manquements. On va essayer de les améliorer à l’avenir. » Et de lancer à son époux : « Hamma, nous sommes au bureau 3. »

« Nous allons continuer le combat, quelque soit le parti au pouvoir, pour les libertés individuelles, pour les droits de l’homme. »

Dans la circonscription de Tunis 2, la liste conduite par Radhia Nasaraoui est face à des adversaires de taille. Les listes du parti islamiste tunisien, Ennahda, de Rached Ghanouchi et du Parti démocrate progressiste (PDP) d’Ahmed Nejib Chebbi en premier lieu. « C’est la circonscription des éléphants », commente un jeune journaliste tunisien faisant allusion à l’âge des leaders des principales formations en compétition. « La circonscription de Tunis 1 est composée à 70% de quartiers populaires où ils ne font pas le poids face à Ennahda, alors beaucoup se sont rabattus sur Tunis 2. » Le PCOT, lui, semble se distinguer pour deux choses : il s’agit d’un des rares partis avec le PDP à avoir placé une femme en tête de liste, et son leader, Hamma Hammami, dispose d’une réelle légitimité auprès de la population pour le combat acharné qu’il a livré du temps de la dictature benaliste. Au même titre que Ghanouchi d’Ennahda. Deux partis que tout oppose : l’un islamiste, l’autre laïc.Un combat que le couple entend continuer de livrer. « Nous allons de toute façon continuer le combat, avertie Radhia Nasraoui, quelque soit le parti au pouvoir, pour les libertés individuelles, pour les droits de l’homme. » Avant cela, il faut voter. Mais arrivé devant le bureau de vote, ni Radhia, ni son époux ne trouvent leur carte nationale d’identité. Sézame indispensable pour s’acquiter de son devoir civique. Retour au domicile au pas de course.

Pour le reste des Tunisiens présents dans les files d’attente de ce bureau de vote, nul n’a oublié son titre d’identité. Ils sont venus en famille, en couple, ou entre amis. Des jeunes, des femmes, des vieillards même. L’un d’eux, qui nécessitera d’être assisté pour aller voter, sera applaudi à sa sorti. « Vous imaginez, c’est la première fois de sa vie qu’il vote. Il aura au moins pu vivre ce jour avant sa mort », se réjouit un jeune homme. Il fait une chaleur étouffante, pourtant, c’est dans le calme, la joie et la bonne humeur que chacun attend son tour. Les heures passent et les files grossissent à vue d’oeil. Nawel, étudiante de 22 ans, large sourire aux lèvres, vient de voter. « Mabrouk (félicitation en arabe), lui lance à sa sortie ses amies. « C’est la première fois pour moi, confie-t-elle. J’avais hâte. Pour moi, venir aujourd’hui, c’était une évidence. Je devais remplir mon devoir de citoyenne pour mon pays, pour notre avenir, celui de nos enfants. » Dans l’isoloir, nul doute pour cette dernière. « Mon choix était fait depuis un moment. J’étais sûr ede moi. » Et sûr du scrutin également. « Non, cette fois nous n’avons aucune crainte. Tout a été sécurisé. Aucune fraude n’est possible. Et quelque soit le résultat, nous le respecterons. Il n’y aura aucun débordement, j’en suis convaincue. » Aucun disfonctionnement n’a été d’ailleurs signalé dans ce bureau. Les observateurs tunisiens et étrangers sont là pour en attester. « Tout se passe très bien depuis ce matin, assure Zineb, jeune observatrice tunisienne, badge autour du cou délivré par l’Isie, l’instance indépendante chargée de l’organisation des élections. Aucun incident n’a été constaté. Il y a quatre à cinq observateurs par bureau. Aucun d’entre eux n’a signalé des tentatives d’infractions. » Et la voici repartie pour un autre bureau de la circonscription. Comme elles, ils sont des milliers d’observateurs mobiles à se déployer dans l’ensemble des lieux de vote du pays, à côté d’autres présents dans les bureaux de leur ouverture jusqu’à la fin du dépouillement et l’annonce des résultats finaux. Des militaires sont également là, en cas d’agitation.

« Quelque soit le résultat, nous le respecterons »

Des femmes se font prendre en photo à l’entrée du bureau. « Nous sommes tous tellement heureux, indique Elias, 39 ans, employé dans une agence bancaire. On ressent une joie immense. Je le suis encore plus quand je vois cette foule qui continue d’arriver. Le message est passé. Tout le monde est venu voter et c’est une grande victoire pour la démocratie tunisienne. Quelque soit les résultats, le grand vainqueur aujourd’hui, c’est le peuple tunisien ! Car quoi qu’il se passe à l’avenir, quel que soit le parti qui va prendre le pouvoir, il ne pourra outrepasser la volonté du peuple qui s’est formidablement mobilisé aujourd’hui. » Radhia Nasraoui est de retour. Avec sa pièce d’identité cette fois. Elle ressort du bureau de vote, la main pleine d’encre bleue. Une encre indélible qui doit éviter que des personnes viennent voter deux fois. « Je m’en suis mise partout » plaisante-t-elle. L’émotion se lie sur son visage. Elle qui a souffert dans sa chair de la dictature, plusieurs fois arrêtée, maltraitée, privée de son époux de longues années durant, elle repart main dans la main avec sa fille. « C’est la première fois qu’elle voit cela. Demain, ce sera au tour de nos enfants de voter. » Et c’est leur victoire. En attendant les résultats définitifs, annoncés dans la soirée, chacun repart chez lui, le coeur léger. La première pierre de la démocratie tunisienne a été posée.

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