Tukkiman : « La musique c’est comme l’amour, ça doit venir du coeur »


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Tukkiman, de son vrai nom Lamin Diao, sort son premier album. Le jeune artiste sénégalais de 37 ans allie aisément sonorités africaines à la pop, ou encore au hip-hop. Dans cet album très éclectique, inclassable, d’une grande maturité musicale, où il chante en wolof et anglais, il évoque les difficultés liées à l’immigration ou encore de notre rapport avec la spiritualité. Tukkiman, qui signifie « voyageur » en wolof, parfaitement en phase avec son temps, propose une musique moderne parfois même un brin futuriste. Une bouffée d’air frais sur la scène musicale africaine. Au son pur. Authentique. Rencontre.

Cheveux tressés, vêtu de façon très décontractée, difficile de se dire que ce jeune homme à la dégaine nonchalante, aux premiers abords, est bien l’homme qui a produit cet album surprenant par sa qualité musicale et sonore. Et pourtant si. Ses conversations sont souvent entrecoupées de rires, révélant un artiste humble, loin de se prendre pour une pop star, plutôt il vit juste de sa passion. Pour autant qu’on ne s’y trompe pas, Tukki, comme le nomment ses proches, est un grand professionnel, minutieux, très rigoureux, qui travaille près de 10 heures par jour pour perfectionner sa musique, toujours à la recherche de l’excellence. Il a en effet passé une partie de sa vie à étudier la musique, dans des livres notamment, pour comprendre tout l’univers qui l’entoure. « J’aime maîtriser ce que je fais », lance-t-il souvent. Pointilleux, il fait tout lui-même : il compose, chante, produit, arrange, sans compter qu’il joue de plusieurs instruments, dont la guitare, la batterie, le djembé…. Il a vu le jour et a grandi au Sénégal dans une famille où il est le seul artiste. Engagé dans des études de droits à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, il finit par laisser tomber et s’envole pour la France où il intègre une école d’ingénierie du son, toujours pour maîtriser au mieux la musique. Mais une fois sur place, la vie est loin d’être rose à Paris. Il cumule les difficultés mais tient bon et monte son propre studio, son rêve de toujours.

Afrik.com : Que représente ce premier album pour vous ? Comment l’avez-vous travaillé ?

Cet album représente six ans de travail. Il parle de mon parcours du combattant depuis que j’ai quitté le Sénégal, en 2006, pour venir m’installer en France, où j’ai vécu beaucoup de difficultés. Dans un de mes titres, We will survive, je parle de la difficulté à avoir des papiers en Occident. Je fais référence à un endroit où on pourrait tous vivre sans limite, sans frontières. Je pense qu’il faut s’ouvrir au monde mais tout en gardant ses racines, c’est mon cas. Même sur la pochette de l’album, on me voit avec une tête de zébu en plein désert. Je fais ainsi référence à ma culture en tant que peuhl.

Vous alliez les sonorités occidentales de la pop, du hip-hop à la musique africaine. Vous avez fait quelque chose d’authentique, qui vous ressemble et vous appartient. Est-ce une volonté d’affirmer votre propre identité musicale ?

Un artiste dot être particulier. Si c’est pour faire comme tout le monde, ce n’est plus de l’art. Je me suis toujours éduqué comme ça en me disant que je devais proposer quelque chose de différent. Si ce n’est pas différent ça ne m’intéresse pas. Je ne vais pas faire ce que Bob Marley a déjà fait. Et je sais que j’ai assez de matières pour faire quelque chose qui m’appartient.

Dans un de vos titres, All I Know, vous intégrez du gospel. Comment cette idée vous est venue ?

J’écoutais aussi beaucoup de gospel étant jeune. Et en général, quand je m’enregistre, je fais des harmonies. A l’époque, j’étais à Chicago, ville du gospel. J’en ai profité pour l’intégrer à une de mes chansons. il y a des voix qu’on a d’ailleurs pas mises car ça partait trop dans le spirituel, et moi je ne voulais pas aller aussi loin. (Rires).

On retrouve aussi du hip-hop dans votre album. Vous chantez et rappez même souvent en wolof d’ailleurs. D’où vous vient cet attrait pour le hip-hop ?

J’aime le hip-hop et le rap. J’ai grandi avec ces musiques. Je trouve ça très beau comme langage. On vit dans une ère et une époque très ouverte musicalement. Il faut en profiter. Je ne suis pas dans le passé. Et je refuse de vivre dans le passé, je n’aime pas ça. Je préfère être en phase avec mon époque pour valoriser ce qu’il y a autour de moi. C’est en voyant la beauté qu’on a autour de soi qu’on peut être utile. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que la musique c’était mieux avant. Les anciens doivent nous laisser vivre notre époque qui contient aussi de belles choses.

Il y a en effet beaucoup d’influences musicales dans cet album. Vous avez visiblement tout mis en œuvre pour qu’on ne puisse pas vous classer dans une catégorie particulière…

C’est aussi dû à mon parcours. Bien que j’ai grandi au Sénégal, on écoutait beaucoup de musique étrangère. Mes grands frères écoutaient Bob Marley, Pink Floyd, … Au Sénégal, on écoute aussi beaucoup de musiques indiennes. Quand tu grandis avec ça, ça fait partie de toi, car tu l’as emmagasiné. Ces musiques de différents horizons deviennent tes repères. Je me suis dit pourquoi rejeter ça. Je peux au contraire m’en inspirer et le rapprocher avec la musique de mon pays. C’est une musique qui est en moi et je ne suis pas le seul de ma génération d’ailleurs à tenter des ouvertures musicales. Aujourd’hui, il y a une diversité musicale énorme. Pour moi, il n’y a pas de frontière dans la musique du moment qu’on arrive à assembler plusieurs sonorités et que les gens aiment. Chaque fois que j’entends de nouvelles sonorités, je suis curieux d’entendre ce que ça peut donner. Je préfère entendre, écouter, sentir et pas me prendre la tête de me dire « comme je suis Africain, donc il me faut forcément une kora ». Il ne faut pas se cloisonner. C’est comme la cuisine, si vous faîtes des cloisons, il y a des saveurs qui vont vous manquer.

On peut toutefois affirmer que la base de votre musique c’est la pop. Pourquoi avoir fait ce choix ?

La pop est une musique universelle. Avec la pop, on peut faire plusieurs mélanges de musique. D’ailleurs, même des artistes africains comme Baba Maal, Youssou Ndour, ou Ismaël Lô ont fait tous de la pop.

Il y a beaucoup de chansons qui font référence à Dieu, dans votre album. Quelle place occupe la spiritualité dans votre vie ?

Le message principal que je délivre dans cet album c’est le partage d’abord et l’écoute des autres. Quand je parle de Dieu, c’est comme des auto-réflexion. En cas de problème, on a la solution nous-mêmes, ou bien c’est Dieu qui nous l’apporte. Ce sont des questions, des réflexions sur chacun de nous. On a chacun une image différente de Dieu. Je pense aussi qu’on a tous de la spiritualité en nous et qu’on la vit tous différemment.

Votre album n’est pas avare en titre. En tout, vous proposez 17 titres ! Ne devrait-on pas plutôt parler de deux albums au lieu d’un ?

(Il rit avant de répondre). C’est drôle parce que hier, lors d’une de mes représentations, quelqu’un m’a fait la même remarque après le concert. Il m’a dit : « Jeune homme, vous nous avez proposé deux albums en fait ». Surtout que j’ai joué les 17 titres de l’album sur scène. Ce n’est pas forcément quelque chose de calculé, ces 17 titres devaient constituer ce premier album, voilà tout.

Cet album vous l’avez réalisé seul, de la composition à la production. Pourquoi ce choix de travailler seul ?

Je n’ai pas tout fait seul, des personnes m’ont aussi prêté main forte. Il est vrai en revanche qu’au début, je travaillais tout seul. Mais au fur et à mesure, je me suis rendu compte que c’était bien d’intégrer d’autres personnes dans le projet, de leur demander leur avis. Parfois, il suffit qu’on vous change une note et ça change tout, votre musique devient nettement meilleure. Il m’arrivait de contacter parfois le guitariste Omar Sow. Il suffisait qu’il change une note dans ma musique et c’est comme si j’avais pris un ascenseur, ça fait du bien. D’autres part, je ne travaille pas toujours seul car d’autres personnes viennent me voir et me proposent de les produire. On apprend de chaque artiste. On apprend à être humble en écoutant ce que les autres font.

Comment est né votre nom d’artiste Tukkiman ?

J’avais commencé à chanter dans un groupe composé d’une Camerounaise, d’un Sénégalais, d’un Français, d’un Marocain. On venait tous d’horizons différents. On s’est dit « on est tous des voyageurs en fait ». Sauf qu’on ne pouvait pas s’appeler « Les voyageurs ». Ça ne sonnait pas bien à l’oreille, ce n’était pas fun. Je leur ai dit il y a un nom en wolof « Tukki » qui veut dire « voyageur » et ça sonnait bien. Tout le monde l’a apprécié. C’est comme ça que Tukkiman est né. Aujourd’hui, les gens m’appellent partout Tukki.

Pourquoi avez-vous décidé de chanter principalement en anglais ?

J’ai vécu aux Etats-Unis avant de venir en France. Et quasiment, toute ma famille vit aux Etats-Unis. J’ai été bercé par la pop anglaise, que j’écoutais beaucoup plus que les chansons françaises. J’écoutais parfois Francis Cabrel, mais je connaissais très peu d’artistes. Ceux qui m’ont inspirés étaient quasiment tous anglophones, comme Tracy Chapmann, U2,Queen, Freddy Mercury, Micheal Jackson… Ce sont ces musiques qu’on mettait dans les clubs et les boîtes de nuit.

Comment ça se passe quand vous composez ?

Je commence toujours par des notes ou par des rythmes. Une fois que j’ai la structure musicale, j’écoute et j’essaie de sortir quelque chose par rapport à ce que j’entends. Ça se passe de façon assez spontanée. Jusqu’à que je trouve un mot ou deux qui sonnent bien avec la musique pour constituer le thème de la chanson. Je n’écris même pas, mais j’entre directement dans la cabine pour chanter et enregistrer.

Vous estimez que « lorsque la musique est trop sérieuse, trop intelligente, elle tue l’émotion ». Que voulez-vous dire par là ?

Ce que je veux dire c’est qu’elle devient froide et trop pensée, surtout quand on essaie vraiment d’écrire en réfléchissant au rythme que la musique va prendre; en se disant je dois faire ceci, faire cela, ou encore il faut que la musique prenne tel tempo pour avoir tel rythme…C’est trop réfléchi et ça prend trop de temps. Pour moi, la musique doit être spontanée. Je parle pour moi, cela ne veut pas dire que j’ai raison. Mais c’est ma vision des choses. Moi je n’écris pas, c’est la musique qui me dicte ce que je dois écrire. En Afrique, quand on voit comment les griots chantent, c’est toujours de façon très spontanée. En vous réveillant parfois le matin, vous entendez des tambours qui grondent, accompagnés des voix puissantes des griots. (Rires). Des personnes se mettent soudainement à sauter et danser rien que de les entendre chanter. Je suis aussi en phase avec ce schéma. Pour moi, la musique c’est comme l’amour, ça doit venir du cœur. Comme l’amour, quand c’est trop réfléchi, ça devient quelque chose de trop réfléchi, qui n’est plus authentique.

Comment s’est déroulée votre arrivée en France Concrètement, quelles sont les difficultés que vous avez vécues ?

Au début, je n’étais pas censé aller en France, mais aux Etats-Unis. Mais en 2001 il y a eu les attentats du 11 septembre donc c’était devenu plus compliqué pour se rendre aux Etats-Unis, où vivait une partie de ma famille dont mes frères. Je me suis alors dit pourquoi pas me rendre en France. Mais quand je suis arrivé, c’était le choc ! J’ai vécu des difficultés avec notamment le renouvellement de mes papiers. L’école en ingénierie du son dans laquelle je me suis inscrite pour perfectionner ce que j’avais déjà appris seul au Sénégal ne me permettait pas d’avoir un titre de séjour. On m’a alors conseillé de m’inscrire à l’université. Je me suis alors inscrit dans une faculté juste pour avoir mes papiers. C’est à ce moment que j’ai écrit We will survive. Ça a été une période très dure. Parfois, je devais me lever à 4h00 du matin pour me rendre à la préfecture et régulariser ma situation. J’ai tenu bon. J’ai enchaîné les petits boulots. Je me suis battu pour avoir mon propre studio, d’autant que dès le départ, c’était mon principal objectif en France. Je me suis acheté mon matériel et j’ai monté le studio chez moi, à Paris.

Vous semblez avoir toujours été attaché à avoir votre propre studio partout où vous allez. Pourquoi c’est si capital pour vous ?

C’est en effet très important pour moi d’avoir mon propre studio. Partout où je vais, j’ai besoin d’avoir mon studio avec moi. Même en ce moment, alors que vous parle, je dois avoir mon studio à côté. (Rires). On ne sait jamais quand les inspirations arrivent, elle peuvent survenir de partout, n’importe où. La preuve We will survive, je l’ai écrite au bureau. Même au bureau, j’avais mon studio. J’avais installé un petit clavier et pendant mes pauses, dès que j’étais seul, je composais quelque chose. J’avais installé tous mes programmes à l’ordinateur, pour cela. Mais je faisais quand-même bien mon travail. (Rires). D’ailleurs, lorsque j’ai décidé de quitter cette entreprise spécialisée en finances, basée dans le 8ème arrondissement de Paris, après y avoir travaillé pendant trois ans, ça a été difficile car je leur apportais beaucoup et ils ne voulaient pas se séparer de moi.

Ce n’était pas risqué d’abandonner votre principale source de revenus ?

Lorsque j’ai décidé de partir de cette entreprise où j’avais de bons revenus, beaucoup m’ont en effet pris pour un fou. On avait pas mal d’avantages, c’est vrai. J’ai eu des instants de doutes d’ailleurs, au moment de partir, car j’étais conscient que j’allais avoir un train de vie différent. Mais dès le début, lorsque j’ai signé mon contrat, je leur avais dis que je ne resterai que trois ans pour pouvoir me consacrer entièrement à la musique. Au début, ils n’y ont pas prêté attention. Ils pensaient que je disais juste cela comme ça et que j’allais finir par revenir sur ma décision. Mais j’avais fait le choix de la musique. La musique demande beaucoup de travail. Il faut travailler 10 heures par jour, de 8h30 à 18h30, comme lorsque vous êtes en entreprise. J’ai alors commencé à repartir régulièrement aux Etats-Unis pour travailler mon projet.

Comment voyez-vous votre avenir dans la musique ?

C’est très difficile de faire de la musique aujourd’hui. Il faut vraiment être fou, passionné ou alors soutenu par beaucoup gens. On ne peut pas faire de la musique seul. Pour le moment, mon avenir est lié à ce premier album. J’ai prévu de faire une tournée en France mais aussi aux Etats-Unis. Je veux donc me consacrer à l’album, le faire connaître en multipliant les concerts. J’aimerai avoir une reconnaissance, être reconnu par mes tiers. J’aimerai représenter la musique africaine et les sans-voix. Si je deviens sucessful, je voudrais aussi aider en Afrique. Il y a un manque de structures en Afrique pour la musique.

Que vous voulez-vous dire par-là ?

Il n’y a pas d’écoles pour apprendre des instruments comme le djembé ou la kora. Parfois, il faut venir en Occident pour apprendre à les jouer. Je trouve cela dommage. Je pense qu’en Afrique, il faudrait plus de considération pour les musiciens. Il n’y a qu’aux Etats-Unis où j’ai constaté que les musiciens étaient très respectés. On trouve toutes sortes de musique là-bas, également de la musique africaine à gogo. Certains musiciens américains font le voyage jusqu’en Afrique pour apprendre à jouer de certains instruments. J’ai pour ambition donc de créer une école de musique en Afrique. Je sais déjà comment sera cette école. Je veux juste avoir les moyens nécessaires pour la concrétiser.

Le clip de Tukkiman, « You reap what you sow (liguey) »

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