Traité de Bengazi : comment l’Italie a oublié le sort des migrants en Libye


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Dans le but de réguler les flux de la migration clandestine, l’Italie a conclu récemment avec la Libye un accord, le traité de Benghazi. S’agit-il d’un accord de bon sens ? Dans cette contribution, Giuliano Luongo, économiste italien à l’Université de Naples Federico II, nous propose des éléments de réponse. L’auteur s’inspire de la théorie des choix publics, selon laquelle les politiques et les bureaucrates instrumentalisent souvent l’intérêt général pour servir leurs propres intérêts. Dans cette perspective, l’auteur explique comment le gouvernement Berlusconi a fait fi des droits des immigrés pour privilégier ses intérêts économiques.

En Italie, la rénovation des accords économiques et politiques avec la Libye par le Traité de Bengazi, censé en partie aborder le problème de l’immigration clandestine, a soulevé la fronde des parlementaires libéraux italiens : ces derniers y voient un accord économique qui favorise seulement les deux chefs d’Etats, au détriment des conditions des migrants venant d’Afrique.

L’Italie joue un rôle important dans le cadre des routes de l’immigration clandestine africaine en Europe car sa position géographique en fait un point d’arrivée idéal. Or, elle pratique un contrôle maritime insuffisant et ses relations politiques avec les pays d’émigration sont instables. En outre, après la fermeture progressive des frontières espagnoles et l’entrée de Malte dans l’Union Européenne, les migrations par la route Libye-Italie ont augmenté. Les italiens se sont trouvés confrontés à une situation problématique sans avoir de bons contacts avec ce principal point de départ d’Afrique. Les relations entre les deux pays sont restées très mauvaises durant la fin XXème siècle, du fait des crimes commis pendant la période coloniale.

Les contacts italo-libyens ont repris en 2003, quand le gouvernement Berlusconi a envoyé moyens et agents pour assister l’activité de contrôle maritime. L’Italie a soutenu la construction de deux camps de détention en Libye pour les migrants irréguliers, mais sans établir des critères qualitatifs pour le traitement des prisonniers – une mauvaise idée dans un pays avec une longue tradition de torture qui n’a jamais signé la Convention sur les Droits des Réfugiés. Et les conséquences se sont très vite révélées. Dans les camps « italiens » en Libye on a assisté à l’application des mêmes habitudes de torture que dans les prisons libyennes : Amnesty International rapporte épisodes de privation de sommeil aux prisonniers, usage de bâtons électrifiés, prisonniers pendus dans leurs cellules. Les autorités italiennes n’ont pris aucune mesure.

En 2007 les deux pays passaient des accords pour une surveillance jointe et la création d’une chaine de commandement unifiée italo-libyenne, mais sous direction libyenne. Cette entente devenait effective en 2008, dans le cadre du Traité de Bengazi. Cet accord, fortement voulu par Berlusconi pour symboliser l’amitié retrouvée entre les deux pays, devait concerner la gestion optimale du problème de l’immigration et des questions économiques.

Le Traité se compose de trois parties. Dans la première, la Libye s’engage à combattre l’immigration vers l’Italie : le Traité fait référence au respect de la Charte ONU et de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. En théorie l’Italie a ouvert la possibilité de forcer la Libye à respecter ces droits. La deuxième partie concerne les réparations que l’Italie doit payer à la Libye pour les dommages de l’occupation : 5 milliards de dollars sur vingt ans à investir dans la construction d’infrastructures. La troisième porte sur un partenariat économique, à concrétiser dans l’investissement de fonds souverains libyens en Italie.

Le Traité s’est concrétisé dans l’entrée en force des libyens dans l’économie italienne. Kadhafi a acheté 4% des actions d’Unicredit (actuellement il détient 7%), en devenant le premier actionnaire de la société, et 1% de la propriété de l’ENI. La direction du groupe Generali a accepté la Libyan Arab Foreign Bank (à coté de Fininvest, société de la famille Berlusconi) dans le conseil d’administration de Capitalia. Des financiers libyens contrôlent le 14,8% du groupe de télécommunications italien Retelit. Lafico possède le 7,5% du football club Juventus : après cet achat, cette société libyenne devient le 5ème investisseur à la bourse de Milan. En contrepartie, l’Italie obtient le prolongement des droits d’extraction de pétrole et de gaz en Libye jusqu’en 2047. Les pétrodollars de Kadhafi ont renforcé largement les différentes activités de la famille Berlusconi.

Et les migrants ? Les épisodes de torture et de brutalité, comme la pratique de jeter les migrants capturés dans le désert pour leur « interdire le retour », ont augmenté. Rien de cela ne semble déranger l’exécutif italien, qui face à chaque accusation d’être complice d’un dictateur inhumain répond en pointant les grands résultats de la lutte contre l’immigration clandestine. Mais ces résultats vont disparaître du fait du manque d’engagement efficace des libyens. Selon des ONGs du secteur, le gouvernement a menti sur les dernières données pour justifier le maintien des accords avec la Libye.

On voit que la stratégie italienne s’est concrétisée seulement dans la construction de relations purement économiques sans véritablement se soucier des migrants. La situation migratoire instable est devenue l’excuse pour construire un accord économique utile seulement aux intérêts de deux politiciens et leurs cercles affairistes. Le gouvernement italien a de même cherché à obtenir une image d’exécutif fort qui sait défendre ses frontières : ce jeu a été utile pour renforcer la position de la droite radicale, mais le problème de la gestion de l’immigration n’a pas été résolu. Les débarquements continuent et l’Italie a affaibli sa position avec les libyens : sa dépendance énergétique et économique est plus grande aujourd’hui, et il lui est ainsi plus difficile de faire pression.

L’Italie doit suivre une stratégie différente pour résoudre le problème immigration : une coopération, non avec les pays de transit, mais les pays sources d’immigration. Soutenir le développement pour réduire l’initiative migratoire, en faisant pression pour que les États africains s’engagent dans la voie de la liberté économique, ce qui créera des perspectives futures positives qui inviteront les natifs d’un pays à y rester. Développement industriel et opérations de réduction de la corruption seront des actions utiles à ce but. Sans oublier que l’Italie doit finir de se rendre complice des politiques inhumaines d’un dictateur qui vise seulement à augmenter son influence sur la Méditerranée et l’Europe.

Par Giuliano Luongo

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