Saartjie Baartman : la « Vénus noire » exhibée


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Saartjie Baartman (Yahima Torrès) et Réaux (Olivier Gourmet)

À l’heure où le gouvernement français durcit son discours et sa politique sur l’immigration et parle de Français « d’origine étrangère », Vénus noire, le quatrième long-métrage du réalisateur Abdellatif Kechiche lance un pavé dans la mare en revisitant l’histoire de la « Venus hottentote », jeune femme sud-africaine exhibée en Europe au début du XIXe siècle, exposée au Musée de l’Homme en France jusqu’en 1976 et inhumée en Afrique du Sud le 9 août 2002. Retour avec l’actrice cubaine Yahima Torrès et le comédien belge Olivier Gourmet sur leur éprouvante expérience cinématographique.

Arrivée en Angleterre accompagnée de son maître Hendrick Caezar (André Jacobs) en 1810, Saartjie Baartman (Yahima Torrès) rêve d’une carrière d’artiste. Mais c’est avec son physique que le cupide Hendrick Caezar, puis le montreur d’ours Réaux (Olivier Gourmet) la feront tristement connaître. Atteinte d’hypertrophie des fesses et pourvue d’organes sexuels protubérants, la jeune femme khoïsan devient l’attraction majeure des bas-fonds de Londres et des salons mondains parisiens, tour à tour encensée et crainte par un public en mal d’exotisme. Ce corps, Saartjie Baartman le soumet à ses imprésarios et au public, elle le refuse aux scientifiques, notamment Georges Cuvier qui aimerait illustrer sa théorie sur la hiérarchie des races, le trahit en subissant les attouchements de libertins excités puis le perd dans la prostitution et la mort, avant de le voir revenir à la vie sous les traits d’un moulage amoureusement peint par Léon de Wailly. Témoignage fort des traitements que les Européens ont fait subir aux peuples colonisés jusqu’aux zoos humains du début du XXe siècle, Vénus Noire est porté par un rythme progressif et transcendant qui n’est pas sans rappeler le final haletant porté par l’actrice Hafsia Herzi dans La Graine et le Mulet. En nous présentant avant tout un personnage dépassé par sa condition de femme, noire et colonisée, Abdellatif Kechiche décrit dans un crescendo fascinant l’ignominie dont la Sud-Africaine sera victime.

Afrik.com : Parlez-nous de votre première rencontre avec Abdellatif Kechiche…

Yahima Torrès : Je marchais dans les rues de Paris, il y a 6 ans et Abdel m’a vu. C’est son assistant qui est venu me parler. Il était en train de faire le casting de La Graine et le mulet. On s’est vu plusieurs fois mais il était pris par son autre film. Quatre ans après, Abdel a fait un grand casting, d’abord aux États-Unis puis en Afrique du Sud et en France mais il était un peu inquiet car il ne trouvait pas la personne qu’il voulait. Lorsqu’il m’a retrouvé, on a démarré les préparations [Yahima a dû se couper les cheveux, prendre 16 kilos et apprendre le chant, les danses tribales et l’Afrikaans] et il a repris le casting pour les autres rôles.

Olivier Gourmet : Je l’ai rencontré dans un café de Belleville parce qu’il me l’a proposé. C’était une rencontre un peu particulière parce qu’Abdel n’est pas une personne qui parle beaucoup. Il est un peu mystérieux, très « taiseux », il aime beaucoup regarder. Moi aussi, je suis un peu comme ça, donc personne n’osait vraiment démarrer la discussion. Ça a duré trois quarts d’heure. En allant un peu plus loin dans l’intimité de chacun – ce que faisait son père, ce que faisait mon père) -, il a fini par me dire : « Je veux faire un film sur la Vénus Hottentote ».

Afrik.com : Quelle a été votre première impression à la lecture du scénario ?

Yahima Torrès : L’histoire est très forte. En le lisant, j’avais pleinement intégré le fait que j’allais interpréter le rôle. Mais Abdel a été très clair dès le début : c’était un rôle difficile, lourd, physique. Quand on lit le scénario et le parcours de cette femme, on est touché.

Olivier Gourmet : J’ai tout de suite reconnu la griffe, l’âme plutôt, d’Abdellatif Kechiche parce qu’il y avait déjà dans le scénario ce qui fait l’essence de son cinéma. C’est-à-dire la répétition qui devient érosion, le lecteur du scénario et le futur spectateur sont ainsi obligés d’être dans l’introspection de ce qu’ils sont en train de voir ou de ce que l’on est en train de leur montrer. C’est un film sur le regard. Et puis il y avait le danger – parce que c’est un film dangereux – sur, justement, ce que l’on montre aujourd’hui. On a des exemples tous les jours avec la téléréalité qui dérape dans tous les sens. Le cinéma et la fiction ne doivent pas être le lieu où tout est permis. Il fallait respecter l’intimité de chacun, particulièrement celle de Yahima qui allait être mise à contribution dans son intimité physique et morale. Nous devions donc être vigilant à ne jamais aller au-delà de ce qu’elle acceptait de faire pour ne pas lui faire subir de viol car il y a des films où l’actrice a été manipulée et s’est sentie violée des années après. C’était le cas de Maria Schneider dans Le Dernier Tango à Paris [de Bernardo Bertolucci, 1972]. Dès la lecture du scénario, on sentait qu’il y avait des scènes qui allaient être violentes pour elle et aussi violentes pour nous parce que ce n’est pas facile de malmener quelqu’un. Ça devient beaucoup plus évident à partir du moment où il y a de la complicité, une connivence et où on a vraiment conscience que tout cela n’est que du cinéma.

Afrik.com : Sur le tournage qui a duré quatre mois durant l’été 2009 en Belgique et en France, comment vous êtes vous nourri mutuellement de la fraîcheur de l’une et de l’expérience de l’autre ?

Yahima Torrès : A Cuba, je faisais du théâtre à l’école. On montait un spectacle par an. Mais je faisais surtout de la danse. Le cinéma, c’est totalement nouveau pour moi. Pendant le tournage, même si les scènes étaient difficiles à faire, je sentais toujours le respect d’Olivier, d’André (Jacobs), de François (Marthouret) dans la scène avec les scientifiques où j’étais toute nue ou encore d’Elina (Löwensohn) dans la scène du bordel. Il y avait tellement de complicité que je n’ai jamais senti de regards déplaisants sur moi.

Olivier Gourmet : On se nourrit forcément au moment du tournage de sa fraîcheur, de sa générosité donc il faut l’écouter, se mettre au diapason et la suivre. Et comme elle le dit, on se nourrissait les uns les autres de notre respect mutuel, de notre bonne humeur et de notre plaisir enfantin de faire des choses parfois… (il rit) des choses en se disant « Bon, allons-y » tout en pensant « Mais, est-ce qu’on ne se laisse tout de même pas emmener un peu trop loin par Abdel ? ». La scène du bordel par exemple, où je n’étais pas et où l’on voit les filles qui s’épilent et tout ça (Yahima et lui éclatent de rire), je sais qu’après elles m’en parlaient en disant « On était tellement à l’aise qu’on s’est permis des choses qu’on n’aurait pas fait d’emblée ».

Afrik.com : Dans la scène du salon libertin, éprouvante à la fois pour les acteurs et pour le spectateur, comment vous êtes-vous aidé ?

Olivier Gourmet : Je dois avouer que c’était à moi d’emmener les choses et à elle de les subir… (il rit, gêné) Ces scènes n’étaient pas écrites, on savait que Yahima démarrait attachée et qu’on devait terminer sur le canapé où l’on dévoilait son sexe. Cette improvisation totale avec les figurants qui sont là, on l’a tournée à trois caméras, à chaque fois 50 minutes (durée des cassettes des caméras HD, ndlr), pendant cinq nuits. C’était compliqué parce que c’est difficile d’interpeller chaque figurant avec un godemichet qui n’était pas prévu. Il fallait oser et y aller. Et en même temps, il fallait que Yahima réponde présente. Car c’est un tournant pour elle dans le film : Sarah [Saartjie fut baptisée Sarah en 1811] va refuser d’aller au-delà de ses limites et Réaux va l’abandonner.Les figurants eux-mêmes étaient réticents parce que ce n’est pas évident, même si c’était un faux sexe, d’aller tout près, de toucher… C’est quand même l’endroit de l’intimité et Abdel me poussait à crier, à exhorter les figurants, à oser, à oublier leur gêne. A un moment donné je n’étais même plus Réaux, j’étais Olivier Gourmet en train de dire aux figurants « Allez ! Allez ! Qu’on en finisse avec cette scène ! J’en peux plus ! » (ils éclatent de rire).

Yahima Torrès : Après ça, quand elle est dans le bordel, c’est la fin de sa carrière d’artiste. Même dans ce spectacle [du salon libertin], elle est encore artiste mais lorsqu’elle va au bout d’elle-même, elle comprend que c’est fini et se laisse mourir.

Afrik.com : Quelle a été votre réaction quand vous avez vu le film pour la première fois à la Mostra de Venise 2010 où il était en compétition ?

Yahima Torrès : Olivier est habitué à se voir à l’écran mais moi… Je savais ce qu’on avait tourné mais à l’écran c’est… (elle rit) C’est autre chose ! Et c’est difficile parce que la première fois que tu le vois, tu te rappelles tout le temps le tournage. Je ne me suis jamais vu à l’écran dans un personnage totalement différent de moi. Il faut garder de la distance. J’ai vu le film cinq fois et à chaque fois je prends davantage de distance en me regardant en tant que Sarah.

Olivier Gourmet : On ne découvre pas le film comme un spectateur vierge puisqu’on a vécu le tournage. On remarque que telle scène a disparu, que telle autre est restée. Il y avait des scènes que j’aimais beaucoup dans le scénario qui n’y sont plus, un personnage sud-africain qui avait plus d’importance que j’aimais bien. On est tout le temps parasité par des petites choses : des souvenirs, des réflexions personnelles sur notre jeu. C’est perturbant mais on ressent, à l’intérieur de la salle, l’intensité de la concentration et de l’effet que le film semble faire sur le spectateur. A Venise, il y a eu un standing ovation pendant dix minutes, c’était émouvant.

Afrik.com : L’histoire de Saartjie Baartman nous renvoie à la relation que les populations colonisatrices ont entretenue avec les peuples colonisés. Selon vous, quel regard porte aujourd’hui les Occidentaux sur les Noirs ?

Yahima Torrès : Il y a encore ce regard de différence. On n’a pas vraiment acquis d’égalité du regard. Je ne parle pas des Blancs par rapport aux Noirs, c’est bien au-delà. La société devient de plus en plus mélangée, donc il ne faut pas juger quelqu’un ou se sentir supérieur par rapport à sa couleur.

Olivier Gourmet : Une grosse majorité a un regard de culpabilité par rapport à tout ce qui s’est passé. Les inégalités s’amenuisent mais cela dépend encore des pays. Aux États-Unis, plus les Noirs prennent du pouvoir, plus les hommes de pouvoir Blancs se sentent lésés et incitent la population à une espèce de racisme, pour préserver leur propre culture plutôt que de la métisser. C’est toujours le même problème : être supérieur, plus puissant. On a encore beaucoup de choses à apprendre les uns par rapport aux autres. C’est normal qu’on ait peur des autres, de ce qui est inconnu, ce n’est pas une tare. Mais après, il faut vaincre et contrer cette peur. Dans mon enfance, mon père me disait « il faut épouser une fille dont, de ta propre maison, tu vois fumer la cheminée ». Ce qui veut dire qu’un mariage se passe mieux si on épouse quelqu’un de sa propre culture parce qu’on a des affinités, des sensibilités communes. Mais on devrait faire fi de ça, se mélanger, se métisser davantage et le jour où l’on sera tout à fait métissé, ces questions ne se poseront plus. Nous sommes une jeune génération par rapport à cela. C’est long, beaucoup de gens ont souffert – plusieurs siècles d’esclavage et de colonisation – mais peut-être qu’il faudra se connaître et s’apprivoiser pendant plusieurs centaines d’années avant que cela n’arrive. C’est un processus naturel violent, dur et pénible qu’il faut essayer d’accélérer au maximum.

Venus Noire d’Abdellatif Kechiche

Avec Yahima Torrès, André Jacobs et Olivier Gourmet

Durée : 2h39 mn

Sortie française le 27 octobre 2010

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La proposition de loi autorisant la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite « Vénus hottentote », à l’Afrique du Sud du 23 janvier 2002.

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