S comme Saisons, le choc thermique


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Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : S comme Saisons. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

S

SAISONS

« Fait pas chaud ce matin! »
« On dirait que le printemps arrive? »
« Vous avez vu tout ce qu’il est tombé comme neige? »
« Ben dites donc, cette chaleur en cette saison, c’est pas normal… »
« Y a plus de saisons! »

Personne n’en parle, mais le premier choc que vit un émigrant n’est pas un choc culturel: c’est un choc thermique. La première sensation qu’un émigrant venu du Sud enregistre en France, parfois dès sa descente de paquebot ou d’avion, c’est le froid, un froid nouveau pour lui* . Et la première adaptation d’un migrant à son nouveau milieu, c’est à son nouveau milieu naturel: le nouvel environnement naturel, le nouveau climat sous lequel il va vivre, les nouvelles saisons qu’il va découvrir.

Rappelez-vous: la première fois que vous êtes allé dans un pays tropical, ou dans le désert du Sahara, n’est-ce pas cette sensation sur votre peau que vous avez ressentie en premier? « Bali, c’est magnifique, mais il fait très humide » ou « le Hoggar c’est beau, mais qu’est-ce qu’il fait chaud! »: l’impression de chaud, froid, sec ou humide sur la peau est souvent la première des « impressions de voyage », et souvent l’une des plus vivaces dans notre mémoire, car ressentie dans notre chair.

En France nous avons donc découvert un climat différent, c’est-à-dire une nature différente, des températures, des ciels, des soleils, des chaleurs, des froids différents. Bien sûr, comme tous les francophones, nous connaissions les saisons d’Europe, par les poésies, les romans, les films, et les chansons. Mais nous n’avions jamais vu, parce que chez nous les arbres ne se dénudent pas en hiver, les feuilles mortes se ramasser à la pelle, nous n’avions jamais vu tomber la neige comme dans la chanson d’Adamo, nous les enfants ne savions pas pourquoi April in Paris était si joli, et nous ne comprenions pas pourquoi au printemps, y a d’la joie, nous qui avions des fleurs dans nos jardins tous les mois de l’année.

Découvrir ces nouvelles saisons, ces nouveaux paysages, ces nouveaux climats, faire cet apprentissage de la nature européenne, fut pour nous une joie. Voir tomber les flocons de neige pour la première fois, voir les forêts d’automne de tous les tons de roux dont nous avions lu tant de descriptions dans nos livres d’école, voir mon beau sapin roi des forêts en sa demeure de neige, de voir les mille fleurs tapissant les prairies au printemps comme dans les dessins animés de Walt Disney, tout cela nous enchanta.

Et pour comprendre notre joie, rappelez-vous, si vous êtes européen, la première fois que vous êtes allé dans le désert, que vous avez baigné parmi les dunes les oasis et les chameaux, ou la première fois que vous avez connu une plage tropicale, mer turquoise sable blanc et palmiers: vos images d’Epinal à vous, votre cinéma à vous, vous les viviez. Nous c’est pareil. Vous dans ces contrées vous étiez Lawrence d’Arabie, Isabelle Eberhardt, Paul Gauguin, Robinson Crusoë, et bien nous, nous devenions Adamo, Un homme et une femme, Martine fait du ski, le Docteur Jivago – nous devenions Européens, en leur demeure.

Par cet apprentissage de ces nouveaux climats, de ces nouvelles sensations, par les nouvelles joies aussi éprouvées à vivre ces saisons qui nous étaient inconnues – faire des bonhommes de neige et des batailles de boules de neige, ramasser des marrons sur les trottoirs en rentrant de l’école et des châtaignes dans les terrains vagues pour les manger, ramasser du muguet dans les sous-bois au printemps, rester veiller tard en été car le ciel reste clair jusqu’à dix heures du soir, par tous ces rites saisonniers, nous devenions, chaque année, un peu plus Français, un peu plus Européens. Exactement comme un Occidental qui, vivant en Afrique ou en Asie depuis longtemps, supporte la chaleur là où ses compatriotes suffoquent, et, par la manière qu’il a de cueillir pour vous une mangue en chemin, de connaître la saison des langoustes dans le coin, ou de vous prévenir que la mousson n’est pas loin, est devenu un peu africain ou asiatique lui aussi.

En même temps que nous apprenions les saisons et le climat de France, il nous a fallu aussi apprendre un autre rite français, lié à toutes les saisons: parler du temps qu’il fait. Car nous avons vite remarqué qu’en France, quels que soit la saison ou le temps, et alors même que le temps occidental est changeant, les gens parlent, chaque jour, malgré tout, du temps qu’il fait. Et que la météo occupe une place importante dans les programmes télé, les journaux, à la radio. Car dans les pays chauds dont nous venions, il n’y avait que deux saisons – l’été et l’hiver, et les choses étaient simples: en été il faisait chaud, en hiver il faisait plus froid. Donc du temps qu’il fait, on ne parlait jamais. Mais en France, ce temps-qu’il-fait occupait une bonne partie des conversations quotidiennes** .

Moi aussi, j’ai appris à parler des saisons, du climat, du temps qu’il fait en France. Mais là où je vois que je ne suis pas française pour ça, c’est que, si la plupart des gens en France – à Paris en tout cas – parlent du temps pour s’en plaindre, moi au contraire je garde mon optimisme méditerranéen: – Il ne fait pas beau? oui il pleut aujourd’hui, mais hier il faisait soleil, ne vous en souvenez-vous pas? – Il fait trop chaud? Mais nous avons attendu l’été si longtemps, rappelez-vous, en mai encore nous avions froid!

Je me suis acclimatée à la France. Mais pas à la manie des Français de maudire le Ciel s’il est trop bleu trop gris trop blanc ou trop pluvieux. Et si je supporte l’hiver, et sais en goûter les joies, mon cœur appartient à l’été, irrémédiablement, ma saison préférée. L’été, ô ma saison natale!

* Voir par exemple les témoignages d’émigrants en France recueillis par Farid Haroud: Premiers jours en France. Mémoire charnelle, brutalité des souvenirs, Autrement, 2005.
** Fernand Braudel explique que la raison en est dans le caractère rural de la France autrefois: de la pluie et du beau temps dépendaient les récoltes, c’est-à-dire l’économie des ménages, et du pays. De là l’habitude – restée ancrée – de parler du temps qu’il fait, dans un climat aussi changeant que celui de la France (L’identité de la France, Flammarion, 2000). J’ai une autre hypothèse: parler du temps qu’il fait permet une entrée en matière « impersonnelle » lors d’un échange verbal entre deux personnes, là où en Orient l’entrée en matière peut d’emblée être personnelle (voir « Discrétion »).

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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