Réponse à « la logique de l’absurde » de Pierre Sané


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L’analyse sur la crise ivoirienne, « La logique de l’absurde ? », de Pierre Sané, ancien Secrétaire général d’Amnesty International, ancien Sous-directeur général de l’UNESCO et président d’Imagine Africa, était publiée hier sur notre site. Elle fait réagir Alexis Dieth, franco-ivoirien, professeur de philosophie à l’Institut de la Francophonie à Vienne, en Autriche.

Commençons notre propos par la mise en évidence d’une colossale incongruité dans cette contribution où Pierre Sané, ancien Secrétaire général d’Amnesty International et ancien Sous-directeur général de l’UNESCO, ne dit aucun mot sur la barbarie sans nom qu’a constitué la semaine dernière le massacre à la mitrailleuse lourde des femmes d’Abobo et le massacre à la roquette anti-char des manifestants par les troupes de mercenaires du président sortant. Ces corps déchiquetés de civils aux mains nues, ces opposants régulièrement tués aux armes de guerres, jetés vivants dans les brasiers, exécutés extra-judiciairement, cette détresse sans nom des civils survivants affamés et menacés quotidiennement de morts hyper violentes par les milices aux ordres d’un pouvoir qui refuse de se soumettre aux verdicts des urnes, cette innommable barbarie laisse de marbre l’ancien secrétaire général d’Amnesty international !

Ce scandaleux silence nous oblige à douter de la sincérité de sa compassion pour le peuple ivoirien qui semble motiver son intervention dans ce journal. Le soupçon qu’il jette sur la représentativité nationale du Président élu par la majorité du peuple ivoirien en révélant perfidement que son beau-fils est le directeur Afrique d’Anthony Ward est censé dévoiler la collusion d’Alassane Ouattara avec le grand capitalisme international. Cette dénonciation, dont l’objectif est de mettre en évidence l’existence d’un conflit d’intérêt au cœur du processus de certification de l’élection présidentielle, vise à décrédibiliser tout le soutien international dont bénéficie le Président élu et à jeter un doute sur l’impartialité de la communauté internationale. Le soupçon doit pour cela être porté ad nauseam sur le processus de certification de l’élection présidentielle en recourant à l’argument du doute cartésien invoqué comme critère ultime de la rationalité de tout jugement et de toute décision humaine. « De la certification par le Représentant spécial du secrétaire général des Nations unies ? s’interroge Mr Sané. Sa précipitation et le non-respect des procédures ont malheureusement entaché sa certification. D’où un doute légitime dans l’esprit de beaucoup. Tant qu’un doute nous habite, un seul doute, il serait ignominieux de laisser un pays frère se faire « étouffer ». Cette rationalité du doute est censée faire émerger toute l’absurdité irrationnelle qui a commandé toutes les décisions d’une communauté internationale partiale. Cette absurdité irrationnelle de la communauté internationale trouve son sommet dans la décision monstrueuse qui conclut le drame provoqué par l’étranger selon Pierre Sané. La communauté internationale veut étouffer « un pays frère ». Contre ce crime, il en appelle à l’intervention de juristes qui devraient introduire des recours juridiques afin d’annuler les sanctions et traîner les pays européens, le Canada et les Etats-Unis devant les tribunaux. Le président élu devra lui-même être aussi juridiquement poursuivi en tant que auteur indirect de la persécution du peuple ivoirien. Car selon Mr Pierre Sané, ces sanctions qui touchent des individus et des sociétés ivoiriennes sont fondées sur « le refus de reconnaître le président soit disant « élu » et de se mettre à son service » !

Mr Pierre Sané, l’ex Secrétaire général d’Amnesty International, réclame le tribunal pour la communauté internationale qui cherche à obtenir, par diverses médiations, le respect du verdict des urnes alors qu’il se tait sur la violation massive des droits de l’homme et l’ignominie morale et juridique absolue que constitue le massacre des femmes d’Abobo ! Il faut avouer que cette indignation sélective de l’ex- Secrétaire général d’Amnesty International et ancien Sous-directeur général de l’UNESCO, qui ne dit aucun mot sur les massacres des femmes d’Abobo par les sbires du dictateur ivoirien et les tueries massives qui se déroulent chaque jour en Côte d’Ivoire sous son instigation, est scandaleuse ! L’argument selon lequel le peuple ivoirien serait affamé par des sanctions absurdes, selon l’ex-secrétaire d’Amnesty qui ne dit étrangement aucun mot sur l’assassinat quotidien des populations par les milices et forces armées du président sortant, qui n’éprouve aucune compassion pour le peuple martyrisé des déplacés de guerre, est en fait destiné à concrétiser la vérité de la théorie du complot international, de l’agression du capitalisme contre la souveraineté ivoirienne. Pour finir, Mr Pierre Sané va porter l’estocade à la France dont les interventions et le soutien déclaré au Président élu cautionnent son statut de candidat de l’étranger au service du néocolonialisme. Finissant ainsi de jeter le soupçon sur la totalité du processus électoral ivoirien, aussi bien que sur la solution ultime que constitue le recours à la force légitime, il prône un recomptage des voix et une reprise des élections !

Un anticolonialisme d’opérette dépassé

La dénonciation de la logique de l’absurde dans la démarche de la communauté internationale, dont Mr Sané se fait le héraut, est l’action politique et idéologique d’un intellectuel organique qui travaille pour une dictature ethno-coloniale et qui est donc aveugle à l’imposture qu’il sert. Elle est la logique subjective et idéologique d’un anticolonialisme d’opérette dépassé dont les animateurs sont en vérité, les intellectuels organiques -au sens que Gramsci donne à ce terme – de la domination de classe qu’exercent des dictatures africaines et leurs chefs sur les peuples africains. Selon Gramsci, « chaque groupe social naissant sur le terrain originel d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine social et politique » cf Gli intellectuali et l’organizzazione della cultura T. 2 p 6 (Einaudi). Ces intellectuels que le nouveau système crée pour asseoir sa domination sont ce qu’on appelle les intellectuels organiques. A la différence de l’intellectuel traditionnel qui représente les anciennes couches sociales dominantes, l’intellectuel organique est crée par le nouveau système économico-politique, pour assurer sa cohésion et son idéologie. Il est l’idéologue qui se charge de formuler intellectuellement la domination de classe, de la nouvelle classe dominante, en lui donnant les apparences de l’objectivité d’un discours scientifique neutre.

Schématiquement, l’on pourrait désigner comme intellectuels traditionnels les intellectuels de la décolonisation tels Mongo Beti, Bernard Dadié, Olympe Beli-Quénum, Sembène Ousmane, Chinua Achebé. Tandis que Pierre Sané, pour ne citer que lui, pourrait être désigné comme un intellectuel organique. De fait, les dictatures ethno-coloniales qui naîtront sur les décombres de la décolonisation donneront naissance à des intellectuels organiques d’un type nouveau dont la tâche sera d’asseoir intellectuellement la domination des nouvelles classes dominantes, prétendument révolutionnaires, au pouvoir en Afrique. Sous cet éclairage, l’anticolonialisme et le panafricanisme des intellectuels apparaissent clairement comme étant des productions idéologiques relevant de la sphère des superstructures, devenant alors des idéologies de légitimation et ne pouvant prétendre à l’objectivité. L’objectif politique de ces discours idéologiques est de générer une fausse conscience et de tromper les peuples africains, en dissimulant la source endogène de la domination de classe qu’ils subissent. Au service des dictatures ethno-coloniales africaines, le rôle idéologique et politique des intellectuels organiques, que sont les soit disant anticolonialistes et panafricanistes, est d’assurer la perpétuation de la domination de classe qu’exercent ces dictatures dans les Etats africains. Ils s’appuient pour cela bien souvent sur l’argument de la souveraineté nationale et du respect sacré des constitutions, fussent-elles manipulées, pour donner un fondement juridique aux spoliations et aux usurpations politiques et électorales ! Fiers de leurs savoirs et de leurs technicités, prétendant incarner l’objectivité scientifique et prétendant défendre l’intérêt général de l’Afrique, ils défendent en fait âprement leurs privilèges personnels et jouent un rôle de frein en retardant l’évolution des peuples. Est-ce un hasard si Monsieur Pierre Sané n’a aucun mot de compassion pour les populations ivoiriennes et libyennes qui souffrent et meurent au quotidien en Côte d’Ivoire et en Libye sous les tirs des mitrailleuses et des chars des dictatures ethno-coloniales et tribales qui y règnent ? En disant, sous le mode de l’ironie, que les chefs d’Etat africains n’aiment pas les rebelles pour tourner en dérision la décision «absurde » de confier à l’UA la tâche de proposer une solution contraignante de sortie de crise, Mr Sané dévoile l’impensé qui structure sa dénonciation de la logique de l’absurde. Les dictatures ethno-coloniales africaines, dont il est l’un des intellectuels organiques, ont la rébellion en horreur parce que la révolte populaire est leur talon d’Achille. Que, de l’Antiquité jusqu’à Camus en passant par Marx, la rébellion et la révolte populaires aient été perçues comme des recours légitimes ultimes pour renverser l’oppression des tyrannies et des dictatures, ne semble pas interpeller Mr Pierre Sané qui trouve, l’exclusion de l’intervention armée extérieure, le scénario du pire, comme étant selon lui la seule décision raisonnable de la communauté internationale. Dans ce jugement, il faut en fait voir la préoccupation stratégique d’un intellectuel organique en service commandé qui décrédibilise toutes les solutions susceptibles de provoquer la destruction d’un système d’
infrastructures et de superstructures dialectiquement dépassé et de susciter la révolution nécessaire à l’évolution des peuples.

En ce moment d’indicibles souffrances et de meurtre en Côte d’Ivoire comme en Libye, la dénonciation morale du silence ou des prises de position scandaleuses des anticolonialistes et panafricanistes est insuffisante. Il est nécessaire de dévoiler leur complicité structurelle avec les divers systèmes d’oppression et d’aliénation économico-politiques africains dont ils cautionnent et légitiment la prédation. Ils travaillent structurellement à la pérennisation des systèmes endogènes africains de domination dont ils sont les fonctionnaires. Le panafricanisme et l’anticolonialisme des intellectuels organiques est contre-révolutionnaire. Une révolution africaine doit, pour pouvoir voir le jour, passer nécessairement par la destruction théorique de l’anticolonialisme et du panafricanisme des intellectuels, en tant que superstructures de la domination des dictatures ethno-coloniales africaines.

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