RDC : interdiction du film « L’affaire Chebeya, un crime d’Etat ? »


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Manifestation en RDC
Manifestation en RDC

L’initiative du ministre congolais de la Justice d’interdire la diffusion du film sur la mort du très populaire militant des droits de l’Homme, Floribert Chebeya est vivement critiquée par les médias et les associations de droits de l’Homme, en RDC et à l’étranger.

M. Chebeya, connu pour ses critiques acerbes à l’égard des différents gouvernements congolais, avait été retrouvé mort le 2 juin 2010 dans sa voiture, aux confins de la capitale Khinshasa. Après plusieurs enquêtes contradictoires et floues, cette affaire est aujourd’hui qualifiée de « crime d’Etat ».

C’est dans une correspondance du 27 mars, adressée au Président de la Commission nationale de la censure, que le ministre congolais de la Justice, le professeur Luzolo Bambi, a laissé entendre que le film « L’affaire Chebeya, un crime d’Etat », dont la sortie est prévue le 10 juillet, n’allait finalement pas être diffusé sur tout le territoire. « C’est en raison des allégations fallacieuses et tendancieuses de certaines séquences dudit film contre la personne du Chef de l’Etat, Président de la République, que je vous enjoins de ne pas autoriser la diffusion de ce film sur l’ensemble du territoire de la République Démocratique du Congo », a écrit M. Luzolo. Il a ensuite indiqué que la diffusion de ce film ne sera autorisée que « lorsque le réalisateur belge Thierry Michel aura tenu compte de ses observations formulées à Genève tant sur l’intitulé du film que sur la méprise sur le Chef de l’Etat ». Il a finalement rappelé l’« inviolabilité » et l’« intouchabilité » de la personne du Chef de l’Etat, « le garant de la Constitution (…) qui a démontré sa volonté manifeste de lutter contre l’impunité dans ce dossier en prenant le premier des mesures administratives afin de permettre à la justice de mener ses enquêtes en toute indépendance ».

La tonalité, le style et le fond du discours du ministre ne sont pas sans rappeler des régimes autocratiques ou totalitaires dans lesquels la glorification du chef de l’Etat est de mise. D’ailleurs, dans sa chronique du 6 avril 2012, le quotidien indépendant congolais Le phare, dans une revue de presse du site « Unenouvelleafrique« , pour réagir à la lettre du ministre, parle de « belle rhétorique qui, malheureusement, rappelle la triste période du MPR-parti Etat et des régimes communistes de style stalinien où le guide suprême de la Révolution était considéré comme un demi dieu et que personne ne pouvait critiquer sans l’autorisation du Comité Central du parti ».

L’organisation africaine de défense et de promotion de la liberté de la presse, « Journaliste en danger » (JED), estime que « quels que soient les reproches que l’on peut faire à ce documentaire, rien ne peut justifier une censure a posteriori de ce document alors qu’il fait l’objet de larges diffusions suivies des débats contradictoires dans des médias et salles publiques à l’extérieur du pays ». Avant d’enjoindre les autorités congolaises à « faire preuve de tolérance et d’esprit démocratique en favorisant plutôt, et en interne en RD Congo, un débat public autour des questions controversées soulevées par ce film », en prenant surtout en compte « la vive émotion qui avait suivi l’assassinat de ce défenseur des droits de l’Homme, et des réactions diverses suscitées par la sortie de ce film documentaire ».

« Il faut que l’impunité soit combattue par le gouvernement congolais en mettant fin au régime des Intouchables en RD Congo! »

L’ « affaire Chebeya » n’a pas encore fini de faire parler d’elle. Les citoyens congolais et la communauté internationale sont aujourd’hui indignés que le régime de Kinshasa ait pu orchestrer ce crime atroce, ou, tout du moins, qu’il ne se soit pas suffisamment engagé pour que justice soit faite. En effet, à plusieurs reprises les audiences du procès de l’affaire ont été reportées. Le verdict avait finalement été rendu le 23 juin 2011, mais l’ONG que présidait Chebeya, la « Voix des Sans-Voix » (VSV) s’était dite consternée considérant que « le suspect numéro un de l’affaire courrait encore ». Le 28 juin, VSV s’était donc portée partie civile, accompagnée de beaucoup d’autres associations et groupes de défense des droits de l’Homme en RDC et à travers le monde, pour interjeter appel. Ainsi, Rostin Manketa, secrétaire exécutif adjoint de VSV s’était indigné sur les ondes de Rfi, en disant qu’ « il faut que l’impunité soit combattue par le gouvernement congolais en mettant fin au régime des Intouchables en RD Congo! ».

Mais à l’heure qu’il est, près de dix mois après cet appel, la Haute Cour militaire n’a toujours pas fixé de date pour le début de nouvelles audiences. Et ce lundi, dans une déclaration conjointe en RDC, plusieurs ONG réitéraient encore leur exaspération : « Nous, Organisations Non Gouvernementales de Promotion et Défense des Droits de l’Homme (ONGDH) réunies ce lundi 9 avril 2012 au siège de la Voix des sans Voix pour les droits de l’homme (VSV), condamnons et dénonçons fermement la mesure portant interdiction de diffusion, sur l’ensemble du territoire de la RD Congo, du film « L’affaire Chebeya, un crime d’Etat ? » réalisé par le journaliste cinéaste Thierry Michel, prise par le ministre de la Justice et des Droits Humains, monsieur Luzolo Bambi Lessa, dans sa lettre numéro 410/JPM 0241/DA/CAB/MIN/J&DH/2012 du 27 mars 2012 adressée au Président de la Commission Nationale de Censure ».

M. Chebya, réputé pour n’avoir jamais rendu la vie facile aux gouvernements de Kinshasa quels qu’ils soient, par sa virulence et son intransigeance, avait trouvé la mort le matin du mercredi 2 juin 2010 dans sa voiture, aux confins de la capitale, Khinshasa. Le corps de son chauffeur, Fidèle Bazana, également assassiné n’a jusqu’à ce jour pas été retrouvé. Après plusieurs enquêtes contradictoires et floues, des arrestations et des poursuites injustes et aléatoires, cette affaire a pris une tournure politique qui ne dit pas son nom et pourrait bien être qualifiée d’« affaire d’Etat ».

« Un homme qui n’est d’aucune caste, un vrai défenseur des droits de l’Homme jusqu’au bout »

« L’affaire Chebeya, un crime d’Etat ? » est une œuvre du cinéaste et réalisateur belge Thierry Michel, fin connaisseur du sol congolais, après y avoir réalisé plusieurs films comme « Mobutu, roi du Zaire » ou « Katanga Business », pour ne citer que ces deux-là. Le cinéaste a donc voulu, à travers ce film, qu’il qualifie lui-même d’« émotionnel » et d’« instinctif», exprimer son bouleversement personnel vis–à-vis de multiples assassinats de journalistes et de militants des droits de l’Homme dans ce grand pays du Bassin Congo, en proie à un climat politique chaotique et quasi terrifiant depuis plus de deux décennies.

Son film est normalement de fiction car le procès qu’il essaye de mettre en exergue n’a pas encore eu lieu, mais en vérité Thierry Michel « n’a pas besoin de la fiction en RDC, la réalité lui suffit », peut-on lire dans une tribune accordée au quotidien belge Le soir. Il indique, pour ce film en particulier, qu’il « n’a pas rédigé de scénario, n’a fait ni dossier préliminaire, ni repérage, il n’a pas choisi de personnage principal et n’a tracé aucune intrigue. Il s’est simplement, comme des millions de Congolais, laissé immerger dans une histoire bouleversante ».

Thierry Michel a salué la mémoire de Floribert Chebeya qu’il considère comme « un homme qui n’est d’aucune caste, un vrai défenseur des droits de l’Homme jusqu’au bout ». Le réalisateur continue donc à décrier son meurtre, selon lui, « maquillé en sordide crime sexuel ». Il a également voulu, dans son film, rendre hommage à l’intransigeance de Floribert Chebeya face aux politiciens congolais de tous bords. Il rappelle ainsi d’une part sa mission de dénonciateur des méfaits des gouvernements qui se sont succédés à Kinshasa depuis l’indépendance, et d’autre part sa mission de défenseur des droits des opprimés, des démunis et surtout des innocents. Il met aussi en évidence le côté tenace et dérangeant de Chebeya, son insensibilité à toute notion d’opportunité ou d’opportunisme.

Un « gêneur professionnel » pour tous les régimes de Kinshasa

Sous l’ère Mobutu par exemple, Chebeya fut connu pour avoir « collationné » et « dénoncé » les ignominies des Hiboux, les hommes de main du régime. Il dénoncera également sans crainte aucune tous les mauvais comportements des soi-disant « libérateurs » avec l’arrivée de Laurent Désiré Kabila. Il s’insurgera de vive force contre le recrutement d’enfants-soldats ou contre les mauvais traitements infligés aux détracteurs du régime, détenus dans des prisons insalubres et inhumaines ou encore contre les massacres qui ont pu avoir lieu dans l’est du pays. Chebeya fut selon Thierry Michel un « gêneur professionnel » pour tous les régimes de Kinshasa, quels qu’ils soient.

Ainsi, le refus du gouvernement d’autoriser une enquête internationale en 2010, le refus de donner suite à la plainte de la veuve Chebeya contre le général John Numbi, qui est le potentiel « suspect numéro un » de cette affaire, la lenteur concernant l’examen de l’affaire en appel à la Haute Cour Militaire depuis presque un an et l’interdiction de la diffusion du film en RDC fin mars, soulignent résolument et sans aucun détour la volonté des autorités congolaises d’étouffer l’enquête.

« Dans le Panthéon des héros du Congo »

Thierry Michel se veut confiant et croit en une possible justice équitable et digne de ce nom en RDC. Il souhaite la tenue d’un vrai procès des meurtres Chebeya et Bezana, encore en attente, mais la censure de cette « fiction », qui aurait en quelque sorte pu tracer les prémices du procès ou en inspirer les uns et les autres, vient plus que jamais sonner le glas sur l’espoir des millions de Congolaises et de Congolais qui dure déjà près de deux ans, afin que justice soit enfin faite sur l’affaire Chebeya et rien que justice.

Néanmoins, quelles que soient les décisions ou rebondissements que cette affaire subira dans les semaines ou mois à venir, un pari a déjà été réussi par Thierry Michel pour Chebeya, celui de « pérenniser le souvenir » de ce dernier et de lui « donner pour toujours la stature qu’il mérite, celle d’un héros à la stature modeste, à l’efficacité redoutable. Un homme dont le nom s’inscrit dans le Panthéon des héros du Congo».

Lire aussi : RDC : pourquoi Floribert Chebeya a-t-il été assassiné ?

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