
Entre 1960 et 1982, plus de 66 000 Marocains ont été recrutés pour travailler dans les mines du Nord-Pas-de-Calais, devenant les acteurs invisibles d’une page essentielle de l’histoire industrielle française. Hassan Bentaleb lève le voile sur cette immigration organisée et ses conséquences humaines dans une enquête minutieuse qui redonne dignité et mémoire à ces hommes longtemps restés dans l’ombre des galeries.
Une décennie d’enquête pour révéler l’indicible
Il aura fallu plus d’une décennie d’enquête pour qu’Hassan Bentaleb extirpe des galeries de l’oubli la destinée des 66 000 mineurs marocains recrutés dans le Sud du royaume entre 1960 et 1982, puis envoyés au fond des puits du Nord–Pas-de-Calais sous la férule du sergent-recruteur Félix Mora. Cette immigration massive s’inscrivait dans le cadre d’accords bilatéraux franco-marocains, signés en 1963, qui succédaient aux précédentes vagues d’immigration polonaise, italienne et algérienne dans les bassins miniers français.
Son livre-enquête, Le charbon de toutes les misères, donne enfin visage, voix et mémoire à ces hommes « On ne nous a pas embauchés, on nous a extraits. Comme le charbon. », selon le mot d’un ancien mineur. L’ouvrage raconte une forme d’esclavagisme moderne, tressé d’humiliations administratives, de silicoses précoces et de luttes collectives.
Une épopée migratoire orchestrée au cordeau
Recrutés à même les villages amazighs du Souss, soumis à une sélection médicale souvent brutale où seuls 25% des candidats étaient retenus, les futurs mineurs signaient pour dix-huit mois… et restaient parfois toute une vie, logés dans les corons, astreints à l’abattage de 1 200 tonnes de charbon par an pour espérer renouveler leur contrat. Les chiffres sont éloquents : entre 1970 et 1975, le rendement d’un mineur marocain était supérieur de 18% à la moyenne des autres nationalités, pour un salaire généralement inférieur de 10 à 15%.
À travers les archives d’entreprise, les registres consulaires et de longs entretiens dans les cités minières françaises ou les campagnes marocaines, Bentaleb reconstitue le « chaînon manquant » d’une histoire industrielle trop longtemps narrée seulement du point de vue hexagonal. Il révèle notamment que les Houillères du Bassin Nord-Pas-de-Calais (HBNPC) versaient une commission de 45 francs (environ 75 euros actuels) par homme recruté au bureau de l’emploi marocain, transformant de fait ces travailleurs en marchandise.
Quand la justice rallume la lampe frontale de la mémoire
Le récit culmine avec la décision historique du 31 mars 2011, lorsque la cour d’appel de Douai condamne l’Agence Nationale pour la Garantie des Droits des Mineurs (ANGDM) à verser 40 000 € à dix anciens mineurs marocains, sanctionnant des décennies de discrimination dans l’accès au logement et au chauffage. Cette victoire judiciaire, arrachée après plus de 20 ans de procédures initiées dès 1989, devient chez Bentaleb le symbole d’une réparation toujours inachevée : que vaut un chèque lorsque les bronches cicatrisent mal et que les maisons bradées ont doublé de prix ?
Les statistiques médicales sont accablantes : en 2010, on estimait que plus de 50% des mineurs marocains souffraient de silicose, cette maladie pulmonaire irréversible causée par l’inhalation prolongée de poussières de silice. Pourtant, nombre d’entre eux ont dû batailler pendant des années pour faire reconnaître leur maladie professionnelle.
Un plaidoyer pour aujourd’hui
Bentaleb exhume le passé et questionne le présent. Que disent ces trajectoires de travailleurs déracinés de nos débats contemporains sur les frontières, les statuts sociaux ou la « réparation » des injustices post-coloniales ? L’auteur tisse des parallèles entre la main-d’œuvre sous-qualifiée d’hier et la précarité des plateformes ou des entrepôts d’aujourd’hui, soulignant une continuité des rapports d’inégalité qui traverse les époques.
Cette analyse résonne particulièrement quand on sait que les enfants des mineurs marocains ont connu un taux de chômage atteignant jusqu’à 40% dans certaines cités minières après les fermetures des années 1980-1990, perpétuant une forme d’exclusion sociale transgénérationnelle.
Une écriture à hauteur d’homme
Porté par une prose sobre, nourrie d’images saisies in situ et de fragments d’entretiens, Le charbon de toutes les misères oscille entre la rigueur de la recherche universitaire et la tension narrative du grand reportage. Les chapitres alternent croquis de villages du Souss, plongées dans les archives des Houillères et portraits émouvants d’ouvriers dont la lampe frontale éclaire autant les galeries que la dignité.

« Nous étions les bras, pas les visages. La France voulait notre force, pas notre histoire. » Une formule qui résume à elle seule tout le paradoxe de cette immigration économique organisée.
Pourquoi ce livre compte
À l’heure où la France de Bruno Retailleau remet en cause sa population issue du Maghreb, il est important qu’elle redécouvre la part immigrée de son histoire industrielle. L’ouvrage de Bentaleb réinscrit les mineurs marocains dans le récit national, montre l’envers d’une prospérité fondée sur la sueur étrangère. Alors que les derniers témoins disparaissent peu à peu – on estime qu’il ne reste aujourd’hui qu’environ 5 000 anciens mineurs marocains encore en vie – ce livre constitue un précieux devoir de mémoire, mais aussi un miroir tendu à notre société contemporaine et à ses pratiques migratoires actuelles.