Patrick Chamoiseau ou le diagnostic de la colonisation moderne


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Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, de pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ?
Comment écrire, dominé ? Dans son livre « Ecrire en pays dominé », l’écrivain Patrick Chamoiseau délivre un diagnostic impitoyable de l’aliénation coloniale actuelle… Mais son analyse vaut peut-être désormais pour toutes les nations du mode.

On ne peut pas mieux dire que l’écrivain, mieux décrire la colonisation de l’esprit par la langue, l’histoire, l’imaginaire, la morale, la religion, l’ensemble des représentations. Dans son livre « Ecrire en pays dominé », Patrick Chamoiseau se livre à un exercice d’auto-analyse prodigieux, dans une forme à la fois radicalement originale, où dialoguent mémoire personnelle, personnage historique référent, mais aussi pléthore de références littéraires qui habillent l’intelligence de l’auteur et lui fournissent, de manière allusive, au fil de son parcours, des clefs partielles et des armes nouvelles.

« Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, de pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ?
Comment écrire, dominé ?

Qu’ont, littératures, prévu pour toi ? Qu’ont-elles sédimenté au fil du temps pour toi qui suffoques sous cette modernité coloniale ? Ho, tu n’affrontes pas d’ethnies élues, pas de murs, pas d’armée qui damne tes trottoirs, pas de haine purificatrice… Tu n’es pas de ceux qui peuvent dresser des cartes de goulags, ou mener discours sur les génocides, les massacres, les dictateurs féroces. Tu ne peux pas dérire des errances de pouvoir dans des palais stupéfiés, ni tenir mémoire des horreurs d’une solution finale. Autour de ta plume, aucun spectre de censure ni de fil barbelé. Tout cela –domination brutale- est déjà d’un autre âge, même si de par le monde tu en perçois les soubresauts épouvantables, les futurs anachroniques, qu’affrontent encore, ô frères, des milliers d’écrivains… »

La nouveauté des processus de domination moderne auxquels les Antilles françaises sont soumises tient à leurs formes pacifiques : à l’oppression militaire et violente a succédé la subvention, à la contrainte du travail forcé la nécessité de résorber le chômage, à l’insupportable absence de droits, la prodigalité des droits qui définissaient l’autre. Rome n’a jamais mieux colonisé qu’en accordant la nationalité romaine aux provinces, faisant d’elles les servantes zélées de l’Empire…

« …Car l’âge d’à-présent –le tien où nulle balle n’est utile- est à venir pour tous : il est celui du chant dominateur qui te déforme l’esprit jusqu’à faire de toi-même ton geôlier attitré, de ton imagination ta propre marâtre, de ton mental ton propre dealer, de ton imaginaire la source même d’un mimétisme stérile : ton âge est celui d’une domination devenue silencieuse.

Ainsi, pauvre scribe, Marqueur de paroles en ce pays brisé, tu n’affrontes qu’une mise sous assistances et subventions. Tu croules sous le déversement massif, quotidien, d’une manière d’être idéalisée, qui démantèle la tienne. Tes martyrs sont indiscernables, les attentats que tu subis n’émeuvent même pas les merles endémiques, tes héros n’atteignent pas le socle des statues et leur opaque. Ton pays, ce peuple, toi-même, ses écrivains et ses poètes, dans les opulences célébrées, sans une larme ou un grincement de dents, allez en usure fine, en usure fine.

L’unique hurlement est en toi.

Un cri fixe qui te pourfend chaque jour : il s’oppose à ces radios, à ces télévisions, à ces emprises publicitaires, à ces prétendues informations, à ce monologue d’images occidentales fascinantes ; il refuse cette aliénation active au Développement dans laquelle les tiens ne sentent même plus que leur génie intime est congédié. «  

La force du livre de Patrick Chamoiseau est qu’il propose ensuite d’entrer dans le déroulement intime de la formation de son propre esprit, décrivant le cheminement de l’autre en lui, les étapes de sa révolte mais aussi l’échec d’une résistance qui pour l’essentiel se passe dans la langue et les valeurs du colonisateur.

Et au-delà de la prise de conscience du mécanisme d’aliénation qui est ici encore mieux décortiqué qu’il l’a pu être par l’analyse rationnelle et pragmatique d’un Frantz Fanon, la leçon de cette oeuvre majeure est l’interrogation brutale qu’il nous renvoie…

Les mêmes mécanismes de domination douce ne sont-ils pas en jeu, mondialement, via une prise de contrôle des imaginaires par les médias numériques ? Et nos esprits africains ne sont-ils pas en ce moment même victimes d’une telle expropriation de leur souveraineté?

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