
Pendant plus de vingt ans, près de 66 000 Marocains ont descendu les galeries du Nord-Pas-de-Calais, sans jamais accéder à la pleine lumière du récit national. Dans Le charbon de toutes les misères, fruit de dix années de recherche, le journaliste Hassan Bentaleb exhume leurs trajectoires, leurs combats et les silences qui les ont ensevelis. Rencontre avec un auteur qui, en revisitant cette page d’histoire industrielle, interroge aussi nos aveuglements contemporains.
Ils s’appelaient Ahmed, Abdelkader ou Mohamed. Ils venaient du Souss marocain, passaient un examen médical expéditif, signaient pour dix-huit mois et restaient souvent toute une vie, coincés entre les corons du Nord et les souvenirs de leurs montagnes. Ces hommes étaient payés moins que leurs compagnons polonais ou français, mais produisaient davantage. Lorsqu’ils relevaient la tête, c’était pour aspirer un souffle chargé de silice qui, des décennies plus tard, les étoufferait encore.
Hassan Bentaleb aurait pu se satisfaire de cette histoire déjà connue des spécialistes ; il a pourtant rouvert les dossiers, parcouru les registres consulaires, aligné des centaines d’heures d’entretiens et confronté les mythes villageois à la rudesse des chiffres. Son livre, Le charbon de toutes les misères, replace au centre du récit ces 66 000 bras sans visages, mais aussi les résistances collectives, les procès interminables, les silences administratifs et la silicose qui ronge les survivants.
Pourquoi cette mobilisation de dix années ? À quels obstacles se heurte encore la recherche quand il s’agit de travailleurs immigrés d’origine post-coloniale ? Et surtout, que nous dit cette page tragique sur l’ubérisation contemporaine, où d’autres corps – souvent issus de l’immigration – continuent d’être consommés puis invisibilisés ? Dans cet entretien, Hassan Bentaleb raconte la rencontre fortuite qui l’a lancé sur cette piste, le déficit d’archives officielles qu’il a dû contourner, la lenteur d’une justice qui tarde à reconnaître les préjudices, et le miroir tendu aux plateformes de livraison d’aujourd’hui.
À travers ses mots, la lampe frontale des anciens mineurs éclaire autant les boyaux du passé que les angles morts du présent.
Afrik.com : Vous expliquez que tout est parti d’une rencontre fortuite en 2011 ; quel a été le déclencheur intime qui vous a fait comprendre que cette histoire méritait un livre ?
Hassan Bentaleb : Tout a commencé lors d’un voyage de presse dans le sud du Maroc. C’est là que j’ai pris la mesure de la persistance du mythe autour de Félix Mora (l’ancien officier français chargé de recruter les mineurs marocains). Encore aujourd’hui, son nom est évoqué avec une étonnante ferveur, y compris par les jeunes générations qui ne l’ont jamais connu. Beaucoup le perçoivent comme une sorte de Messie, celui qui aurait sorti la région de la pauvreté et de la précarité, en ouvrant les portes de la migration vers la France.
Mais cette histoire, que l’on raconte parfois avec nostalgie, est aussi traversée par une profonde ambivalence. Car derrière les récits glorifiés se cache une réalité bien plus sombre. La fameuse sélection des candidats à l’émigration, organisée dans les années 1960-70, rappelle à bien des égards des scènes de traite humaine, presque une mise en vente d’êtres humains, où les corps étaient inspectés, triés, évalués. Cette mémoire-là, plus amère, continue de hanter les familles et les descendants. Elle soulève des questions douloureuses sur la dignité, l’exploitation et la manière dont une région entière a été instrumentalisée.
Comment avez-vous accédé aux archives – souvent lacunaires – des Houillères ? Avez-vous rencontré des résistances institutionnelles ?
Hassan Bentaleb : L’accès aux archives a vraiment constitué un sérieux problème vu que l’histoire des mineurs marocains reste largement marginalisée dans l’historiographie française, malgré l’importance démographique et sociale de cette migration.
Il faut bien le dire : les études sérieuses sur les mineurs marocains en France sont rares. Mis à part quelques travaux anciens, il existe un vide scientifique flagrant. C’est ce constat qui m’a guidé à se focaliser essentiellement sur des récits de vie collectés dans le cadre d’une démarche d’histoire orale, tentant de restituer la mémoire de ces hommes, souvent oubliés, parfois méprisés, qui ont été à la fois exploités en tant que main-d’œuvre et exposés à un racisme structurel — un double fardeau qu’ils ont porté pendant des décennies.
C’est en dehors des circuits classiques, grâce à des archives locales, des collectifs citoyens, des témoignages familiaux, que j’ai pu reconstituer les fils de cette histoire confisquée. Une histoire complexe, traversée par des paradoxes, et pourtant essentielle pour comprendre les dynamiques migratoires contemporaines. »
Après la décision de la cour d’appel de Douai en 2011, certains mineurs disent encore attendre une pleine réparation ; que révèle, selon vous, cette lenteur judiciaire sur notre rapport aux travailleurs immigrés ?
Hassan Bentaleb : La lenteur judiciaire observée depuis la décision de la cour d’appel de Douai en 2011, qui reconnaissait enfin les droits de certains anciens mineurs marocains, révèle beaucoup plus qu’un simple dysfonctionnement administratif ou juridique. Elle met en lumière un rapport structurellement inégalitaire que la société française entretient avec ses travailleurs immigrés – en particulier ceux issus de l’ancienne main-d’œuvre postcoloniale.
Ce retard à accorder une « pleine réparation » – qu’elle soit symbolique, juridique ou financière – témoigne d’un déni persistant. D’une certaine manière, la reconnaissance reste conditionnelle, parcellaire, presque arrachée de haute lutte, comme si ces travailleurs devaient continuellement prouver leur légitimité à faire partie de l’histoire nationale. Or, ils en sont des acteurs centraux. Les mineurs marocains ont contribué de manière décisive à la reconstruction et à la croissance économique de la France d’après-guerre, dans des conditions de travail souvent dégradées, au prix de leur santé, de leur jeunesse, et parfois de leur vie.
Cette lenteur judiciaire révèle donc un double paradoxe : d’un côté, une dépendance économique ancienne vis-à-vis de cette main-d’œuvre immigrée ; de l’autre, une réticence à l’intégrer pleinement dans la mémoire collective et les dispositifs de justice sociale. Le cas des mineurs marocains, dans ce sens, n’est pas isolé : il s’inscrit dans une longue tradition d’invisibilisation, où la contribution des immigrés est valorisée dans le discours productiviste, mais niée ou minimisée dès lors qu’il s’agit de reconnaissance, de réparation ou de dignité.
Il y a ici un enjeu de mémoire mais aussi de citoyenneté : tant que la justice avance à pas lents pour ces anciens travailleurs, tant que la société ne leur accorde qu’une reconnaissance partielle et tardive, c’est toute la promesse républicaine d’égalité qui reste suspendue. Et cela interroge profondément notre capacité à regarder en face une histoire migratoire qui est, qu’on le veuille ou non, constitutive de l’histoire de France. »
En quoi les formes contemporaines de précarité au travail (livraison, logistique) vous semblent-elles résonner avec les conditions décrites dans le livre ?
Hassan Bentaleb : Ce qui frappe à la lecture des parcours des mineurs marocains que je décris dans le livre, c’est la brutalité structurelle d’un système où la force de travail immigrée est traitée comme une variable d’ajustement. Ces hommes, recrutés dans le Sud du Maroc à travers un dispositif quasi-militaire orchestré par Félix Mora, ont été soumis à une logique de production qui exigeait tout — corps, silence, loyauté — sans contrepartie durable ni reconnaissance sociale. Cette logique se retrouve aujourd’hui, sous des formes nouvelles, dans les secteurs de la livraison, de la logistique ou du nettoyage.
Ce n’est pas un simple parallèle historique ; c’est une continuité dans la manière dont certaines catégories de travailleurs — souvent immigrés ou descendants d’immigrés — sont enrôlés dans des emplois pénibles, fragmentés, mal rémunérés, sans garanties ni droits stables. Là où les mineurs étaient exposés à l’accident, à la silicose ou à l’effacement social, les travailleurs de la « gig economy » sont confrontés à l’épuisement physique, à l’insécurité constante et à l’isolement numérique. Mais dans les deux cas, c’est la même invisibilisation qui est à l’œuvre : on utilise ces corps, puis on les oublie.
Le livre montre également que les mineurs marocains étaient souvent confinés dans des cités, séparés du reste de la population, maintenus dans une forme d’entre-deux : nécessaires mais jamais vraiment intégrés. On retrouve aujourd’hui cette logique dans la géographie urbaine de la précarité, dans les quartiers périphériques, les entrepôts en zones industrielles, les hubs logistiques à la lisière des grandes villes. C’est une même configuration spatiale du déclassement.
Enfin, cette résonance historique souligne l’urgente nécessité de relire le présent à la lumière du passé. Comprendre ce que les mineurs marocains ont vécu, c’est aussi comprendre ce que vivent aujourd’hui d’autres travailleurs précaires, pris dans une économie mondialisée où les inégalités raciales, sociales et juridiques restent des leviers d’exploitation. Mon livre n’est donc pas un simple exercice de mémoire : c’est une grille de lecture pour interroger les nouvelles formes de travail invisible et de servitude moderne. »
Si vous aviez la possibilité d’inscrire une phrase de votre enquête dans un manuel scolaire, laquelle choisiriez-vous et pourquoi ?
Hassan Bentaleb : Je choisirais sans hésiter cette phrase tirée de mon enquête : On les a considérés comme une force de travail brute, sans odeur, sans saveur, sans famille, sans enfants. Car elle condense, en une seule ligne, toute la violence symbolique et matérielle subie par les mineurs marocains recrutés dans les années 1960 et 1970. Elle dit l’effacement, la déshumanisation, la réduction de ces hommes à de simples instruments de production, comme s’ils n’étaient que des corps au service d’un rendement, sans identité, sans histoire, sans attache.
Dans un manuel scolaire, cette phrase aurait toute sa place, non pas comme une provocation, mais comme une invitation à réfléchir. Elle obligerait les élèves à interroger les récits dominants sur l’immigration, à prendre conscience que derrière les chiffres et les statistiques, il y a des vies invisibilisées, des sacrifices silencieux, et des injustices encore trop peu reconnues. Elle aiderait à montrer que l’histoire économique et industrielle de la France ne peut être racontée sans ces travailleurs immigrés, qui ont été essentiels mais rarement traités comme tels.
Enfin, cette phrase, par son apparente simplicité, permet d’ouvrir un débat sur les mécanismes de racialisation, sur la hiérarchie implicite des vies dans l’histoire du travail, et sur les résonances contemporaines de cette logique : qu’il s’agisse des sans-papiers dans les entrepôts, des livreurs à vélo ou des agents d’entretien invisibles dans les grandes villes. Inscrire cette phrase dans un manuel scolaire, ce serait semer une graine de conscience critique dans l’esprit des générations futures.