Mohamed Améziane, stratège de la résistance marocaine au colonialisme


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Mohamed Améziane
Mohamed Améziane

Mohamed Améziane serait né au milieu du dix-neuvième siècle à Segangan, en 1859 selon certaines biographies. Il est l’amghra, le chef de la tribu berbère d’Aït Bou Ifrour dans la région de Nador. Il est en même temps cadi. Il se prévaut d’études supérieures de théologie et de droit musulman dans la prestigieuse université d’Al Quaraouiyine à Fès.

Mohamed Améziane prend parti pour Moulay Abdelaziz, le sultan légitime, contre Bou Hmara. En 1909, quand le Rogui vend les réserves minières d’Iksane et d’Afra aux espagnols, Mohamed Améziane fédère plusieurs tribus et déclare la guerre sainte contre le colonisateur ibérique et contre le faux-sultan, qui perd en quelques jours le contrôle du Rif oriental. C’est parce qu’il est sanctifié de son vivant comme chérif, doté de pouvoirs de bénédiction et de malédiction, que Mohamed Améziane prend l’ascendant moral sur la population rifaine, qu’il mobilise dans cent batailles en trois ans contre l’envahisseur. Les espagnols pris de court par des techniques innovantes de guérilla, qui démantèlent leur armée par des embuscades et des attaques imprévisibles, sont contraints de se replier dans le presidio de Melilla.

Les batailles victorieuses de Diwana, de Had Aït Chiker, de Kebdana, de Souk El Khémis, de Selouane, de Segangan, et d’autres encore, inspirent aussitôt, des poèmes épiques.

L’affrontement d’ighzar n’wuccen (Ravin-du-loup) inflige de telles pertes considérables aux espagnols. Le Ravin du loup, à proximité de Melilla, se trouve sur le territoire des Guelaya, une confédération de cinq tribus : les Aït Bou Ifrour, les Aït Bougafar, les Aït Sidel, les Aït Sicar et les Mazouza. Les insurgés rifains attaquent le chantier de construction du chemin de fer devant servir à l’exportation du minerai de fer, un projet qui a pourtant reçu l’aval du sultan Moulay Abdelhafid. Ce qui souligne le pouvoir tribal sur la territorialité.

« A partir de 1909, le mouvement de résistance à l¹occupation coloniale prend une nouvelle dimension. Avec l¹installation des entreprises minières dans le Rif, aux appels traditionnels au djihad contre l¹envahisseur chrétien, s’ajoute l’opposition à l’exploitation des richesses minières par des puissances étrangères. Le mouvement de résistance dirigé par Mohamed Améziane traduit bien, dès lors, la transition du djihad protecteur du territoire à la lutte anticoloniale » (De Madariaga, María Rosa De Madariaga : La guerra de Melilla o del Barranco del Lobo, 1909. Edicions Bellaterra, Barcelona, 2011).

Une chanson populaire illustre la déroute espagnole : « Dans le Ravin du loup / S’écoule d’une source/ Le sang des espagnols / Morts pour la patrie / Les pauvres petites mères / Versent toutes larmes de leur corps / Quand leurs fils fleurs aux fusils / Partent pour la guerre / Je ne me laverai pas / Je ne me coifferai pas / Jusqu’au retour de mon fiancé / De la guerre de Melilla / Melilla n’est plus Melilla / Melilla est un abattoir / Où meurent comme des agneaux / Les jeunes espagnols ».

Ces guerres coloniales, qui envoient les pauvres se faire massacrer au profit de la bourgeoisie des affaires, sont notoirement impopulaires en Espagne, dans l’opinion publique, les parlementaires, les articles de presse. Les désertions touchent 20% du contingent. Les mutineries se multiplient.

En 1924, la disproportion des forces ne laisse aucune chance aux résistants. Les espagnols engagent, sur terre et sur mer, une armée de cent-cinquante-mille homme, avec une couverture aérienne, l’usage d’armes chimiques fournies par les allemands, l’appui de l’artillerie et de l’aviation française sur le flanc sud.

Les rifains sont à peine dix-mille hommes dispersés entre trois fronts, le troisième face au français. Les résistants font face avec leurs fusils, leur courage et leur motivation.
Les espagnols utilisent une stratégie nouvelle. Ils entament une guerre psychologique diabolique. Ils ciblent les tribus les plus faibles et les achètent par des avantages commerciaux. Ils recrutent des collaborateurs parmi les autochtones. Ils infiltrent des agents provocateurs, créent des discordes.

La fragile coalition se fissure

Mohamed Améziane se retire dans son bastion de Souk Al-Joumaâ à Amaworo, refuse toutes les offres espagnoles les énormes sommes d’argent, le poste de gouverneur du Rif, le rôle de négociateur avec le sultan. Il inflige des défaites cuisantes aux espagnoles à la bataille de l’oued Kert et à Imarofen où le général Ardonit est tué en septembre 1911. Les attaques et les contre-attaques se poursuivent jusqu’en mai 1912. Des espions repèrent Mohamed Améziane et sa troupe de sept cents hommes se dirigeant vers les Aït Sidel et les suivent jusqu’à la mosquée de Tawrirt Kdiya. Les espagnols alertés les assiègent. Quand il apprend qu’il est cerné, Mohamed Améziane dirige la prière puis il laisse le choix à ses compagnons, se retirer à travers un passage secret de la montagne ou combattre jusqu’au martyr. Le choix de l’affrontement est vite fait.

Après plusieurs heures de violentes fusillades, succombe aux balles adverses. Son corps est exhibé à Melilla avant d’être rendu à ses frères, qui l’enterrent dans le cimetière du grand-père, Cherif Ahmed ibn Abdessalam à Segangan. Quelques mois plus tard le sultan signe les actes du protectorat soumettant les territoires marocains aux français et aux espagnols.

La légende succède à l’histoire

On raconte que les soldats espagnols ont gardé sa tombe jour et nuit, pendant plus d’un an, de peur qu’il ressuscite et reprenne la guerre. Les illuminés disent que deux anges sont venus l’escorter sur le chemin du paradis.

Mohamed Améziane comme Abdelkrim El Khattabi sont légitimistes, loyaux à l’égard du sultan régnant. Le témoignage de l’historienne espagnole de Maria Rosa de Madariaga : « Mohamed Améziane est un résistant méconnu sur lequel il existe peu de documentation. C’est un rassembleur, beaucoup plus qu’un chef de guerre. Il n’est pas dans le jihad pur et dure, qui refuse tout contact avec l’Occident. Le jihad d’Améziane s’oppose à la domination économique des colons, qui se caractérise par les expropriations massives et l’accaparement des biens locaux ».

« Abdelkrim a envoyé à plusieurs reprises des messages au sultan pour l’associer à la résistance contre l’occupation. Ces missives ne sont jamais arrivées à destination. Ils ont été interceptés par les français. Abdelkrim pensait que la réussite de son mouvement dépendrait du soutien qu’il recevrait de toutes les composantes marocaines. L’expression « République rifaine a été utilisée par un journaliste américain. Abdelkrim s’est approprié l’expression « République rifaine », utilisée par un journaliste américain, pour faire pression sur le sultan, Moulay Youssef en l’occurrence. Il n’y a, à aucun moment, dans les discours d’Abdelkrim

une volonté scissionniste ».Il existe un paradoxe typiquement marocain. Les fondateurs des dynasties berbères, les Almoravides, les Almohades, les Mérinides, les Wattassides, les Saadiens, se réclament d’une ascendance prophétique. La légitimation politique passe par cette filiation sacralisante préfabriquée. Les berbères adoptent l’islamisation, qu’ils mélangent volontiers avec des ritualités anémiques et des pratiques magiques ancestrales, mais ils refusent l’arabisation pure et simple.

L’arabe est uniquement accepté comme une langue religieuse, porteuse du message divin. Les berbères préservent jalousement leurs propres langues, elles-mêmes plurielles, leurs coutumes et leurs singularités culturelles. Le deuxième paradoxe de la société marocaine est la combinaison originale et assez exceptionnelle du pouvoir local et du pouvoir central, de la gouvernance pyramidale représentée par  l’administration et de l’organisation transversale, tribale et intertribale à la base. Les souks hebdomadaires, en pleine campagne et en pleine montagne, les moussems, les pèlerinages, les cultes des saints, sont autant de manifestations spectaculaires, qui réaffirment l’attachement aux localités, aux rapports de proximité, aux échanges directes. Les liens organiques avec la terre déterminent l’appartenance collective.

Le pouvoir central est différemment perçu selon sa prééminence législative ou son omnipotence exécutive. La figure du sultan, qui réunit entre ses mains l’honneur et la baraka, les valeurs civiles et les valeurs religieuses, est adulée comme la clé de voûte de toute la société. La relation dialectique entre honneur et baraka passe des défis et contre-défis, sanctionnés par des pertes humaines, aux retrouvailles festives, à l’occasion d’alliances matrimoniales par exemple, gratifiées de nouvelles naissances. (Raymond Jamous : Honneur et baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Editions de la Maison des sciences de l’homme / Cambridge University Presse, 2002). La nouvelle Constitution du 11 juillet 2011 reconnaît, pour la première fois, cette diversité structurelle qui fait de la civilisation marocaine une mosaïque charpentée de nombreuses influences, berbères, africaines, phéniciennes, grecques, romaines, judaïques, chrétiennes, musulmanes. Plusieurs parlures et plusieurs écritures constituent les langues nationales, le tachelhit, le tamazigh, le judéo-berbère, le sanhaji de Srayr, le ghomari, l’hébreu, l’arabe, le français.

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LIRE LA BIO
Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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