Les gouvernements malien et français devraient mener une enquête rapide et impartiale sur la frappe aérienne française du 3 janvier 2021 dans le centre du Mali, qui a tué 19 personnes considérées par les habitants locaux comme étant des civils, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Dans un communiqué du 7 janvier, les forces armées françaises ont déclaré que l’attaque a été menée vers 15 heures par deux chasseurs Mirage 2000 qui ont lancé trois bombes sur « un groupe d’environ 40 hommes adultes », tuant une trentaine de personnes qui, selon elles, étaient des combattants islamistes armés, au nord du village de Bounti.
Une organisation non gouvernementale locale a rapporté le soir de l’attaque qu’une cérémonie de mariage à l’extérieur de Bounti avait été bombardée, tuant des civils. Le 5 janvier, la force antiterroriste française opérant au Mali a confirmé qu’elle avait effectué des frappes aériennes dans la région ce jour-là, mais a affirmé qu’il n’y avait pas de mariage et qu’elle avait visé le rassemblement d’un groupe islamiste armé qu’elle traquait depuis plusieurs jours. Trois habitants de Bounti, dont deux ont été blessés lors de l’attaque, ont déclaré à Human Rights Watch que le rassemblement était un mariage auquel assistaient de nombreux civils.
« Les graves allégations selon lesquelles des civils auraient été tués dans des frappes aériennes doivent faire l’objet d’une enquête rapide afin de déterminer la légalité des frappes au regard des lois de la guerre », a déclaré Jonathan Pedneault, chercheur auprès de la division crises et conflits à Human Rights Watch. « Les autorités maliennes et françaises ont l’obligation, en vertu du droit international, de veiller à ce qu’une enquête crédible soit menée de manière approfondie et impartiale ».
Le 6 janvier, les médias français ont rapporté que la Mission intégrée multidimensionnelle des Nations Unies pour la stabilisation au Mali, MINUSMA, avait lancé sa propre enquête sur l’incident de Bounti. Le lendemain, une source du ministère malien de la Défense a déclaré aux médias turcs qu’elle menait également des enquêtes. Les forces maliennes et françaises devraient coopérer pleinement avec l’enquête en cours de la Division des droits de l’homme de la MINUSMA, notamment en fournissant les plans de vol et l’accès au site.
L’attaque aérienne française, menée par la force Barkhane, a eu lieu quelques jours après deux attaques distinctes utilisant des engins explosifs improvisés (EEI), qui ont tué au total cinq soldats français à moins de 100 kilomètres de Bounti, le 29 décembre 2020 et le 2 janvier. La zone autour de Bounti, le Cercle de Douentza dans la région de Mopti, au centre du Mali, est une zone d’opérations connue des groupes islamistes armés. Ces groupes ont commis de nombreux abus contre les civils locaux et les agents de l’État depuis 2015.
Si la déclaration des autorités françaises indique que la force Barkhane a mené les frappes à la suite d’une opération de renseignement de plusieurs jours, elle précise également que le groupe visé n’a été identifié qu’une heure avant les frappes, lorsqu’un drone aérien Reaper a « détecté une moto avec deux individus » se joignant au groupe plus important.
Selon cette déclaration, le drone a observé le rassemblement et s’est assuré qu’aucune femme ni aucun enfant n’était présent. Les forces armées françaises affirment que ces observations, couplées aux renseignements recueillis les jours précédents, étaient suffisantes pour déterminer que les hommes visés faisaient partie d’un groupe islamiste armé.
Dans une interview accordée le 10 janvier à France Inter, Florence Parly, la ministre française de l’armée, a déclaré qu’elle avait personnellement vérifié qu’il n’y avait « ni mariage, ni femme, ni enfant, qu’il s’agissait d’hommes et exclusivement d’hommes. »
Chacun des trois habitants de Bounti avec qui s’est entretenu Human Rights Watch a cependant indiqué qu’un mariage avait eu lieu et que les hommes s’étaient réunis séparément des femmes et des enfants en raison des mesures de ségrégation entre les hommes et les femmes imposées par les groupes islamistes armés actifs dans la région.
Ils ont expliqué que le mariage avait été planifié plus d’un mois auparavant et que des personnes étaient venues d’autres villes et villages pour y assister. Le mariage, que la famille avait organisé plusieurs années auparavant, était entre une jeune fille de 16 ans et un parent éloigné de 25 ans. Le mariage des enfants est légal au Mali et 54 % des filles maliennes sont mariées avant l’âge de 18 ans. Un mouton avait été abattu et préparé dans le village et les femmes étaient sur le point de livrer le repas lorsque l’attaque a eu lieu, ont déclaré les habitants.
« Soudain, nous avons entendu le bruit du jet, et tout s’est passé rapidement », a indiqué à Human Rights Watch un homme de 68 ans de Bounti. « J’ai entendu une puissante détonation, boum, puis une autre détonation. J’ai perdu conscience pendant quelques minutes et quand je me suis réveillé, mon pied saignait à cause des éclats d’obus, et tout autour de moi, il y avait des blessés et des cadavres. »
Un autre homme, âgé d’une quarantaine d’années et présent sur les lieux au moment de la frappe, a déclaré que la première bombe avait explosé et tué 17 hommes, tandis que la seconde en avait blessé 9, dont 2 sont morts plus tard. « Nous voulons une enquête approfondie et une protection, parce que l’État doit éviter la confusion [entre civils et combattants] dans ses opérations, » a-t-il déclaré.
Selon une déclaration de Médecins Sans Frontières (MSF), une organisation humanitaire internationale non gouvernementale, la plupart des huit hommes qu’ils ont traités étaient des personnes âgées. Le 5 janvier, une ambulance arborant le logo de MSF et transportant trois survivants gravement blessés a été retenue de force pendant plusieurs heures par des hommes armés non identifiés, ce qui a entraîné la mort de l’un des patients.
Un témoin a rapporté que le 15 janvier, les forces de sécurité maliennes ont arrêté à l’hôpital de Sévaré, une ville située à environ 200 kilomètres de Bounti, deux hommes qui avaient été blessés lors de l’attaque de Bounti.
Le droit international humanitaire, ou lois de la guerre, qui s’applique au conflit au centre du Mali, exige que toutes les attaques soient dirigées contre des cibles militaires. Bien que la présence de victimes civiles n’indique pas automatiquement une violation des lois de la guerre, les attaques ne peuvent pas être menées sans discernement ni causer des pertes civiles disproportionnées. Les forces attaquantes sont tenues de faire tout ce qui est possible pour vérifier que leurs cibles sont militaires et évaluer si les pertes civiles éventuelles sont excessives par rapport au gain militaire recherché. Les États parties à un conflit armé sont tenus d’enquêter sur les allégations crédibles de violations graves du droit de la guerre, qui peuvent constituer des crimes de guerre.
Les autorités maliennes et françaises doivent aider à l’enquête MINUSMA en fournissant aux enquêteurs les journaux de vol, les coordonnées de tous les avions opérant dans la zone ce jour-là, et les renseignements qui ont conduit à l’attaque. Les autorités maliennes devraient immédiatement assurer la protection des témoins et des victimes et ouvrir une enquête judiciaire.
Dans l’intervalle, les autorités françaises devraient enquêter sur la frappe, y compris sur le rôle joué par la chaîne de commandement. Si l’enquête détermine que la frappe est illégale, la France devrait indemniser les victimes civiles et leurs proches et envisager de réparer les dommages causés aux civils, indépendamment de toute constatation d’action illégale.
« Plus vite des enquêtes crédibles et impartiales seront mises en place et dotées des informations nécessaires, plus vite elles auront des chances de donner des résultats précis et de dissiper les doutes et les rumeurs », a déclaré M. Pedneault. « En aidant la MINUSMA à mener cette enquête et en ouvrant leurs propres enquêtes indépendantes, les gouvernements malien et français non seulement respecteront leurs obligations internationales, mais démontreront leur engagement à protéger les populations locales et à faire respecter l’État de droit ».