Les grands lacs en équations


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Canal Horizons et Canal Plus, en France, diffusent en parallèle le jeudi 8 février 2001 à 20h35 heure française un documentaire exceptionnel consacré aux rebondissements politico-militaires qu’a connus et que connaît encore l’Afrique des Grands Lacs, sous le titre :  » L’Afrique en morceaux « .

L’oeuvre composée par la réalisatrice égyptienne Jihan El Tahri est une formidable mise en équations de la situation diplomatique complexe où est plongé le coeur de l’Afrique, entre jeux dangereux des grandes puissances occidentales soucieuses d’étendre ou préserver leurs zones d’influence, et stratégies de pouvoir des Présidents ougandais, rwandais, angolais, zimbabwéen, congolais enfin.

L’écheveau des événements est clairement dévidé, qui mène de l’effroyable génocide rwandais à la chute de Mobutu, puis de l’accession de Laurent-Désiré Kabila à son récent assassinat -qui au terme de ces cent minutes d’explications limpides apparaît comme la fin prévisible d’un pantin plutôt mal inspiré, successivement agité par ses voisins, et qui se trouvait dans l’amère situation de s’entendre dire par eux : Qui t’a fait roi ? ou Qui a sauvé ta couronne ?

La force de ce documentaire est de faire parler les acteurs des événements, et de les faire revenir sur les moments décisifs avec leurs mots, où ils se révèlent, là même où ils croient peut-être se dérober. Au premier rang, les chefs d’Etat inspirateurs, ou conspirateurs, Yoweri Kaguta Museveni, Président de l’Ouganda, et Paul Kagamé, alors Vice-Président du Rwanda, qui reçut une formation militaire aux Etats-Unis et fut aussi numéro 2 des services de renseignements ougandais. Ce parcours montre déjà ce qui se dégage des propos des uns et des autres : au cours de la dernière décennie, les deux hommes travaillèrent main dans la main à l’affirmation de leurs Etats contre l’immense Zaïre, ou même en son sein.

Ils sont les véritables  » inventeurs  » de Kabila, ce sont leurs armées, et non ses propres combattants, qui l’ont porté au pouvoir en renversant le régime du Maréchal-Président Mobutu, malhabilement soutenu par une France empêtrée par sa responsabilité (largement éludée par le film) dans le génocide rwandais.

Un autre acteur crève l’écran : c’est James Kabarebe, chef d’Etat-major de l’armée de Kabila, officier rwandais intelligent et naïf à la fois, jeune soldat digne de l’épopée napoléonienne, 29 ans au moment de la campagne, racontant ses faits d’armes avec l’audace tranquille des vainqueurs :  » Je suis arrivé à Kinshasa par le fleuve. Je ne savais pas de quel côté était Brazzaville et de quel côté était le Zaïre…  » Et le même quelques minutes plus tard :  » J’ai téléphoné à Kabila qui était à Lumumbashi, je lui ai dit que Kinshasa était tombée, il a sauté de joie, il s’est roulé par terre avec son ordonnance et criant…  »

L’innocence cruelle de la jeunesse le dispute dans sa bouche au mépris, tangible, qu’il éprouve pour les politiciens congolais qu’il porte au pouvoir… Et pour les Nations-Unies, ballottées, tout au long des événements, entre les intérêts différents qui s’y expriment, et qui finissent par miner le pouvoir de Kabila, sans faire leur propre examen de conscience sur la responsabilité de ce général canadien dépêché à l’Est du Congo pour régler le problème des camps de réfugiés hutus, et qui délèguera cette tâche à leurs ennemis rwandais, dont l’armée fera le ménage, par le vide, le contre-exode, et pour plus de cent-mille d’entre eux, la mort dans la forêt amazonienne…

Du jeu trouble des occidentaux, le seul à témoigner avec, lui aussi, l’assurance tranquille des puissants, c’est l’ambassadeur américain au Zaïre, Daniel Simpson, dont le cynisme glacé souligne bien l’implication directe dans la progression des événements. C’est lui qui lâche à son collaborateur lui annonçant la mort du Chef d’Etat major de Mobutu, qui vient d’éviter à Kinshasa le bain de sang en organisant sa reddition après avoir protégé l’exil du Maréchal-Président,  » ça n’a pas d’importance, tout est joué « . Au point que l’on peut s’interroger pour savoir si la mort de ce général respecté par ses soldats et par la population n’était pas, justement, programmée, pour laisser les mains entièrement libres au nouveau pouvoir, importé du Rwanda…

On peut évidemment regretter que certaines positions ne s’expriment pas du tout, et notamment celle de la France, dont les responsables politiques refusèrent tous de témoigner. C’est d’autant plus fâcheux que tous les autres acteurs rejouent parfaitement leur rôle dans cette pièce tragique. Il manque au puzzle cette facette qui en aurait fait une parfaite leçon d’histoire immédiate, cette histoire rêvée où les motivations des hommes croisent les aspirations des peuples pour ensanglanter, et peut-être aussi ensemencer la terre. De cette farce tragique, comme aurait dit Montaigne, le coeur du continent sortira-t-il enfin apaisé, comme à la fin d’un long cauchemar ? Les premiers pas de Joseph Kabila permettent peut-être d’en esquisser l’espoir.

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