Les cinq masques rongés de l’obscurantisme camerounais


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Un pays étranglé par une histoire tragique et une élite dirigeante viscéralement corrompue peut exceller malheureusement dans l’expansion des ténèbres. Il en vient ainsi à se mentir à lui-même. A s’éloigner de sa vérité et de son sens, en faisant pourtant semblant d’y tenir. Cette passion des nuits où toutes les vaches sont noires et cette obsession à se renier par mauvaise foi conduisent alors aux convulsions criminelles de l’irresponsabilité. L’obscurantisme camerounais est précisément et paradoxalement l’un des plus pervers que l’Afrique contemporaine ait produit parce que la lutte du peuple camerounais pour la liberté et le bien-vivre est l’une des plus rudes qu’un peuple africain ait mené en ce monde.

La persistance des forces de diversion au Cameroun répond à cette centralité du Cameroun dans l’équation stratégique sous-régionale et internationale car le Cameroun est le point de bascule de l’Afrique centrale, pour des raisons à la fois économiques, culturelles, stratégiques, historiques et politiques qui ne sont pas l’objet de la présente tribune. Il faut et il suffit qu’on comprenne que pour nous, si la clarté se fait au Cameroun, l’Afrique centrale changera et l’Afrique noire trouvera, après l’Afrique du Sud et peut-être bientôt la Côte d’Ivoire, une autre grande nation capable de la porter au firmament de l’émergence de l’homme. Il faut donc aller la chercher, cette clarté, en débusquant les forces de l’obscurantisme. Comment se déguise-t-il ? Il se déploie sous la figure du masque. Ce symbole des processions africaines et du théâtre en général rend bien compte du cas qui nous concerne : le masque cache quelque chose pour montrer autre chose. Il dévie l’attention du public de la personne vers le personnage même si sous le personnage, la personne, en fonction du talent du comédien ou du thaumaturge, persiste plus ou moins à s’affirmer. La personne fait dire au personnage du masque, davantage que le masque, autre chose que le masque, même si ce que le masque lui-même dit déjà n’est pas rien. Ainsi, en venons-nous à ce que nous nommons ici un masque rongé, où la personne menace si bien le personnage qu’elle déteint sur elle, la comédie tournant alors, non pas à la tragédie imaginaire, mais à la tragédie réelle, qui s’annonce sous les habits douteux d’une farce de fort mauvais goût. Ne faudra-t-il pas justement passer ici du discours du masque au discours du masqué ? Dans le cas de l’espace public camerounais, nous campons la scène des masques rongés de l’obscurantisme, cette tendance à obscurcir les esprits par la rumeur, l’intoxication et les émotions manipulées, pour mieux disposer des âmes et des corps dans la cité. Et nous voulons précisément cerner ici cinq masques rongés, qu’il nous faut résolument ôter aux farceurs, pour que les lumières de la vérité et de la justice éclairent ce pays, élèvent les cœurs et les âmes à ses plus nobles quêtes : celles de la liberté et du bien-vivre. Ces masques sont l’ethnicisme, la domination féodalo-religieuse, l’anticolonialisme dogmatique, le chantage néocolonialiste à la paix et à la stabilité du pays, l’intellectualisme pervers. Contre les masques de cette imposture qui fausse les données objectives du problème national camerounais, les armes de la critique rationnelle et de l’engagement politique éclairé sont les antidotes que nous mobilisons précisément ici et que nous suggérons aux Camerounaises et aux Camerounais du monde entier comme uniques voies du succès de notre Cause Commune.

I Les masques de l’obscurantisme ethniciste camerounais

Groupe humain constitué par l’appartenance à une sous-culture commune plus ou moins dérivée des mutations des liens de consanguinité en liens de territorialité, l’ethnie est une réalité plurielle dont les contours varient en fonction de sa trajectoire propre dans un espace-temps donné. En tant que phénomène social, l’ethnie n’est donc pas donnée une fois pour toutes, au point qu’on la trouve naturelle, intemporelle et absolument identique. L’idée que l’avenir républicain du Cameroun passe par un meilleur partage du pouvoir politique, social et économique entre les ethnies camerounaises est donc irrationnelle. Elle présuppose l’admission de l’idée absurde que l’ethnie soit le lieu de naissance originelle du citoyen, alors que ce lieu, c’est tout simplement la contingence d’une humanité quelconque, contingence qui caractérise précisément l’universalité de l’homme. Or, non seulement les ethnies telles que nous les connaissons n’ont pas toujours existé, mais elles sont condamnées à évoluer, à muter, à se réformer, voire à disparaître. Comme des niais, certains Camerounais disent donc : je suis né bassa, né bamiléké, né toupouri, né béti, etc., comme s’il s’agissait de groupes sanguins, comme si l’appartenance ethnique était aussi génétiquement traçable que l’appartenance à l’espèce humaine. Comme si on ne naissait pas au même moment être humain, camerounais ou angolais, et ressortissant de tel ou tel lignage davantage subi que choisi par ailleurs. Basé sur une ignorance crasse des hasards qui nous font naître quelque part, l’obscurantisme ethniciste prend sur ce fond fragile quatre masques aisés à reconnaître dans la scène publique camerounaise actuelle.

1. Un ethnicisme socioculturel originaire. Il se déguise à l’origine sous les réflexes grégaires des groupes humains, tels que Lévi-Strauss les a par exemple observés. Par mécanisme de défense, les individus liés par le sang, les alliances claniques ou tribales, mais aussi les convergences culturelles de l’ethnie, peuvent se réfugier derrière les garanties de solidarité nées de leur commerce mutuel quand l’environnement n’offre précisément pas beaucoup d’autres alternatives de sécurité. Mais cet ethnicisme des origines subit à la fois l’assaut du commerce inévitable des ethnies entre elles, où naissent de nouveaux sous-groupes, des métissages, mais aussi des autres identités concurrentes qui naissent de l’éducation, du métier et de la citoyenneté. L’ethnicisme socioculturel originaire est donc condamné à se muer, tantôt en nationalisme de résistance nationale comme on le vit avec la lutte de l’UPC de 1948 à 1971 pour la souveraineté du pays, ou comme on le vit en 1992 lorsqu’un large front de l’opposition politique nationale se rassembla derrière la candidature de Ni John Fru Ndi pour battre Paul Biya dans les urnes.

2.Un ethnicisme administratif d’origine coloniale. Il se nomme précisément aujourd’hui politique de l’équilibre régional, prétendant assurer l’intégration des citoyens par l’égale répartition des richesses et positions publiques aux différents représentants des comptoirs ethniques décrétés par la géopolitique des administrateurs et ethnologues coloniaux. Il part d’une typologie ontologique des régions, des ethnies et des individus qui sert de tableau de bord pour leur prise en charge par des chefs de comptoirs ethniques locaux soutenus par l’oligarchie multiethnique et illégitime qui tient le pays en otage. Or, non seulement le phénomène ethnique est instable, mais en outre, avec 250 groupes ethnique il est probable que les comptoirs ethniques décrétés par l’administration coloniale et ses successeurs demeurent de véritables laboratoires de la frustration pour les subalternes ethniques. C’est ce même ethnicisme qui s’est constitutionnalisé en 1996 par le distinguo autochtones/allogènes entériné par les juristes de cour de Paul Biya. L’enjeu n’était-il pas évident ? Rendre davantage encore plus opératoire dans les périodes de diversion, la variable de la différenciation ethnique des citoyens comme méthode de saucissonnage du corps social en antagonismes artificiellement exacerbés au profit de l’oligarchie multiethnique au pouvoir.

3. Un ethnicisme d’Etat. Observé sous la présidence d’Ahmadou Ahidjo comme sous celle de Paul Biya, il consiste, sous le prétexte des impératifs de sécurisation du tenant de la satrapie locale, à placer à tous les postes stratégiques de l’Etat des Camerounaises ou des Camerounais plus ou moins membres du groupe ethnique présidentiel, donnant ainsi à voir et à penser, que la présidence d’untel, c’est l’incarnation même de la gouvernance des Peuls, ou tantôt des Betis en tant que groupe ethnique dominant tous les autres groupes nationaux. Or l’ethnicisme d’Etat est lui-même rongé de l’intérieur par son incapacité à répondre à la demande de reconnaissance économique, sociale et politique de ses affidés directs et du gros restant des citoyens camerounais. Le mythe du « Pays Organisateur » de la mangeoire d’Etat a fait long feu. Les misères du paysan de Sangmélima et du paysan de Batié crucifient les mythologues de la béticratie, c’est-à-dire ceux qui y croient et en vivent, d’une part et ceux qui, d’autre part, la combattent au nom d’un projet d’accaparement ethnique concurrent. S’il y a en effet des Camerounaises et des Camerounais qui se croient au pouvoir en raison de leur proximité ethnique avec Paul Biya, ceux qui le sont effectivement en raison de cette proximité sont infiniment moins nombreux en réalité que leur clientèle miséreuse. L’ethnicisme d’Etat est une impasse.

4. Un ethnicisme d’imposture, sous forme d’idéologies imaginaires de la minorité ou de la majorité. Construit sur une identité ethnique bricolée en vue de braconner dans le maquis des strapontins de l’Etat l’ethnicisme d’imposture met en scène des faux adversaires, qui sont en réalité de véritables jumeaux idéologiques au regard du scrutateur averti. On a vu des intellectuels – bien souvent à l’avant-garde de lobbies ethnicistes concourant au pouvoir d’Etat- investir l’entreprenariat politico-ethnique au Cameroun d’une manière curieuse : d’une part, il s’est agi d’inventer de soi-disant minorités ethniques menacées d’invasion dans leur terroir ancestral par des prétendus allogènes. Singulière ironie du sort, l’entrepreneur politico-ethnique le plus en vue de cette manœuvre est un Camerounais ayant par ailleurs, selon certaines sources, une ascendance parentale ghanéenne. Une telle histoire personnelle n’aurait-elle pas dû inciter notre théoricien du « pouvoir ethno-sawa » a défendre l’exigence supérieure d’une république cosmopolitique débarrassée des crétinismes du sang ? D’autre part, on a vu des intellectuels investir l’entreprenariat politico-ethnique en partant de la présomption d’existence d’une soi-disant ethnie majoritaire, composée d’une écrasante majorité de génies en tous domaines, dynamiques même en plein sommeil, et ne demandant que le « one man, one vote » pour accéder à la tête de l’Etat du Cameroun. Qui ne voit pas que derrière l’universalisme démocratique apparent de ces chantres du « dynamisme bamiléké », ne se cache ni plus ni moins que le projet de remplacer l’ethnicisme d’Etat de Paul Biya par un autre, comme Biya remplaça celui du régime Ahidjo par le sien ? Shanda Tonmé et James Mouangué Kobila, même pipe, même tabac ! Que nul ne s’y trompe. La gémellité entre ces deux adversaires est flagrante.

Nous pensons, au regard de ces quatre impostures constitutives de l’obscurantisme ethniciste camerounais, qu’il convient aujourd’hui de replacer l’humanité camerounaise en perspective critique d’elle-même. Qu’est-ce à dire ? D’abord, que l’obscurantisme ethniciste camerounais est en réalité un refus de poser frontalement les questions républicaines que notre humanité commune nous inspire : voulons-nous vivre ensemble, non pas comme membres d’une ethnie quelconque, mais d’abord déjà comme membres de l’humanité, c’est-à-dire précisément à partir de ce qui nous lie à toute l’espèce humaine ? Sur quel ciment de valeurs sacrées et consacrées voulons-nous consolider le projet national ? Quels droits et quels devoirs l’appartenance à l’humanité nous enjoint-elle de nous reconnaître mutuellement au Cameroun ? Quelles sanctions devons-nous attacher aux entorses privées ou publiques à ces droits et devoirs qui devraient constituer notre Loi Fondamentale ? Quelle forme d’Etat convient-il que nous bâtissions face à une société clivée par la misère, la corruption, la violence, les manipulations ethnicistes, et autres tares qu’il nous serait fastidieux de nommer ici ? Il appartient à l’avant-garde intellectuelle du peuple camerounais de se pencher sérieusement sur ces questions, afin de fournir le brain-drain qui permettra à une nouvelle assemblée constituante de plancher et trancher sur ces questions principielles en vue de la naissance de la IIIème République du Cameroun. Ensuite, nous voulons dire ceci aux politiques Camerounais qui, au nom d’un réalisme qui n’est pas sans raison historique, nous feront valoir qu’il faut faire la politique avec les Camerounais tels qu’ils sont devenus – tribalistes dès que nécessaire – au lieu de la faire avec les Camerounais tels que nous aimerions qu’ils soient : chers compatriotes, votre argument rejoint précisément l’obscurantisme ethniciste puisque sous couvert de réalisme, il nie la nécessité d’un volontarisme politique progressiste et républicain ayant vocation à confier par ses réformes courageuses à l’Etat, la maîtrise des garanties qui, dans la patience d’une révolution citoyenne décidée et bien pensée, finiront par dépotentialiser tous les comptoirs ethniques issus de la géopolitique féodalo-traditionnelle et/ou coloniale au profit de l’Etat national. Enfin, nous voulons répondre aux théoriciens Camerounais du sécessionnisme anglophone que le retour à l’Etat anglophone d’avant 1961 ne les débarrassera pas non plus des affres de cet obscurantisme ethniciste qui est loin d’être une pathologie politique exclusive au Cameroun. Ils n’en finiront pas non plus avec le conflit entre les « come no go » et les autres. De telle sorte que la renaissance du Southern Cameroon que certains appellent de leurs vœux les plus chers n’est qu’un des leurres supplémentaires que notre impuissance à réaliser une formule républicaine originale pour toutes les Camerounaises et tous les Camerounais de toutes régions nous inflige. En un mot, pensons, formulons et bâtissons la prochaine république. Au moins ainsi, nous nous battrons vraiment en connaissance de cause. Dans une tribune de l’an 2008, je formulais mon entente du projet national sous la figure de l’humanisme upéciste. J’attends encore d’en voir d’autres qui le contrecarrent rationnellement, le surplombent ou le perfectionnent. Hic rhodus, hic saltus.

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