Leïla Bousnina, un regard tendre et filial sur nos vieux travailleurs immigrés


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Crédit photos : Leïla Bousnina
Crédit photos : Leïla Bousnina

Une nouvelle grande photographe est née. Il y avait Robert Doisneau pour le Paris populaire d’après-guerre, Sebastiao Salgado pour les paysans sans terre du Brésil, Marc Riboud pour la Chine de l’ère communiste. Il y aura désormais Leïla Bousnina pour nos vieux travailleurs immigrés en France.

Cela fait plus de vingt ans que la photographe porte son regard filial et tendre sur ces hommes dont personne ne se soucie plus, dès lors qu’ils ne sont plus bons à travailler : les vieux travailleurs immigrés venus d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, mais aussi du Sénégal, du Mali ou d’autres pays africains, et qui finissent leurs jours, comme ils ont toujours vécu en France, seuls, en foyers. Car l’Afrique constitue toujours le gros bataillon des travailleurs immigrés en France.

Nul regard misérabiliste ici. Et c’est là que réside toute la puissance de l’artiste, c’est par là que Leïla Bousnina révèle au monde son regard singulier, si profondément humain. Car c’est en soeur, cousine, nièce, petite-cousine, qu’elle a approché ces hommes, donnés à voir dans ce qu’ils sont réellement : nos frères d’humanité. C’est-à-dire au-delà de leur origine géographique, de leur métier manuel ou de leur statut social, auquel on les a trop longtemps confinés.

L’histoire de ces hommes que Leïla Bousnina nous raconte, c’est donc un peu, beaucoup, énormément, passionnément, la nôtre, nous qui vivons en France, qu’elle nous conte ainsi. Et si les photographies, dans un sobre et intense noir et blanc, nous montrent inévitablement des chambres nues et minuscules, des plaques de gaz tout à côté d’un lit en fer, des mains calleuses, ou le mur d’un bar miteux, c’est parce que la pauvreté matérielle dans laquelle ces hommes vivent, ne peut être occultée.

La pauvreté, mais aussi la solitude et l’isolement de ces hommes, dont certains sont venus à 20 ans, sont toujours là à 70 ans révolus, et ne repartiront jamais, c’est par la capture photographique des lieux mêmes où ils vivent, sorte de « no comment » qu’offre l’art photographique, qu’ils nous sont donnés à voir. Les voilà, les nouveaux « Sans famille » des temps modernes, nous disent ces clichés.

Mais le plus important est ailleurs : dans cette JOIE DE VIVRE que la photographe a su trouver, enfouie dans ces conditions de vie difficiles et dans cette marginalisation sociale. Car le miracle est là : ces hommes, qui travaillèrent toute leur vie comme des bêtes de somme, que des entreprises françaises allèrent chercher sur place parfois, comme le montra il y a quelques années l’édifiant documentaire « Mémoires d’immigrés » de la cinéaste algérienne Yamina Benguigui, et bien ces hommes sont plus joyeux qu’on ne l’imagine, et parfois même : joyeux tout court ! Autour d’une table en train de jouer aux cartes, rigolant entre copains de chambrée, ou simplement échangeant un regard malicieux avec la photographe-amie, les sourires sont là, et l’on croirait même parfois entendre leurs éclats de rire !

Et l’on songe aux esclaves noirs que l’on fit venir en Amérique jadis, telles des machines-outils sans âme, et qui, au plus profond de leur détresse, trouvèrent la gaieté et l’énergie de chanter et d’inventer le jazz et toutes ces musiques noires festives qui nous font danser aujourd’hui…

Car là réside le miracle de la terre d’Afrique : à l’instar d’Obélix tombé dans la potion magique quand il était petit, Mother Africa donne à tous ses enfants une énergie, une foi dans la vie, une force en bref, que le sort ne saurait altérer. « Inaltérables »… comme on disait de l’inox dans les pubs autrefois, métal créé dans des usines où certains de ces hommes travaillèrent : qui jamais ne rouille, ne perd sa forme ni son lustre…

Foi dans la vie des hommes d’Afrique… Foi tout court, qui explique aussi en grande partie, on l’oublie souvent mais les ethnologues le savent, chez ces peuples d’Afrique du Nord et sub-saharienne restés très pieux, cette force et cette confiance dans la vie… L’artiste a ainsi pénétré le plus intime de la vie de ces hommes, leurs moments de prière, seuls sur un petit tapis de laine sur un carrelage nu, ou dans une salle de prière collective, preuve de la connivence entre la photographe et ces hommes dans cette spiritualité partagée…

Spiritualité qui n’est qu’un autre mot pour dire : « humanité ». Leïla Bousnina nous fait avec ce livre un merveilleux cadeau : nous montrer ces hommes en frères, en pères, en oncles, en amis, et non plus en étrangers. Son travail au long cours sur ces travailleurs, nouveaux esclaves de l’Occident moderne, fera date dans l’histoire de la photographie. Et les photos parlent tellement en elles-mêmes, que nous en oublierions presque une part énorme du travail de l’artiste : le recueil de leurs récits de vie, dont une sélection de quatre extraits vient conclure l’ouvrage. Car ces hommes ont fait infiniment plus que lui ouvrir la porte de leurs chambres : ils lui ont ouvert leurs coeurs, en racontant à la photographe, avec leurs mots à eux, leurs vies, depuis le départ du pays. Lucides sur leur sort et les malheurs subis. Mais dignes toujours.

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