Le « Maghreb des livres 2008 » a mis la Tunisie à l’honneur


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Le grand poète tunisien Moncef Ghachem expliquant au public, pendant une rencontre littéraire, les références à Eschyle et à Faulkner dans le roman-culte algérien « Nedjma », de l’Algérien Kateb Yacine; l’éditrice française Marie Virolle dressant la liste des auteurs algériens que sa petite maison d’édition, Marsa, a révélés au public français, de Maïssa Bey à Salim Bachi en passant par Waciny Lâredj, certains publiés par Gallimard, Actes Sud ou consorts aujourd’hui. Une lectrice enthousiaste venue de Bordeaux – elle vient chaque année au Maghreb des Livres – pour faire dédicacer un livre par l’écrivain algéro-marocain Anouar Benmalek, et lui racontant pourquoi elle a tant aimé son roman « L’enfant du peuple ancien ». Les caméras d’Al Jazira se faufilant dans la foule compacte, entre les stands d’une gigantesque librairie proposant toutes sortes de livres sur les cultures du Maghreb, de la politique à la cuisine et aux livres pour enfants…

Voilà quelques images glanées le week-end des 23 et 24 février 2008, à la Mairie du 13° arrondissement, à Paris, où se tenait la 14° édition du Maghreb des Livres. La Tunisie était à l’honneur cette année, selon la règle triennale de roulement entre les l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Ce fut donc l’occasion de rencontrer des écrivains tunisiens – et, fait notable, surtout des écrivaines, car la littérature devient de plus en plus féminine au Maghreb – formidables, et peu connus en France. Car, si les livres français s’exportent au Maghreb, et s’y vendent dans les librairies, les éditeurs d’Algérie, du Maroc, ou de Tunisie, ont un mal fou à se faire distribuer – ou même connaître – en France, et à faire connaître leurs auteurs. Et le Maghreb des Livres est l’unique occasion, à une telle échelle, de faire connaître la production éditoriale maghrébine au public français, plus nombreux.

Car, même si les médias aiment nous faire croire à une islamophobie et à un « clash des civilisations » (dont l’unique bénéfice est de faire vendre du papier en Occident), les indices sont là, clairs : les auteurs maghrébins, de littérature ou d’essais, sont désormais vendus en poche, ce qui est l’indicateur le plus parfait de leurs très larges ventes en France – et dans d’autres pays francophones. Autrement dit, le signe de l’ouverture du public aux cultures du Maghreb. « Yasmina Khadra, Tahar Ben Djelloun, Assia Djebbar, et tant d’autres, sont lus aujourd’hui par un très large public, parce que c’est tout simplement de la bonne littérature, et pas seulement par des lecteurs qui ont une histoire personnelle avec le Maghreb », explique Philippe Touron, responsable de la librairie Le Divan à Paris, et partenaire du Maghreb des Livres. « Islamophobie? Mais vous avez vu la queue aux expositions sur le monde arabe? Vous avez lu les ventes des livres sur les monde arabe?!!! » s’était esclaffé de rire le grand et regretté islamologue Maxime Rodinson, lorsqu’il y a quelques années, nous lui avions posé une question sur la prétendue « islamophobie » des Français…

Des auteurs tunisiens formidables

Nazli Hafsia est une petite bonne femme de 70 ans peut-être, volubile, enthousiaste, et chaleureuse, qui vient de publier un ouvrage capital pour comprendre la genèse du modernisme en Tunisie: « Les premiers modernistes tunisiens » (MIM Editions, Tunis). Se basant sur les archives de son grand’père, Abdeljelil Zaouche, qui faisait partie du mouvement réformateur des Jeunes Tunisiens dans les années 1900, elle raconte l’histoire de cette génération de Tunisiens, lettrés et nationalistes, qui voulaient moderniser leur pays, et surtout les esprits des Tunisien, par des réformes simples: introduire l’enseignement des sciences dans l’enseignement des mosquées, accorder aux artisans des formations et du micro-crédit pour les aider à se moderniser, et autres réformes d’avant-garde. « Bourguiba a fait croire qu’il avait été le premier à avoir des idées modernes, et ce pan de l’Histoire a été totalement occulté », explique-t-elle. Racines locales du modernisme que les pays du Maghreb ont fort besoin de faire revivre, à l’heure du retour à un islamisme rétrograde qui fait croire que modernité ne rime qu’avec Occident, et que seul le passé fait loi….

Kaouther Khlifi était venue présenter son premier roman, « Ce que Tunis ne m’a pas dit » (Elyzad, Tunis). Cette jeune femme de 30 ans vit dans les nouveaux quartiers résidentiels de la capitale, mais elle est amoureuse du centre-ville de Tunis, et adore passer des heures à s’y promener. « Mes amies ont peur de descendre dans le centre-ville, mais pour moi l’avenue Bourguiba (artère centrale de Tunis, ndlr) est le seul endroit où je me sens Tunisienne, citoyenne. J’adore le mélange incroyable de population du centre-ville. Le centre-ville, c’est l’âme de la ville. Les nouveaux quartiers bourgeois sont sans âme, tout le monde se ressemble, c’est tellement ennuyeux »… Popularisation des centre-villes et déconnection – dangereuse – entre la bourgeoisie et le peuple, qui touche tous les pays arabes, à divers degrés : le roman n’a pas vocation de parler de politique, mais il peut aider à la comprendre…

Le grand photographe tunisien Salah Jabeur était là aussi, pour présenter, avec la tuniso-vénézuelienne Myriam Erraïs-Borges leur superbe livre, « Confidences de Tunisie », une coédtion tuniso-marco-française, à la fois beau livre et guide touristique. Le poète tunisien Tahar Bekri et l’écrivain Colette Fellous, qui est née en Tunisie, signaient également leurs ouvrages, parmi plus d’une centaine d’autres, car de nombreux auteurs du Maghreb vivent aujourd’hui en France. Ainsi le jeune auteur algérien Salim Bachi nous expliquait-il : « Je suis arrivé en France en 1997, étudiant. J’avais envie d’écrire, mais ce n’était pas possible en Algérie. Socialement, il est très difficile de vivre là-bas comme écrivain. Il n’y a pas les structures d’aide à la littérature comme en France. Et puis, quand je suis parti, il n’y avait plus d’éditeurs, c’était le marasme. Les années 1991-1995 ont été les pires du terrorisme islamique, elles ont tué toute la vie culturelle, il n’y avait plus rien… » .

Le rôle-clé des petites maisons d’édition, au Maghreb et en France

Ce qui frappe le plus, lorsqu’on parcourt les livres d’auteurs du Maghreb, est le rôle crucial joué par de toutes petites maisons d’édition, qu’elles soient de là-bas ou de France – car de nombreux auteurs maghrébins, même vivant là-bas, sont édités en France. Ces petits éditeurs prennent des risques, d’abord financiers, sur des marchés souvent très étroits – en Algérie ou en Tunisie par exemple, 2.000 exemplaires vendus représentent un bon chiffre de vente. Et ils sont de véritables dénicheurs de talents. Ainsi l’éditrice Elisabeth Daldoul raconte: « Quand j’ai créé Elyzad, en 2005, l’édition littéraire était quasiment moribonde en Tunisie, même s’il se publiait de bons essais ou ouvrages historiques ». Elyzad compte aujourd’hui 15 titres à son catalogue, et devrait atteindre une dizaine de titres publiés par an. Et c’est un tout petit éditeur français, Le Bec en l’air, qui publie le dernier ouvrage de Sofiane Hadjadje, « Un si parfait jardin », pourtant reconnu comme l’un des nouveaux talents algériens et édité en Algérie, co-créateur par ailleurs avec son épouse Selma Hellal des éditions Barzakh en Algérie – autrement dit, qui aurait pu se faire éditer en Algérie seulement.

Car une autre caractéristique de l’édition au Maghreb désormais, faisant vivre à nouveau une tradition d’échanges intellectuels qui remonte à l’antiquité romaine, lorsque les élites, de Mogador à Carthage en passant par Massilia, publiaient et se lisaient dans le même latin, est un flux d’échanges faisant fi des frontières, entre auteurs et éditeurs, et englobant aussi la France, terre latine. Et Moncef Ghachem rappelait opportunément que Saint-Augustin, Virgile, ou Apulée, étaient « maghrébins » – mais le mot n’existait pas encore – et lus tout autour de la Méditerranée… Aujourd’hui le flux d’échange continue, autour du français, latin modernisé : c’est l’écrivain algérien Djilali Bencheikh se faisant éditer à Tunis, Mohamed Talbi, philosophe tunisien libre-penseur, se faisant éditer à Rabat, sans parler des nombreux éditeurs français – grands et petits- publiant des écrivains et intellectuels maghrébins, ou encore du Seuil ou de Hachette publiant des livres de cuisine algérienne ou de déco marocaine…

Les co-éditions se multiplient ainsi, permettant non seulement aux ouvrages édités au Sud de la méditerranée d’être diffusés sur le marché français, plus important, mais, surtout, aux livres français d’être vendus à un prix accessible au Maghreb. Ainsi les éditions Zellige, créées par Roger Tavernier, ancien de chez Gallimard qui a sillonné le Maghreb pendant des années, se sont-elles spécialisées dans les coéditions, autour du Maghreb : un ouvrage vendu 20 euros en France est co-édité en même temps à Alger, Rabat et Tunis, et vendu 5 euros en Algérie, et 8 euros dans les deux autres pays, pour tenir compte des différences de niveau de vie….

Mais il ne faut pas se leurrer : les livres en français représentent un secteur fragile dans l’ensemble des trois pays. Pour la Tunisie, l’éditrice Elisabeth Daldoul lance un cri d’alarme. « Quand j’ai créé Elyzad, l’édition littéraire en français était presque inexistante en Tunisie, même s’il y avait de bons essais ou livres historiques ». Car dans les trois pays, des politiques d’arabisation de l’éducation ont été menées, qui n’ont pas été des politiques de bilinguisme. Et l’écrasante majorité du public, aujourd’hui, est arabophone, comme en témoignent tout simplement les chiffres de vente comparés des journaux et magazines en arabe et en français, en Algérie, au Maroc, et en Tunisie… ou le niveau de français parlé par la moyenne de la population, hors des grandes villes.

Les livres en français n’en représentent pas moins un domaine vital dans la vie intellectuelle des trois pays du Maghreb – et dans la vie intellectuelle française. Car, qu’il s’agisse d’un essai sur l’islamisme, d’un témoignage sur la banlieue parisienne, ou d’un roman qui nous parle d’un pays maghrébin – ou de la France ! – les livres franco-maghrébins parlent de réalités qui nous concernent tous, et qui font souvent le sujet d’une brûlante actualité. Entendre ce qui se dit là-bas; comprendre ce que pensent les intellectuels de là-bas, et qui sont les mieux placés pour analyser leur propre réalité; se mettre à l’écoute du bruissement du monde vu par les écrivains et les poètes, dont les cordes sensibles décrivent souvent mieux le monde que bien des reportages journalistiques documentés : à l’ère de l’internet et des nouvelles technologies, le livre garde sa fonction antique d’être l’un des moyens les plus directs, les plus accessibles, et les plus commodes, pour apprendre, comprendre, et partager. Pour, comme à l’ère antique, faire tomber les frontières et les barrières, surtout celles, immatérielles mais ô combien meurtrières, de l’esprit.

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Le Maghreb des Livres, une formidable initiative associative!
Le plus gros événement culturel maghrébin en France, le Maghreb des Livres, qui se tient chaque année, est entièrement organisé par…. une association, et par des bénévoles. L’association Coup de soleil réunit chaque année une demi-douzaine de bénévoles, qui travaillent plusieurs mois à l’organisation de ce gros événement : de 4 à 6.000 visiteurs chaque année, plus d’une centaine d’auteurs invités, des milliers de livres commandés, des débats, tables-rondes, et cafés littéraires organisés….Menée par la baguette du président de l’association, Georges Morin, Français de Constantine qui parle couramment algérien et sillonne le Maghreb toute l’année, la troupe de bénévoles se monte à plusieurs dizaines pendant les deux jours du Salon, pour accueillir le public, renseigner, orienter, etc… Toutes les infos sur le site de Coup de soleil.
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