Le détroit. L’Occident barricadé : au-delà du limes


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La trame du roman Le détroit. L’Occident barricadé est une histoire devenue banale, celle de trois harragas qui décident de traverser le détroit de Gibraltar en quête d’une vie meilleure. Alors que les médias font part de centaines de noyés par an aux larges des côtes européennes, leur mort ne suscite souvent que l’indifférence, comme si ces anonymes reniés dans leur humanité étaient condamnés aux limbes de notre subconscient. On l’oublie trop souvent ou l’on refuse d’y penser, mais ces hommes et ces femmes avaient aussi une vie, une famille, des rêves…

C’est pourquoi Mustapha Nadi nous conduit sur l’autre rive et s’attarde sur trois destins à la fois singuliers et ordinaires, celui de Tarek l’éducateur algérien, Yacine le jeune bachelier marocain et Bilal l’instituteur malien. « Du Brésil au Mexique, du Niger au Maroc, de l’Afghanistan à l’Egypte, les trois quarts du monde sont addicts d’un ailleurs, d’être au nord (…) », nos jeunes protagonistes, dans l’âge où tous les espoirs sont encore permis, n’échappent pas à la règle. Diplômés mais chômeurs, ils vivent la misère et la hogra au quotidien et n’ont rien d’autre à attendre qu’un futur sans avenir où l’on tue le temps en maugréant sur son passeport. Pour conjurer le mektoub à l’aube du XXIe siècle, il n’y a donc qu’une solution : partir, de l’autre côté du détroit. Mais à quel prix ?

C’est ce qu’un Marocain installé en France depuis trente ans tente de découvrir lorsqu’il part à
la recherche de Yacine, le fils de son amie d’enfance Amina. Ce quinquagénaire venu étudier en Europe à l’époque où les visas n’existaient pas est désormais symbole d’une intégration réussie. Mais l’on n’oublie jamais d’où l’on vient, les blessures de l’exil, même choisi, ne se cicatrisent qu’en apparence… Avec son lecteur mp3 qu’il appelle « road ma vie » il prend la route direction le Maroc au gré des chansons qui ont rythmé son existence, en lecture aléatoire les souvenirs enfouis resurgissent.

Des portraits ultra-réalistes

A travers les descriptions, l’auteur nous plonge dans le Maroc de son enfance, juste après
l’indépendance : son institutrice française de la «mission», le quartier animé du Maârif à Casablanca où se mêlaient Espagnols, Français, Juifs et Italiens, les dimanches à la corniche ou au cinéma…
Le récit est teinté de nostalgie et n’épargne aucune faille de la société marocaine. Les travers et l’hypocrisie sont disséqués sous une plume caustique, toujours avec justesse, comme seul un œil aguerri le peut.

Mais c’est sans aucun doute dans les portraits des villes, dépeintes minutieusement, que l’on
apprécie le plus le style de Mustapha Nadi : Tanger à la « prétention de star hollywoodienne déchue refusant obstinément et capricieusement les changements et sa décadence depuis sa période apatride », Casablanca « le roman en trois tomes, glorieux passé, triste présent et morne avenir » et Marrakech « la Rouge, devenue depuis blessure cinglante de la mondialisation ». En effet, l’auteur réussit parfaitement à capter les atmosphères de ces cités sud-méditerranéennes et à les retranscrire avec rythme et poésie. Véritable témoin d’une époque révolue, le romancier nous invite à voyager avec lui dans le temps et les mœurs. Les personnages sont également soignés, à l’instar de celui du croque-mort espagnol spécialisé dans le rapatriement des corps de clandestins marocains, inspiré d’un personnage réel, Martin Zamora.

La narration alternée, qui relate tantôt l’itinéraire du Franco-Marocain, tantôt celui des trois
candidats au départ, rend la lecture vivante. Le style est agréable, avec de multiples références disséminées au fil des pages qui en disent long sur la culture de l’auteur. On ne peut s’empêcher de penser qu’il doit y avoir beaucoup de lui-même dans le personnage en quête de Yacine, l’illustration d’un bi-national aux identités entre deux chaises mais qui réussit à prendre le meilleur de part et d’autre.

Avec son premier roman, Mustapha Nadi réussit un beau pari. La littérature joue ici pleinement son rôle de fenêtre sur le monde tout en gardant l’humain au cœur de cette géographie fragmentée. Un livre pour aller au-delà du limes et méditer sur notre condition, où que l’on soit.

Par Marianne Roux-Bouzidi

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