Le Crépuscule de Gbagbo, l’Aurore d’Ado et l’Horizon de la Côte d’Ivoire


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A toutes les personnes assassinées et violentées en Côte d’Ivoire, ma profonde compassion. Aux forces internationales et républicaines qui sont entrain de sauver la Côte d’Ivoire, mes hommages.

Crépuscule, Aurore, Horizon. Voici les mots-images qui surgissent dans mon esprit et me viennent aux lèvres pour saisir l’actualité brûlante de Côte d’Ivoire. Un monde s’effondre, celui de la galaxie jouissive de la Refondation de Gbagbo, où les mots s’étaient déconnectés des choses, la haine et la confusion servant désormais de seules motivations du discours et de l’action. Les forces de mort mises en branle par la criminalité rampante du régime Gbagbo se sont retournées contre lui, dans un ultime collapsus crépusculaire. Soudain, ceux-là mêmes qui faisaient la pluie et le beau temps de toute la Côte d’Ivoire nous sont livrés dans leur dérisoire humanité. Etres contingents, abandonnés, vulnérables et si terriblement seuls, leurs regards errent devant les objectifs des caméras qui les fixent, comme pour saisir dans l’instant du flash, quelque chose de nouveau, quelque chose d’autre, qu’ils pourraient encore avoir à nous dire. Affligeantes de pitié, les images qui font le tour du monde depuis hier inspirent forcément de la mélancolie aux âmes pures. Hélas : Le régime Gbagbo a cessé de signifier, réduit qu’il est à sa propre insignifiance pathologique. Il est revenu à sa plus juste expression, poussière des poussières de la vanité humaine. Fidèles au pouvoir créateur de pensée critique, nous devons pourtant nous demander : pourquoi le régime Gbagbo a-t-il connu une aussi triste fin et qu’en restera-t-il dans l’histoire de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique ?

Face à ce régime, une force irrépressible est montée en puissance, puisant ses alluvions au Nord, à l’Ouest, à l’Est, au Sud et au Centre de la Côte d’Ivoire. C’est l’aurore du régime du RHDP, dont Ado (Alassane Dramane Ouattara) est l’étoile polaire. L’enfant de Dimbokro, descendant des rois de Kong, a résolument marché à pas de géant vers son destin, comme porteur du feu sacré dont son peuple avait besoin pour se remettre à l’école précieuse de la paix des justes. Lui, la pierre que tant de bâtisseurs de la Côte d’Ivoire avaient rejetée dès la mort d’Houphouët-Boigny en 1993. Lui, tant de fois donné pour politiquement fini, tant de fois menacé d’élimination physique par ses adversaires et ses ennemis comme l’ont encore révélé les indiscrétions de Wikileaks. Lui, jeté en pâture par la doctrine de l’ivoirité dans le lot des moins-que-rien de son pays natal, chargé de tous les crimes de la Côte d’Ivoire par ses détracteurs, bouc-émissarisé à outrance. C’est bien lui, le fama Alassane Dramane Ouattara, qui est devenu, au terme d’un scrutin équitable et ouvert comme jamais auparavant à tous les prétendants, le premier président démocratiquement élu de l’histoire politique de la jeune nation ivoirienne. Mais on peut toujours se demander : pourquoi le Président Alassane Ouattara a-t-il gagné la triple bataille idéologique, politique, et militaire que lui ont imposé les régimes successifs du Président Bédié, du Général Guéi et du Président Gbagbo ?

Enfin, les événements qui se sont succédés ces quatre derniers mois se déroulaient comme dans une sorte de tunnel enténébré, où la Côte d’Ivoire et l’Afrique se cherchaient de nouveaux horizons d’espérance émancipatoire et démocratique. Une bien singulière marche vers la lumière. Dans les bégaiements et les atermoiements entre la CEI et le Conseil Constitutionnel, dans les jeux de jambe des grands officiers des armées du pays, dans les hésitations de la CEDEAO, de l’Union Africaine, de l’ONU, dans les silences et les positionnements de nombreux intellectuels ou leaders d’opinion en Afrique et ailleurs, il y a comme une voie qui se frayait vers une Côte d’Ivoire nouvelle, dans une Afrique elle-même inséminée d’une nouvelle jurisprudence démocratique qui ne manquera pas de faire trembler tous les dictateurs mal élus du Continent. Pouvons-nous cependant fixer, sans prétention d’exhaustivité, les grands chantiers qui donneront réellement à la Côte d’Ivoire, une emprise inspiratrice sur l’horizon dégagé par ce changement de régime ?

En trois tribunes successives, nous aborderons schématiquement tous ces problèmes d’actualité.

I Les raisons du crépuscule du régime Gbagbo et ses impasses dans l’Histoire

Il est capital de constater que le régime de Laurent Gbagbo s’effondre ce 11 avril 2011 pour la raison principale que voici : il n’a pas été à la hauteur des idéaux que sa lutte pour la démocratie revendiqua dès les années 80 en Côte d’Ivoire. Le FPI a donné un excellent résumé de ces idéaux dans son programme intitulé Fonder une Nation Africaine Démocratique et Socialiste en Côte d’Ivoire.[1] Sans rentrer ici dans le détail complet de ce texte, on peut s’imposer un bref exercice de comparaison entre les allégations du rédacteur de sa préface, Laurent Gbagbo, et la pratique politique du FPI en dix années d’exercice du pouvoir d’Etat. La préface que nous commentons est au demeurant un résumé de la vision exprimée dans le détail de l’œuvre, dont le défunt professeur Harris Memel Fotè dirigea la réalisation. Il sera aisé de voir, nous l’espérons, que le régime Gbagbo a échoué pour les raisons non-exhaustives que voici : la déperdition idéologique, la corruption des cadres, l’anticolonialisme de propagande, la renonciation aux valeurs de la démocratie représentative, des alliances politiques superficielles, un échec socioéconomique cinglant suivi d’une montée en puissance des délires mystiques. Analysons donc l’écart entre la promesse et les actes du régime FPI.

Le préfacier Gbagbo annonçait d’emblée[2] que son parti se construirait à l’abri de deux tentations idéologiques repoussées à équidistance : d’une part le communisme, d’autre part le capitalisme. Le premier est dénoncé par l’auteur comme une forme de « socialisme autoritaire » incompatible avec la démocratie représentative. Le second est combattu pour son mépris des personnes et son culte aveugle du profit, tout aussi nuisible à l’équilibre d’une société démocratique compatible avec l’économie de marché. Laurent Gbagbo se revendiqua de la lignée de Jaurès et de Liebknecht ! [3] Pourtant, on a vu le régime Gbagbo recruter par exemple un porte-parole résolument communiste, M. Ahoua Don Mello, et se confier à des régimes qui défendirent autrefois le marxisme-léninisme pur et dur dans le continent africain, à l’instar de l’Angola dont le Président, Dos Santos, s’accroche depuis plus de trente ans au pouvoir. Pourtant encore, des charniers de Yopougon en 2000 aux personnes assassinées pendant et après les élections de 2010 par le régime de Laurent Gbagbo, sans oublier les nombreuses victimes des Escadrons de la Mort, et des milices créées de toutes pièces par Gbagbo avant sa bunkérisation tragique, on a vu le FPI au sommet de la passion autoritaire.

Le préfacier Gbagbo, tirant les leçons de la longue période de la Guerre Froide, soutient que son parti gouvernera en s’appuyant sur l’alliance de la science, du développement et de la démocratie. [4]Ce qu’on a pourtant vu faire le FPI au pouvoir est tout autre : ce sont des anti-intellectuels du style Blé Goudé, Damana Pickass, Serge Kassi, Eugène Djué, Stéphane Kipré, etc. qui tinrent le pavé haut pendant les heures de gloire de la Refondation. L’obscurantisme a tenu pendant dix ans la Côte d’Ivoire en otage. L’Université Ivoirienne, lieu où la science devrait briller de ses mille feux, s’est effondrée sous le pouvoir de la terreur de la FESCI. La machette a remplacé la plume. Le feu des choses a remplacé les lumières de l’esprit. Et des étudiants endoctrinés purent dire, sous la Refondation : « On ne mange pas papier ». Comme si le monde contemporain tenait sur d’autres bases que le travail symbolique de la pensée, des arts, de la science et de la technique.

Le préfacier Laurent Gbagbo promettait à la Côte d’Ivoire un régime exemplaire en termes de transparence et de probité morale dans la gestion des affaires publiques. Il voulait instaurer, dans la fidélité à la tradition libérale du socialisme démocratique, un Etat de droit exemplaire, inspiré par « la mesure, la modération, la méfiance vis-à-vis des extrémismes. »[5]Qu’a-t-on vu en réalité pendant les dix années d’exercice du pouvoir par le FPI ? Un régime de démesure, d’immodération exacerbée, livré à un écartèlement entre l’afrodroitisme et l’afrogauchisme. Laurent et Simone Gbagbo, comme de nombreux dignitaires de leur régime, notamment ceux qui gérèrent l’argent de la filière Café-Cacao, se sont grassement enrichis au détriment de l’Etat de Côte d’Ivoire. Leurs comptes à l’étranger sont pleins à craquer. Les « refondateurs » se sont fait cruellement remarquer dans la Cité par leur goût de l’ostentation, du luxe absurde et de la jouissance des fastes éphémères du pouvoir. On a par exemple vu un certain professeur d’Université débarquer en plein campus de Cocody en hélicoptère, à l’occasion d’une soutenance de thèse dont il était membre de jury !

Le préfacier Laurent Gbagbo annonçait la volonté radicale de son parti de sortir de la dépendance néocoloniale, non par l’incantation anti-impérialiste, mais par la consolidation de l’unité nationale ivoirienne à travers les pratiques de la démocratie et de la transparence dans la gestion de l’Etat. Une stratégie de dé-strangulation de l’autonomie de l’Etat par l’intégration sociale, économique et politique du pays s’annonçait in fine. Gbagbo identifiait le véritable levier de la souveraineté ivoirienne dans « le lien entre la démocratie et le développement économique ».[6] Il prétendait que la chute du Mur de Berlin avait délivré le monde « du syndrome de l’ennemi structurant, communisme ou capitalisme, selon les « blocs » d’appartenance. »[7] Qu’a-t-on vu le FPI faire en dix années de pouvoir ? D’abord, il s’est habilement contenté d’une prise de pouvoir au terme d’une « élection calamiteuse », qui avait mobilisé moins de 30% du corps électoral ivoirien, puisque les candidats représentatifs du RDR et du PDCI en furent exclus. Ensuite, le FPI a procédé , sur la base de critères souvent ethnicistes, à des éliminations physiques de civils innocents, d’opposants politiques dès octobre 2000, précipitant l’organisation d’une rébellion armée dès 2002 contre son régime. Enfin, c’est le FPI qui, tout en maintenant l’essentiel des intérêts stratégiques (armée, monnaie, multinationales, partenariats multiples) de l’ex-puissance coloniale française dans le pays, s’est fait champion de l’anticolonialisme de propagande. Alors qu’il avait dénoncé le syndrome de l’ennemi structurant, il en a gardé les symptômes. Au moment même où Gbagbo accusait la France d’armer les rebelles et de vouloir la recoloniser la Côte d’Ivoire, il décorait allègrement Bolloré et tentait d’obtenir les bonnes grâces de Nicolas Sarkozy par moult émissaires. L’anti-impérialisme de Gbagbo s’est révélé être un contre-feu de façade, allumé pour intimider ses partenaires élyséens et obtenir un blanc-seing pour l’instauration en Côte d’Ivoire, d’une dictature françafricaine comparable à celles de Biya, Bongo, Déby, Eyadéma, Bozizé, Obiang Nguéma ou Compaoré. La seule versatilité du régime FPI fut au fond, l’audace que la Françafrique ne lui pardonnerait pas…

La prétention démocratique du FPI s’est aussi heurtée à son refus systématique de subir les rigueurs fécondes de la tradition libérale de la démocratie représentative qu’il prétendit incarner. Gbagbo disait vouloir concilier « la liberté, l’égalité des droits et la productivité ». [8] Sous aucun autre régime que le FPI, on a compté autant de personnes assassinées pour leur revendication de libertés ! En ce qui concerne l’égalité de droits, le FPI y a renoncé dès lors que son extrême-droite, incarnée par feu Boga Doudou, Simone Gbagbo et Blé Goudé, a récupéré et politisé mortellement les slogans de la doctrine funeste de l’ivoirité. Alors que le Professeur Memel Fotè souhaitait une nation africaine créatrice de nouveaux droits en Côte d’Ivoire, la Refondation s’est plutôt illustrée dans la démolition des droits acquis : déchéance de nationalité, arrestations arbitraires, création de délits de patronymes, suspicion systématique de l’administration envers certains citoyens, etc. Aussi le FPI s’est-il fourvoyé en même temps dans l’afrogauchisme et l’afrodroitisme. Un écartèlement schizophrénique ! Pour le ministre défunt, assassiné en sa résidence en 2002 lors du déclenchement de la rébellion à Abidjan, « Alassane Ouattara peut fournir 36000 certificats de nationalité ivoirienne, cela ne prouvera jamais qu’il est ivoirien. » Pour Simone Gbagbo, Houphouët-Boigny a pourri la vie aux ivoiriens en favorisant la venue de nombreux ouest-africains dans le pays. Etrangers, francs-maçons, juifs, colonialistes français, tout fut mêlé dans ses discours enflammés contre les figures d’altérité qu’elle fantasmait. Pour Charles Blé Goudé, tribun enragé dont les discours eurent de très sanglantes conséquences, la Côte d’Ivoire est victime d’un vaste complot des étrangers de l’intérieur et de l’extérieur, jaloux de sa prospérité. C’est ce thème aveugle qui a abouti dans les slogans de campagne « Laurent Gbagbo, le candidat 100% ivoirien », ou encore « On gagne ou on gagne ». Paroles crépusculaires à biffer des arènes démocratiques africaines !

Des fautes fatales

Le préfacier Laurent Gbagbo annonçait que le système des alliances du FPI se jouerait dans la sphère tracée par la doctrine du socialisme démocratique. Citons-le in extenso : « Parce qu’il repose sur la démocratie libérale, sur la démocratie économique et sur la solidarité internationale à travers l’Internationale Socialiste reconstituée en 1951, le socialisme démocratique constitue la voie de l’espérance ouverte au monde contemporain. Il est le moyen de notre engagement face aux défis de notre temps, parce que tout projet est un engagement. »[9] Or donc, la prétention socialiste du FPI s’est soldée par la suspension de ce parti de l’Internationale qu’il affectionnait. En refusant de se soumettre au verdict des urnes, en retirant sa promesse de confiance au processus incarné par l’Accord de Paix de Ouagadougou en 2007, le FPI a refusé les voies consensuelles de la démocratie représentative et ses anciens partenaires internationaux en ont pris acte. Pis encore, le FPI a admis les résultats du premier tour de la Présidentielle 2010, espérant que la doctrine de l’ivoirité empêcherait le report des voies du PDCI vers Ouattara au second tour. Erreur et fautes fatales. Gbagbo a joué bidé. Or quel système réel d’alliances le FPI a-t-il finalement mis en place ? Si l’on se fonde sur les allégations du Président du FPI, Pascal Affi N’guessan, les alliés du FPI, au moment de sa chute ce 11 avril 2011, étaient encore les suivants : l’Angola, la Guinée Equatoriale, le Cap-Vert, le Zimbabwé, la Russie, et dans une certaine mesure le Ghana. On peut y ajouter une poussière de partis politiques, dont les dirigeants se revendiquent plus ou moins ouvertement du marxisme-léninisme, notamment au Sénégal, au Cameroun, comme en France. Comment articuler dans un même réseau d’alliances les crypto-communistes du MPLA d’Angola aujourd’hui rompus à l’économie néolibérale et au pouvoir depuis plus de 30 ans ; la dictature sanglante d’extrême-droite du Colonel Obiang-Nguéma de Guinée Equatoriale, nouvel émir africain enivré de pétrodollars ; le régime stratégiquement marginal du Cap-Vert, l’ethnonationalisme gauchiste de Mugabé au Zimbabwé, au pouvoir depuis 31 ans contre la volonté des urnes ; l’autoritarisme antidémocratique du pouvoir russe des Poutine et Medvedev ? Qui peut encore croire le préfacier Gbagbo lorsqu’il annonça : « Nous voulons avancer avec toutes les forces démocratiques de Côte d’Ivoire qui entendent l’intérêt commun comme nous, avec les forces démocratiques qui, en Afrique, entendent l’intérêt commun de l’Afrique dans le même sens que nous, avec toutes les forces démocratiques qui, dans le monde entendent l’intérêt de l’humanité dans la même acception que nous. »[10] ? Il apparaît dès lors clairement, devant les motivations très diverses des différents alliés allégués par le FPI, qu’il a bâti ses remparts internationaux sur les sables mouvants d’intérêts en permanente recomposition opportuniste. Les attelages politiques mal assortis sont comme ces montagnes qui accouchent toujours de petites souris…

Mais là où le régime FPI adressa la plus grande promesse à son peuple, c’est dans la sphère des avancées économiques, sociales et politiques substantielles. Pour le préfacier Gbagbo, son parti devait gouverner dans la perspective d’une responsabilité éthique et solidairement humaniste en affrontant les trois challenges que voici : le défi démographique, le défi écologique et l’émergence de la supranationalité. Parlant du premier, Gbagbo pensait y répondre en créant une économie capable de « garantir l’abondance des produits mis à la disposition des personnes et l’innocuité de l’environnement. »[11]Rien de tout cela n’est arrivé sous la Refondation. Le pays a été classé PPTE. De trop nombreuses familles ivoiriennes ont perdu la capacité de se nourrir deux fois par jour. Des millions de jeunes ivoiriens sont restés sans formation et sans emploi, situation qui les a rendus malléables et corvéables à merci par les manœuvres de milicisation des propagandistes escrocs et violents de la Refondation, soi-disant « patriotes ». L’affaire du Trafigura, ce navire pollueur entré dans le territoire ivoirien avec la complicité des hauts cadres du FPI, est venue montrer l’échec de la promesse écologiste de Gbagbo. La dévastation sans retenue du manteau forestier de la Côte d’Ivoire s’est aussi poursuivie sans coup férir. Et quant à la promesse de penser une supranationalité en Côte d’Ivoire, on sait qu’elle a fait long feu devant le triomphe funeste de la propagande de l’ivoirité. Ayant échoué à transformer positivement la condition réelle du peuple de Côte d’Ivoire, le régime FPI s’est alors engouffré dans des matérialisations imaginaires. Ici entre en jeu l’ultime facteur que nous voulons analyser.

On comprend donc aisément pourquoi le régime s’est finalement refugié dans une furieuse effervescence mystique. Ayant perdu la bataille des idées et des actes dans la Côte d’Ivoire réelle, la Refondation s’est livrée aux délires de nombreux soi-disant hommes de Dieu, rivalisant tous d’adresse dans l’annonce de prophéties favorables au tenant des caisses du Trésor ivoirien. La Bible a été trempée dans toutes les sauces de la confusion psychique des fameux born again d’Eburnée. Il n’est pas jusqu’au sanglant Blé Goudé qui n’ait évoqué l’entrée en scène de « l’Eternel des Armées » ! On a vu le Général Mangou, dont l’instinct de survie exemplaire marquera la carrière, danser en tenue militaire aux pas d’une chorale religieuse. On a vu la prêtresse inspirée du Palais, Simone Gbagbo, vautrée en toutes sortes de transe. Pourtant, le préfacier Gbagbo, une dizaine d’années plus tôt, prévenait ses camarades et le monde contre une telle confusion de la politique et du mysticisme. Analysant les conséquences collatérales de l’échec du communisme et du capitalisme au 20ème siècle, Gbagbo écrivait si justement : « Les interprétations à caractère mystique auxquelles ces phénomènes donnent souvent lieu traduisent en réalité l’angoisse de l’humanité face aux conséquences de ses propres errements au moment du bilan. »[12] Singulière prémonition de Laurent Gbagbo envers son propre régime ! C’est bien parce que la Refondation a échoué qu’elle s’est refugiée dans le délire mystique, pour résorber l’angoisse que le face-à-face avec son bilan dramatique lui infligeait.

Malgré ce qui précède toutefois, l’analyse des raisons du crépuscule du régime Gbagbo peut-elle se dispenser d’en examiner les circonstances relativement atténuantes ? Nous ne voulons surtout pas donner le coup de pied de l’âne aux refondateurs déchus. Dans une telle jouissance cynique, on jetterait le bébé et l’eau du bain. Non, en pareil cas, comprendre un échec humain suppose toujours, même à titre méthodologique, un réel effort de bienveillance herméneutique. Quelles sont les autres raisons qui, soit du point de vue du régime Gbagbo, soit du point de vue de l’examen froid du contexte de son exercice du pouvoir, permettent d’accéder à la commune humanité de cet échec cinglant ? Peut-on trouver quelques raisons raisonnables et rationnelles au crépuscule de la Refondation ? Un tel effort s’impose, pour comprendre objectivement ce qui pend au nez de ses successeurs, mais aussi pour y puiser les raisons d’une attitude digne et exemplaire des nouveaux maîtres d’Abidjan envers les barons de la Refondation aujourd’hui aux arrêts. Il faut à cet égard, tenir compte du contexte idéologique et stratégique international, des pesanteurs sociologiques et politiques de la société ivoirienne, de l’effet résolument pervers de la rébellion de 2002 sur les capacités créatrices du régime Gbagbo, mais aussi sur l’extraordinaire résistance de l’alliance houphouétiste constituée contre Gbagbo.

Sur le plan idéologique international, le FPI a été desservi par l’inexistence de pôles de référence suffisamment puissants pour servir de contrepoids de référence à des politiques résolument souverainistes en Côte d’Ivoire. L’Afrique du Sud, la Russie ou l’Angola, la Chine même, ne pouvaient sérieusement protéger le régime Gbagbo dans ses vœux d’autonomisation radicale : rupture des Accords avec la France, changement de monnaie nationale, départ des troupes françaises du 43ème BIMA, renégociation sans représailles d’Accords multilatéraux avec d’autres puissances concurrentielles. Comment émanciper réellement une ex-colonie française ? Aucun pays d’Afrique francophone n’y est résolument parvenu. Il s’agit donc d’un chantier stratégique en friche…

Sur le plan des pesanteurs sociologiques et politiques de la société ivoirienne, nous mettons le fait que le régime Gbagbo a hérité de 40 ans de système houphouétiste. Il a dû se recomposer avec ceux-là même qu’il avait honni. Des transferts mutuels de compétences et d’incompétences s’en sont suivis, au point que des cadres du FPI en viennent à invoquer comme modèle de référence, la figure d’un Félix Houphouët-Boigny que les résistances démocratiques des années 80 et 90 avaient considérablement démystifiée dans le pays ! Comment le FPI pouvait-il changer une Côte d’Ivoire houphouétiste qu’avaient aveuglément adopté la plupart de ses cadres ? Comment en particulier pouvait-il se démarquer des réflexes de politisation de l’ethnie que le cadre néocolonial ivoirien savait cultiver et instrumentaliser ?

Sur le plan stratégique enfin, une fois qu’il avait pris sur lui d’accéder au pouvoir malgré une élection calamiteuse, le FPI n’a-t-il pas précipité l’organisation militaire de ses adversaires alors même qu’il se croyait encore protégé par le voile de vertu de sa « démocratie » naissante ? Le FPI, militairement agressé par les rebelles du MPCI en 2002 était-il encore psychologiquement, spirituellement, politiquement prêt au vivre ensemble avec ses adversaires politiques ? La guerre de 2002, en tant qu’épreuve de force où la haine, la violence nue, la lâcheté cultivèrent à outrance le désir de vengeance, laissa-t-elle encore assez de forces morales au FPI pour donner corps à son projet d’humanité ?

Incontestablement, le crépuscule du régime Gbagbo laisse vivantes des questions essentielles qu’il n’a pas su ou pu résoudre. Et certaines seront résolument au cœur de l’équation politique du Président Ouattara…( Affaire à suivre dans la 2ème partie de notre analyse).

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