Le 19 septembre 2002, entre mémoire, réconciliation, pardon et construction nationale en Côte d’Ivoire


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Abidjan Cote d'Ivoire

Nous voici donc parvenus en 2019, à pratiquement un an de l’élection présidentielle de 2020 en Côte d’Ivoire. Dix-sept ans après le 19 septembre 2002, date fatidique du déclenchement de l’insurrection armée du Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) dirigé par Guillaume Kigbafori Soro contre le régime du Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo.

Parler du 19 septembre 2002, dans le contexte qui prévaut actuellement dans ce pays, est loin d’être aisé, car des influences contradictoires se précipitent autour de cette date : le pouvoir RHDP-RDR d’Alassane Dramane Ouattara, dans sa volonté acharnée de capturer l’Etat de Côte d’Ivoire envers et contre tous ses challengers politiques, a choisi de renoncer à sa propre mémoire en présentant désormais les acteurs de la résistance de 2002 comme de vulgaires bandits, des « rebelles de trop », «  des fils rebelles » ; les caciques de l’ancien régime FPI, avec à leur tête un Laurent Gbagbo que seconde radicalement le Secrétaire Général Assoa Adou, ont quant à eux gardé la dent bien dure envers Guillaume Soro et ses compagnons du MPCI-FN, qu’ils rêvent d’isoler dans la recomposition en cours de l’opposition ivoirienne ; les dirigeants du PDCI-RDA, qui furent un temps redevables de la résistance de 2002, grâce à laquelle le leadership du PDCI-RDA devait être remis en selle lors des négociations multinationales ivoiriennes de 2002 à 2007, s’en sont silencieusement éloignés comme d’un sujet tabou, ou une patate chaude qu’ils laisseraient volontiers entre les mains des principaux acteurs de la confrontation tragique ; et  certains des acteurs majeurs du MPCI-FN eux-mêmes hésitent entre commémorer, assumer et être gênés aux entournures, en cette période politique dominée par l’engagement fort et sincère de Guillaume Soro pour le pardon, la réconciliation et la construction d’une véritable nation ivoirienne émancipée de ses démons du passé. Comment parler du 19 septembre 2002 en ce 19 septembre 2019, dans des conditions aussi serrées ? Tel est l’exercice périlleux auquel se livre cet éditorial : articuler le devoir de mémoire aux impératifs de la prospérité à offrir au peuple de Côte d’Ivoire, dans la liberté et la sécurité.

De nombreux acteurs politiques de tous les camps précités ont choisi de faire table rase du 19 septembre 2002, mais pour des raisons diverses et contradictoires. IL est fort intéressant de s’y pencher.

Le RHDP-RDR, dont de nombreux cadres ont par le passé évoqué avec fierté leur redevance à la rébellion,  utilise désormais cette date comme un repoussoir pour diaboliser Guillaume Soro et ses compagnons du MPCI-FN, en rupture de ban avec le camp d’Alassane Dramane Ouattara.

Pourtant, le moindre examen de l’Histoire ivoirienne prouverait aisément que sans la rébellion de 2002, Alassane Dramane Ouattara n’aurait jamais été reconnu par le régime FPI de Laurent Gbagbo comme citoyen ivoirien ; il n’aurait jamais accédé lors des Accords de Prétoria en 2005, à son éligibilité à l’élection présidentielle ivoirienne ; il n’aurait jamais exercé l’effectivité du pouvoir en 2011 sans l’implication massive des Forces Nouvelles pour la conquête militaire d’un pays que le régime Gbagbo lui refusait obstinément à l’issue du second tour de la présidentielle 2010. Qui peut nier que sans l’implication sincère et totale des Forces Nouvelles de Guillaume Soro au sein des FRCI créées en mars 2011 par le Président Alassane Dramane Ouattara, le premier mandat 2010-2015 d’Alassane Dramane Ouattara eu carrément été impossible ?

Le PDCI-RDA, dans sa communication politique publique, ignore royalement la rébellion de 2002, avec des raisons qui peuvent sembler bonnes. On veut éviter les sujets qui fâchent. Mais, ne pas gêner l’allié Guillaume Soro est-il pour autant suffisant pour nier que l’exil français du Président Henri Konan Bédié et l’exclusion du PDCI-RDA du jeu politique national se seraient allègrement poursuivis si les Forces Nouvelles – si heureusement nommées par le Président Bédié lui-même- n’étaient point entrées dans la danse le 19 septembre 2002 ? Mieux encore, comment ignorer qu’impliqué dans le RHDP Groupement de Partis Politiques, le PDCI-RDA n’hésitait pas, lors de la crise de la double dissolution CEI-Gouvernement en février 2010, à demander solennellement aux Forces Nouvelles de Guillaume Soro, d’entrer de nouveau en rébellion contre un Laurent Gbagbo que le RHDP ne reconnaissait plus comme le Président légal et légitime de la République de Côte d’Ivoire ?

La vérité de l’Histoire est que nulle force politique majeure ne peut dire en Côte d’Ivoire aujourd’hui en buvant le cadi : « je n’ai jamais fait recours à la violence pour la justice, je n’ai jamais été rebelle. »

Quant au FPI, son aile radicale dirigée par le tandem Laurent Gbagbo-Assoa Adou, à l’exception relative d’une Simone Gbagbo, n’a pas encore mesuré toute l’importance d’assumer sa part de responsabilité à propos de la rébellion du 19 septembre 2002 : celle-ci aurait-elle eu lieu si l’idéologie de l’ivoirité, insidieusement intronisée par ses conseillers frontistes dans l’esprit du Général Guéi avec son faux débat du et/ou n’avait pas divisé la Côte d’Ivoire avec la constitution incendiaire de juillet-août 2000 ?

L’élection présidentielle calamiteuse d’octobre 2000, dont les candidats du RDR et du PDCI-RDA avaient dûment été exclus, était-elle faite pour rassembler la nation, tout comme l’obstruction faite à l’éligibilité municipale et législative du leader du RDR en décembre 2000 ? L’insurrection populaire qui a sanctionné la tentative de violer le résultat des urnes par le Général Guéi en octobre 2000, ne fut-elle pas accompagnée de l’implication des militaires aux côtés de Laurent Gbagbo et du FPI, tels par exemple le Colonel Dogbo Blé Bruno dont les unités foncèrent allègrement sur le refuge présidentiel de Guéi Robert qui s’enfuit ainsi ipso facto à Gouessesso ? N’était-ce pas une insurrection populaire et armée, l’entrée du FPI dans l’arène du pouvoir à l’issue de la crise électorale d’octobre 2000 ?

Et je ne parlerai point ici des affres du charnier de Yopougon en octobre 2000, perpétré par des gendarmes restés amplement impunis jusqu’à ce jour. On peut donc dire sans risque de se tromper que le 19 septembre 2002 fait partie de l’histoire du FPI, non pas seulement pour ses cadres et militaires proches tombés lors de cette confrontation – et dont la mémoire mérite d’être  respectée et entretenue –  mais aussi en raison de son implication dans la crise identitaire qui a préparé, cahin-caha, la terrible déflagration fratricide.

Enfin, parlons de l’attitude des acteurs majeurs des Forces Nouvelles de Guillaume Kigbafori  Soro devant cette date du 19 septembre 2002. Ce sont les véritables gardiens du temple de cet événement, qu’ils sont jusqu’ici les seuls à commémorer dans une sobriété et une humilité incontestables. Sans ostentation, ni fanfaronnade. Dans la gravité et la solennité des grandes souffrances vécues pour la justice.  N’est-ce pas ainsi qu’il faut revivre le tragique partagé d’une histoire ? Une constante s’impose : les acteurs des Forces Nouvelles savent ce qu’il leur en a coûté de sacrifier leur jeunesse et plusieurs de leurs vies dans cette bataille pour le rééquilibrage du rapport des forces politiques en Côte d’Ivoire. Ils mesurent chaque jour à l’ingratitude des grands bénéficiaires de leur lutte, l’amertume des sacrifices incompris. Et certes, leur unique satisfaction vient des près de 6 millions de pièces d’identité que Guillaume Soro fit obtenir pour tous ses concitoyens enfin reconnus dans leur bon droit. Ils savent que le poison identitaire de l’ivoirité, contre lequel ils se rebellèrent, s’est certes amenuisé, mais a également changé de forme entre temps. A l’ivoirité ancienne, qui opposait des ivoiriens supposés être de souche multiséculaire, aux ivoiriens de seconde zone supposés boyordjan, répond aujourd’hui une ivoirité nouvelle, vraiment à l’envers,  incarnée par le sectarisme du RHDP-RDR qui se manifeste par la manipulation du régionalisme ethnique, du ressentiment nordiste et de l’identité musulmane, et l’ostracisme brutal dirigé contre tout contre-pouvoir démocratique dans le pays. Mais si Guillaume Soro et les ex-FN ont sillonné depuis de longues années le pays avec le leitmotiv du pardon, conscients de la part d’excès que leur engagement provoqua, c’est bien que tout en assumant leurs actes, ils comprennent que ceux qui en ont souffert leur en veulent et en appellent à leur compréhension. Une rébellion n’est pas une partie de cour de récréation. Le pardon des excès est aussi l’œuvre du temps.  Et dès lors s’impose au Président du Comité Politique et à tous ses compagnons de lutte, la rude question suivante : comment célébrer le 19 septembre 2002 sans nier ses fondements dans l’Histoire ivoirienne, mais aussi sans sacrifier les enjeux incontestables de la réconciliation nationale, du pardon et de la construction d’une nation forte, rassemblée en Etat de droit et résolument installée dans une démocratie moderne et prospère ?

IL me semble que cela ne sera possible de repenser utilement le 19 septembre 2002 qu’au prix de trois opérations fondamentales, qui s’imposent sans exclusive à tous les acteurs politiques ivoiriens et à l’ensemble du Peuple de Côte d’Ivoire.

Primo, les acteurs , partis politiques et populations de Côte d’Ivoire doivent résolument s’unir autour de la reconnaissance des causes du 19 septembre 2002 : loin de se réduire comme certains l’ont voulu à une guerre de la France contre le régime « patriotique » de Côte d’Ivoire, cette insurrection puise ses racines profondes dans un mal ivoirien qu’il faut définitivement surmonter : l’exclusion de l’ivoirien par l’ivoirien, la haine de l’africain par l’africain, dont nous avons encore vu récemment les tragiques conséquences s’étaler honteusement à la face du monde en Afrique du Sud, comme hier en Côte d’Ivoire et avant-hier dans le monstrueux génocide rwandais de 1994. L’instrumentalisation des africains par les puissances occidentales passe elle-même par la haine de l’africain pour l’africain, de telle sorte que la fin de la haine de soi de l’africain sonnera le glas de l’instrumentalisation des élites africaines contre leurs propres patries.

Secundo, le 19 septembre 2002 ne saurait être célébrée comme la date de la victoire d’une partie des Ivoiriens ou de la défaite d’une partie des Ivoiriens contre leurs semblables : mais comme un monument de la souffrance du Peuple Ivoirien divisé en lui-même, par lui-même, et contre lui-même. IL va falloir que les radicaux de tous les camps renoncent à utiliser cette date contre leurs adversaires ou ennemis d’hier, mais aussi contre leurs rivaux, adversaires ou ennemis d’aujourd’hui.

 Il va falloir, dis-je, au nom de la grandeur à retrouver de la Côte d’Ivoire, que cette date soit un moment de commémoration collective des méfaits de la haine de soi, de l’incompréhension et de la violence qu’engendrent réciproquement toutes les exclusions. Le 19 septembre 2002 pourrait ainsi, de manière non manipulée et désintéressée, entrer objectivement dans les livres d’histoire des jeunes générations ivoiriennes, comme donné à penser pour l’éducation citoyenne contre les discriminations en tous genres. Sans diabolisation, ni déni des faits, mais sans récupération politico-politicienne. S’impose donc ainsi une réflexion pédagogique d’intérêt général sur l’enseignement des grandes dates de l’histoire contemporaine ivoirienne aux jeunes générations.

Tertio, la révolution du 19 septembre 2002, ainsi bien comprise, peut devenir l’occasion donnée aux Ivoiriens de combattre ensemble pour que l’Etat de droit et la démocratie, consensuellement établis, sans accaparement de l’Etat national par qui que ce soit, soient les garanties pérennes de la paix, de la prospérité, de la dignité et de la liberté pour tous.

Oui, il faut restituer raisonnablement le 19 septembre 2002 à la trame de l’histoire ivoirienne, sans défaut ni excès. Pour servir le sens et l’espérance.

Et c’est seulement sous l’effet cadrant de ces trois opérations fondamentales que la réconciliation nationale et le pardon inter-ivoiriens se trouveront résolument nourris par la commémoration du 19 septembre 2002, non pas comme une date clivante contre les Refondateurs, non pas comme le rappel d’une revanche à prendre contre les ex-rebelles, non pas comme le rappel d’une dette à payer par les ingrats ou malins profiteurs, mais comme l’appel au Cœur et à la Raison de chaque ivoirien, afin que cette grande souffrance commune d’hier serve de boussole pour protéger la Côte d’Ivoire contre ses démons rôdeurs. Afin de faire de la Côte d’Ivoire, pour toujours, « la terre d’espérance et le pays de la fraternité ». Une perle et une étoile polaire en ce 21ème siècle africain.

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