La tentation prophétique des intellectuels


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Mustapha Saha au Café de Flore.
Mustapha Saha relisant L’Être et le néant, au Café de Flore

Paris. Dimanche, 15 janvier 2023. Chez chaque intellectuel, sommeille une ambition prophétique. A chaque grande crise, s’éveillent des vocations révolutionnaires. Des ignorés, calfeutrées dans leur confort livresque, sortent du bois pour inonder les journaux d’éloquences sophistiques, d’hypothèses fantasmatiques, de prolixités chaotiques. Les arrière-gardistes se proclament avant-gardistes, camelotent leurs insignifiances, se dispensent d’analyses sous prétexte que les événements vont trop vite. La violence rhétorique s’érige en ratiocination létale. La crise covidaire justifie tous les délires.

Il m’est demandé un texte sur Georges Lapassade pour une revue universitaire. La réflexion s’embrase dans les souvenirs. Friedrich Nietzsche loue, dans « La Généalogie de la morale », la fonction salvatrice de l’oubli. L’humain souffre de l’hypertrophie de sa mémoire. Les  matériaux  du passé n’ont d’intérêt que par leur opérationnalité présente. Georges Lapassade est l’exemple d’un Don Quichotte investi dans son temps. Activisme excentrique et imagination bouillonnante. Machine à remonter le temps. Je relis pour la énième fois  « L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche », 1605 – 1615, de Miguel de Cervantès, dans la belle traduction d’Aline Schulman (éditions du Seuil, 2 volumes, 1997). Miguel de Cervantès (1547 – 1616), après avoir été captif des corsaires morisques fait de la terre marocaine une source d’inspiration. Il est fasciné par les récits sur la majestueuse et effrayante ville de Tétouan. La terre marocaine est donquichottesque par excellence. Faut-il s’étonner que Georges Lapassade trouve son véritable épanouissement intellectuel et psychique à Essaouira, dans la frénésie de la musique gnaoua, dans l’hystérie de la transe, dans les nuits occultes de possession, qui lui rappellent qu’il est né sorcier. Nul hasard si Georges Lapassade, en ce jour du 20 mai 1968 inaugural du Comité d’action étudiants-écrivains à la Sorbonne-Censier, nous sort cette fulgurance : « Pour réussir la révolution, il faut impérativement hypnotiser la flicaille et mettre en transe la racaille ».

Le Comité d’action étudiants-écrivains, décidé le 18 mai 1968, tient sa première réunion deux jours plus tard dans la salle 343, au troisième étage de Censier. Il se compose d’un groupe d’étudiants. Je représente le Mouvement du 22 Mars. Et des écrivains consacrés, Georges Lapassade, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Marguerite Duras, Monique et Robert Antelme, Jacques Bellefroid, Pierre Bouvier, Claude Courtot, Jean Duvignaud, Louis-René des Forêts, Philippe Gavi, Georges Lapassade, Jean-Jacques Lebel, Miche Leiris, Maurice Nadeau, Solange Leprince, Christiane Rochefort, Georges Sebbag, Huguette et Jean Schuster. Tous ces intellectuels maîtrisent les techniques d’intervention médiatique depuis leur engagement contre la guerre d’Algérie. Ils trouvent dans la critique étudiante une concrétisation sociétale de leur propre cheminement réfractaire. Je les revois ces plumes surexcitées bouillonner, gribouiller, raturer, abolir d’un trait le vieux monde, emmailloter dans une brillante formule le nouvel âge d’or. Et pour faire palpiter leur activité d’émotions fortes, ils se créent une ambiance d’inquiétude, de fiévreuse promptitude.   « Comme les paroles sur les murs, les textes soixante-huitards s’écrivent dans l’insécurité, se reçoivent sous la menace, charrient le danger, puis passent avec le passant qui les transmet, les perd ou les oublie » (Maurice Blanchot).

Mary McCarthy écrit à Hannah Arendt : « J’ai trouvé le comportement de la gent littéraire parisienne simplement grotesque et dégoûtant. Ces personnages, telle Marguerite Duras, siégeant dans les comités révolutionnaires. Et le groupe Tel Quel publiant des manifestes,  décrétant que toute littérature désormais doit être marxiste-léniniste » (Hannah Arendt – Mary McCarthy. Correspondance 1949 – 1975, éditions Stock, 2009). Hannah Arendt remarque à son tour, dans une lettre adressée à Karl Jaspers, « Il me semble que les enfants du Vingt-et-unième siècle apprendront un jour l’année 1968 comme nous avons appris l’année 1848 » (Hannah Arendt – Karl Jaspers, Correspondance 1926 – 1969, éditions Payot, 1996). Walter Benjamin rappelle que pendant les Trois Glorieuses (1830) on a tiré des coups de feu sur les horloges des tours parisiennes pour arrêter le temps, pour interrompre la continuité de l’histoire et se donner l’opportunité de basculer dans un autre univers. Les intellectuels s’arrangent toujours pour être aux premières loges des bouleversements. Se vérifie encore une fois la règle édictée par Jean-Paul Sartre : «  L’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour l’intellectuel, trois conférences à Tokyo et à Kyoto, septembre – octobre 1965, éditions Idées / Gallimard, 1972).

Au lendemain de la nuit des barricades du 25 mai 1968, le ministre de l’Intérieur, Christian Fouchet, accuse la pègre des bas-fonds parisiens de s’être livrée à une folie meurtrière pendant les émeutes du Quartier Latin. Le Comité étudiants-écrivains lui répond par un communiqué titré « Nous sommes tous la pègre (Le Monde, 28 mai 1968) : « Le pouvoir bourgeois ébranlé, après avoir mis au compte de quelques enragés le déclenchement du mouvement qui s’est étendu à tout le pays, attribue les récentes et violentes manifestations à la pègre. Seuls les étudiants seraient excusables d’avoir eu recours aux barricades. Or, c’est une victoire du mouvement étudiant que d’avoir su rallier à son action d’autres couches de la population, travailleurs, chômeurs et jeunes gens qu’il est vain de traiter de voyous quand ils ont rejoint le combat révolutionnaire. Contre toute tentative de ségrégation à l’intérieur du mouvement, nous, qui avons participé aux actions attribuées à une prétendue pègre, nous affirmons que nous sommes des émeutiers, que nous sommes tous la pègre ». Admiration séculaire pour François Villon oblige, ces respectables notabilités n’hésitent pas, pour gagner leurs galons de révolutionnaires, à endosser les habits des trimardeurs, des brigandeaux, des malandrins.

Sur le mur de cette fameuse salle 343, je trace en grosses lettres : « Intellectuels, apprenez à ne plus l’être ». Un rappel qu’en ce lieu, où la parole s’échange librement, où les idées se confrontent égalitairement, les acteurs se valent et s’équivalent. Quelques semaines auparavant, je prends un malin plaisir à  écrire dans le couloir du département de philosophie de la faculté de Nanterre, avec l’assentiment de Jean-François Lyotard,  « Plus jamais Paul Claudel, plus jamais Paul Ricœur ». Michel Leiris rapporte la genèse du slogan « Soyez réalistes, demandez l’impossible », élaboré comme  « un jeu de société consistant à jeter un thème sur le tapis et à le mettre en forme grâce à une suite de touches et de retouches apportées par chacun » (Michel Leiris, Frêle bruit, éditions Gallimard, 1976). Nous discutons ce jour-là du positionnement des syndicats, qui participent, de fait,  au contrôle social. Surgit dans la discussion la rengaine des négociateurs patentés : « Soyons réalistes, ne demandons pas l’impossible ». L’inversion de la formule produit l’effet magique. « Ne rien pétrifier. Ne rien glacer. Contester sans relâche. N’était cela, je composerais volontiers mes vers dorés, mes tables d’émeraude ou mes dits de Monelle avec un certain nombre de phrases que les étudiants rebelles de 1968, écrivirent sur les murs de la Sorbonne et autres locaux qu’ils occupaient, et jusque dans les rues, sur les murailles propices » (Michel Leiris). « Monelle me trouva dans la plaine où j’errais et me prit par la main. – N’aie point de surprise, dit-elle, c’est moi et ce n’est pas moi. Tu me retrouveras encore et tu me perdras. Encore une fois je viendrai parmi vous, car peu d’hommes m’ont vue et aucun ne m’a comprise. Et tu m’oublieras et tu me reconnaîtras et tu m’oublieras » (Marcel Schwob (1867 – 1905), Paroles de Monelle).

Dans cette doctissime assemblée, je ne me sens à aucun moment intimidé par des personnalités installées dans une postérité acquise. Je les observe. Je m’amuse intérieurement de leurs simagrées. Ils sont sincères et bonisseurs, généreux et combineurs, latitudinaires et chicaneurs, travaillés en toute circonstance par leur égocentrisme. Je les connais. Ils m’invitent régulièrement dans leurs appartements haussmanniens, dans leurs maisons de campagne. A l’exception de Georges Lapassade, ils entretiennent minutieusement leur élégance vestimentaire. Ils maîtrisent le verbe. Ils s’improvisent prophètes. Je suis sidéré le jour où ils revendiquent le droit à la pauvreté. « Le Comité d’action étudiants-écrivains revendique, au titre de la crise qui frappe la société bourgeoise dans tous ses organes, les enragés, les groupuscules, les provocateurs à la solde de l’étranger, les pillards, les blousons noirs, les incontrôlés, la chienlit, qui ont pour mérite d’accentuer les clivages entre nous, c’est-à-dire le refus radical, et les autres, c’est-à-dire le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas déserté, affirme qu’il restera insensible à tout chantage à la débâcle économique qui n’atteindrait que la richesse, se félicite de ce que la bourgeoisie ait eu intérêt, en des temps de sécurité, à faire croire à la jeunesse qu’elle était unie quand elle ne l’était que dans une forme de consommation, déclare que la forme entraîne le fond, reconnaît là que tout système oppresseur secrète sa propre condamnation, admire que cette apparence de réussite qui confondait dans le visage de la rue ouvriers et étudiants, leur ait permis de se reconnaître comme des produits contradictoires d’une même aliénation, richesse et non richesse, de refuser radicalement une société qui condamne à acheter ou à ne pas pouvoir acheter, de refuser l’achat, de choisir la même décente pauvreté pour chacun dans la réalisation d’un idéal révolutionnaire, de choisir l’amour et non le prix, revendique, parce que la richesse semble n’avoir pu se définir comme instrument de bonheur que dans l’expérience de son manque, le droit à la pauvreté » (La revendication de pauvreté, La Quinzaine littéraire, 15 juin 1968). La tentation messianique est inhérente à la condition intellectuelle. Je trouve drôle, à l’époque, que des écrivains raffinés, bardés de prix littéraires, de médailles, de distinctions, précédés d’une notoriété telle que les journaux immortalisent le moindre de leurs mots, se dénomment du jour au lendemain travailleurs pour absorber l’ouvriérisme en vogue, changent leur costume, troquent le tweed  et la flanelle pour le velours côtelé et le denim bleu,  se donnent une apparence concordante avec leur estudiantisme. Je baptise, dans un mémoire exposé à Nanterre, ce syndrome de  jouventisme  et le distingue du  jeunisme que je définis comme un racisme à l’encontre de la jeunesse, infantilisée, irresponsabilisée jusque-là comme adolescence attardée, devenue par la grâce d’une révolte inattendue une classe dangereuse. Ma notion de jouventisme n’a jamais connu la moindre reconnaissance lexicale.

Le Comité d’action étudiants-écrivains se fissure rapidement. Les surréalistes, orphelins de leur père André Breton décédé en 1966, sont vite ringardisés, renvoyés à leurs chimères. Un autre groupe occupe l’Hôtel de Massa, siège de la Société des gens de lettres, crée une association dénommée l’Union des écrivains,  se replie sur des actions corporatistes. Les adeptes du communisme de l’écriture, finissent par se réapproprier leurs textes. Contraire-dit. Mentir-vrai. La schizoïdie crâneuse de Louis Aragon éclaire leur lanterne. Le maoïsme en vogue inspire la haute couture. Les vestes et chemises mao font fureur dans les soirées mondaines. Il faudra attendre la parution du livre Les Habits neufs du président Mao de Simon Leys (éditions Champ Libre, 1971) pour changer de regard sur la Révolution culturelle chinoise, fin sanglante d’un coup d’Etat manqué, ourdi par le Grand Timonier lui-même. La revue Tel Quel passe par toutes les coutures et les découtures idéologiques, de l’apolitisme au militantisme frénétique, du conformisme communiste à l’hétérodoxie maoïste, de la dissidence antisoviétique au structuralisme sémiotique. En 1968, Tel Quel s’aligne sur la position attentiste du Parti communiste. Ressurgit le vieux débat entre Rosa Luxembourg et Vladimir Ilich Lénine. Dès l’été 1968, l’équipe telqueliste effectue un retour acerbe sur Mai 68. L’antagonisme soi-disant politique n’est en vérité qu’un conflit de personnes pour se placer sur le marché prestigieux de la théorie littéraire. La rupture avec les communistes s’accompagne d’une reconversion au maoïsme et d’une relecture de Mai 68, panégyrisé comme une mutation majeure, avant un nouveau ralliement de Tel Quel à l’américanisme, révélateur du visage néolibéral de la revue. Ne reste de la révolution que sa mercatique vendue au plus offrant. Sous le vernis révolutionnaire, se perpétue un aristocratisme élitaire, futile et cérémonieux. Je croise régulièrement  Philippe Sollers à La Closerie des Lilas. Il porte dignement, pathétiquement, son histoire sur ses vieilles épaules, son fardeau, son ordalie. Tel Quel a porté le coup de grâce à l’ultime génération d’intellectuels engagés.

Mai 68 est, avant tout, une libération de la parole dans un système où le droit à l’expression publique est réservé à des personnalités dûment mandatées, où il faut décliner la légion d’honneur pour passer sur les antennes de la télévision. Pendant ce printemps révolutionnaire, les gens s’approprient la rue, recréent une sociabilité basée sur l’échange et le partage. La contestation, non point  comme opposition frontale sur le terrain de l’adversaire, mais comme outil d’émancipation, d’invention, d’innovation, de créativité.  Les affiches de l’Atelier populaire des beaux-arts en sont les témoins graphiques. Les carrefours, les trottoirs, les chaussées deviennent des agoras, des forums, des théâtres à ciel ouvert. Les dynamiques de groupe, les happenings, les sociodrames, les psychodrames, nous les assumons pleinement.  Nous nous donnons notre spectacle, avec les manifestations ludiques, les tracts incendiaires, les slogans lapidaires, les actes solidaires, les occupations festives, les assemblées intempestives, les apparitions furtives dans les prés carrés du pouvoir. Nous récusons les mots pouvoir, politique, parti, ordre, autorité. J’établis un lexique d’une centaine de notions toxiques. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, j’écris sur tableau noir : L’Assemblée libre n’a pas d’ordre à recevoir. Je rejette le slogan L’imagination au pouvoir. L’imagination étant antinomique de tous les pouvoirs. Un soir, à Saint-Germain-des-Prés, nous nous donnons pour mission d’arracher  les plaques de sens  interdit. Combien de vocations d’artistes se sont ainsi révélées. Un jour autre jour, un garçon, casquette poulbot de travers sur la tête, m’interpelle devant la porte de la Sorbonne : « Je veux venir avec vous, faire quelque chose. Il s’appelle Renaud Séchan. Nous avons déjà une crèche. Il nous reste à résoudre le problème des préadolescents. Sa casquette me donne l’idée d’un centre Gavroche. Je lui propose de l’animer en échange de ses sandwichs. C’est ainsi qu’il commence à composer des chansons. Notre critique du mandarinat humanise les professeurs. Nous les délivrons de la solitude des bibliothèques. Ils quittent leurs tours d’ivoire. Ils se joignent à nous. Ils savent désormais qu’ils ne seront  plus jugés sur leur carrière mais sur leur production réelle. René Lourau, enseignant à Nanterre, théoricien avec Georges Lapassade de l’analyse institutionnelle, témoigne : «Les assistants vont s’asseoir dans les assemblées du Mouvement du 22 Mars. Ils y apprennent de leurs étudiants une manière nouvelle de penser des problèmes que le corps enseignant croyait résolus ou insolubles. Ils voient l’autogestion du groupe fonctionner comme en rêve, et la matière sociale ruisseler dans les moindres interstices de la vie quotidienne, lave incandescente. Ils écoutent la parole libérée danser dans le no man’s land institutionnel. Tour à tour sceptiques, agacés, déconcertés, découragés, hostiles, enthousiastes, voyeurs, participants, en bons spectateurs de l’action sociale, ils essaient de comprendre un jeu dont ils ne sont pas maîtres.  Mai 68, plus qu’aucun sursaut de l’histoire, signifie à cette société, bâtie sur les institutions, ou plutôt sur la méconnaissance des institutions, que ni ces groupements reconnus, ni ces normes établies, ni ces évidences idéologiques, ne sont  fondés en vérité. La société tient debout à force d’entretenir un fantasme de société.  Les institutions ne constituent pas un harmonieux système fonctionnel comme les décrivent les sociologues réalistes, les hommes politiques, les moralistes de l’ordre. Les institutions constituent plutôt un agrégat complexe et irrationnel, un chaos qui ne subsiste que par la force, visible ou invisible. Voilà ce que révèlent les actions exemplaires et autres acting-out analytiques des étudiants. Les institutions, comme l’université, sont entrées en transe isolément. Elles ne correspondent plus à leurs fins officielles. Elles contredisent l’ensemble du système. Cette désorganisation profonde, c’est l’agonie d’une illusion, l’illusion comique, théâtrale, sur laquelle repose la société, l’imaginaire qui tient lieu de bien social. Pendant des millénaires, la transe a été le véritable acte analytique des sociétés. Gageons que la nouvelle transe, intégrant un ou deux siècles de rationalisme, c’est-à-dire de transe capitaliste, est encore innommable par le philosophe, le psychologue, le sociologue, le pédagogue… (René Lourau, L’Instituant contre l’institué, éditions Anthropos, 1969).

La décennie soixante-dix déroule ses paradoxes. La technocratisation méthodique des structures étatiques par le giscardisme instaure sciemment  la glaciation culturelle, renforce l’abrutissement des masses à travers la télévision, du sport, des divertissements avec  l’émission hebdomadaire Apostrophes comme contre-point. S’orchestre le lancement des faux-philosophes, des nouveaux muscadins médiatiques. De la véhémence verbeuse et de la rhétorique creuse. La disparition des derniers dinosaures sonne le glas de la littérature française. Le mitterrandisme invente le marketing culturel et le festivisme conjoncturel.  Les véritables penseurs se replient dans les citadelles universitaires, publient livre sur livre, régénèrent les sciences humaines et sociales de théories novatrices que les campus américains portent au pinacle sous emballage réducteur de French Theory. D’obscurs maîtres-assistants de Nanterre, Jean-François Lyotard, René Lourau, Jean Baudrillard sont entrent par la grande porte dans l’histoire des idées. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jacques Derrida, Jacques Bouveresse, Daniel Bensaïd, Marcel Gauchet, Clément Rosset… Les travaux d’Henri Lefebvre, de Cornelius Castoriadis, de Pierre Bourdieu, de Jean-Toussaint Desanti, connaît une nouvelle impulsion. Je les fréquente et m’étonne qu’ils soient friands de nos idées. Les éditions Maspéro boostent les recherches en histoire, en anthropologie, en économie avec Jean-Pierre Vernant,  Pierre Vidal-Naquet, Marcel Détienne, Charles Bettelheim, Arghiri Emmanuel, Maurice Godelier, Nicos Poulantzas, Yves Lacoste… Vladimir Jankélévitch, très engagé aux côtés des étudiants,  réédite « Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien », décliné en trois volumes, « La Manière et l’Occasion », « La Méconnaissance. Le Malentendu. La Volonté de vouloir » (éditions du Seuil, 1980). Un livre emblématique d’ethnologie, « La Société contre l’Etat » de Pierre Clastres, mort prématurément à quarante-trois ans dans un accident de la route passe de main en main. « Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité. Ils n’agissent que pour eux-mêmes. Tout est  bouleversé lorsque l’activité de production est détourné de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité » (Pierre Clastres. Recherches d’anthropologie politique, éditions de Minuit, 1974). Mai 68 révolutionne les thématiques, les problématiques, les méthodologies dans tous les domaines. Les œuvres libertaires et libertines, transgressives et mutines, parallèles et clandestines circulent sans barrages. La fureur de vivre et la rage d’apprendre s’exercent sans recadrages. « Rappelle-toi Clara cette cour des miracles / Que l’austère Sorbonne abrita par gageure / Ces clowns autogérés qui jouaient les oracles / Ces belles tatouées de slogans ravageurs / Et ces mots affranchis des entraves morales / Et ces mains délivrées de mille ans d’interdits / Qui célébraient sans fin sur des fresques murales / Le feu d’artifice des plaisirs inédits / Les doctes professeurs mangeaient des mandarines / Les statues de marbre clignaient d’un œil complice » (Mustapha Saha, Le  Temps des barricades, extrait, in Le Calligraphe des sables, éditions Orion).

Bio express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée sous la présidence de François Hollande. Livres récents : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021)

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Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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